Né à l'orée du XXe siècle à Bruxelles, Claude Lévi-Strauss, père du structuralisme, a imprimé une marque profonde dans la pensée contemporaine, tant dans les champs de l'ethnologie que de la sociologie, la philosophie, l'histoire ou la littérature. L'historien Pierre Nora a défini son ouvrage Tristes tropiques comme un « moment de la conscience occidentale ».
Après des études de philosophie, le jeune Lévi-Strauss se tourne vers l'ethnographie. Il pressent dans cette discipline la possibilité de concilier ses passions pour l'empirisme de la géologie et pour la philosophie de la nature, la psychanalyse et la pensée marxiste, tout en échappant à l'aspect répétitif de la philosophie universitaire. « J'entrevoyais le moyen de concilier ma formation professionnelle et mon goût pour l'aventure », écrira-t-il plus tard. L'ethnologie n'est alors qu'une discipline naissante en France.
Lévi-Strauss s'installe au Brésil, pour devenir professeur de sociologie à l'université de Sao Paulo. En décembre 1935-janvier 1936, à la faveur des vacances universitaires, il part avec son épouse Dina à la découverte de tribus indiennes du Brésil, parmi lesquels les Caduveo et les Bororo du Mato Grosso, en s'enfonçant profondément dans la forêt amazonienne.
Il renouvelle son expérience en juin 1938-janvier 1939 avec les Nambikwara. Il racontera ses premiers séjours d'étude dans Tristes tropiques quelques années plus tard.
Juif français d'origine alsacienne, Lévi-Strauss perd son poste avec l'avènement du régime de Vichy. Exilé aux États-Unis, à New York, pendant la Seconde Guerre mondiale, il se consacre à la rédaction de sa thèse, « Les structures élémentaires de la parenté », qui paraît en 1949. Il y définit le processus d'échange comme une constante structurante de l'esprit humain et explique que « la prohibition de l'inceste est le processus par lequel la nature se dépasse elle-même », le synonyme de l'entrée dans le monde de la culture.
Toutes les sociétés humaines ont en commun la prohibition de l'inceste, moins pour des raisons biologiques (dégénérescence génétique) que pour des raisons sociales (élargir le réseau de solidarité au-delà du cercle étroit de la famille). La prohibition de l'inceste évite aux clans de chasseurs-cueilleurs d'avoir à s'affronter quand l'un ou l'autre est en manque de femmes. Dans chaque clan, les hommes se gardent de toucher à leurs filles et leurs sœurs. Ils les utilisent comme monnaie d'échange avec les hommes des autres clans. Ainsi se constitue une société élargie et plutôt pacifique, fondée sur la coopération entre les beaux-frères.
La démarche de Lévi-Strauss se fait révolutionnaire en ce qu'il compare les sociétés humaines non pas d'après leurs « performances » (puissance, économie, richesse...) mais d'après leurs structures mentales, ce qui interdit tout jugement de valeur et toute hiérarchisation. Ainsi, que nous appartenions à une société occidentale moderne ou à une tribu amazonienne, nos choix de vie sont orientés par notre culture d'appartenance (préférences matrimoniales...). Nous « fonctionnons » de la même façon, que nous portions un costume-cravate ou un étui pénien.
Lévi-Strauss, qui est encore à peine connu du grand public, écrit à la demande de l'UNESCO un petit essai incisif, Race et Histoire, qui met en coupe réglée les théories racistes, de Gobineau à Hitler. Il amorce aussi une critique acérée de l'universalisme hérité de l'ère des Lumières. Il insiste dans ce texte sur la diversité des cultures humaines et leur tendance à chacune se considérer comme supérieure aux autres. Il récuse l'idée évolutionniste selon laquelle ces cultures seraient vouées à progresser par étapes, idée qui sous-entendrait que certaines seraient plus avancées que d'autres.
En filigrane, il dénonce notre prétention à étendre à l'ensemble de l'humanité un système de valeurs morales centré sur les droits de l'homme et né il y a tout juste trois siècles en Occident. « Les grandes déclarations des droits de l'homme ont, elles aussi, cette force et cette faiblesse d'énoncer un idéal trop souvent oublieux du fait que l'homme ne réalise pas sa nature dans une humanité abstraite, mais dans des cultures traditionnelles, » écrit-il.
Selon l'historien Ambroise Tournyol du Cros (Rien n'échappe à l'histoire, Salvator, 2023), le succès du système de valeurs prôné par l'Occident tient en bonne partie sans doute à ce qu'il fournit un alibi moral au capitalisme financier...
Lisons encore Race et Histoire : « La civilisation occidentale s'est entièrement tournée, depuis deux ou trois siècles, vers la mise à la disposition de l'homme de moyens techniques de plus en plus puissants. Si 'on adopte ce critère, on fera de la quantité d'énergie disponible par tête d'habitant l'expression du plus ou moins haut degré de développement des sociétés humaines. [...] Si le critère retenu avait été le degré d'aptitude à triompher des milieux géographiques les plus hostiles, il n'y a guère de doute que les Eskimos d'une part, les Bédouins de l'autre, emporteraient la palme ».
La publication de Tristes Tropiques, qui frôle de peu le prix Goncourt, fait connaître les travaux de Lévi-Strauss au grand public. Le livre débute par une formule célèbre et quelque peu provocante : « Je hais les voyages et les explorateurs ». Dans ce récit de voyage aussi dense que passionnant, l'anthropologue ne s'en tient pas à ses séjours chez les tribus amérindiennes mais élargit son propos à l'Asie et l'islam...
On peut lire une belle définition de la culture dans un texte qu'a écrit Claude Lévi-Strauss en introduction à un ouvrage de l'anthropologue Marcel Mauss :
« Toute culture peut être considérée comme un ensemble de systèmes symboliques au premier rang desquels se placent le langage, les règles matrimoniales, les rapports économiques, l'art, la science, la religion. Tous ces systèmes visent à exprimer certains aspects de la réalité physique et de la réalité sociale, et plus encore, les relations que ces deux types de réalité entretiennent entre eux et que les systèmes symboliques eux-mêmes entretiennent les uns avec les autres ».
En appliquant la notion de structure aux phénomènes humains, Lévi-Strauss applique à l'ethnologie un mouvement de pensée apparu en linguistique au début du XXe siècle : le « structuralisme ». Après le linguiste Ferdinand de Saussure, ce mouvement a été aussi illustré par le philosophe Michel Foucault, le psychanalyste Lacan et le sémiologue Roland Barthes.
L'anthropologie structuraliste devient dans les années 1960 une arme contre l'ethnocentrisme occidental, autrement dit la tentation de voir dans l'Occident moderne l'aboutissement à ce jour le plus accompli de la civilisation. C'est ainsi que, dans La Pensée sauvage (1962), Lévi-Strauss bat en brèche les idées héritées de Lévy-Bruhl (auteur de La mentalité primitive), qui opposait les « primitifs » incapables de conceptualisation et adeptes de la pensée magique, à la rationalité occidentale. Il s'oppose également à Sartre et à sa conception de la dialectique historique dont sont exclus les peuples sans écriture, prétendument sans histoire.
Avec plus ou moins de bonheur, les successeurs de Lévi-Strauss développent le relativisme culturel : « tout se vaut », avec la volonté d'abaisser l'Occident et de le ramener au niveau commun.
Membre de l'Académie française et docteur honoris causa de nombreuses universités de par le monde, du Congo aux États-Unis, Claude Lévi-Strauss a traversé le XXe siècle en y faisant résonner un message humaniste, mais avec une vision quelque peu sombre de l'avenir.
Athée, dénué d'humour et d'un naturel misanthrope qui s'est accentué avec l'âge, il a dénoncé dès les années 1970 une mondialisation synonyme d'uniformisation : « l'humanité s'installe dans la monoculture ; elle s'apprête à produire la civilisation en masse, comme la betterave ». Pessimiste sur la possibilité de préserver les « fleurs fragiles de la différence », il a observé en 1979 : « le marxisme est une ruse de l'histoire pour occidentaliser les peuples » !
Au cours de ses nombreux voyages auprès de peuples dits « premiers », l'ethnologue s'est intéressé aux moindres aspects de leur vie en société, tous régis par des codes, qu'il s'agisse des recettes de cuisine, des règles de politesse, de l'usage des parures et des masques ou de la narration des mythes. Il a découvert des analogies entre des mythes amérindiens et grecs tout en restant prudent vis-à-vis de la notion d'universalité.
En 2006, la création à Paris du musée du quai Branly, dédié aux Arts premiers dans leur diversité, a été en quelque sorte l'aboutissement de son travail pour faire reconnaître la valeur de ces civilisations d'Afrique, d'Amérique, d'Océanie et d'Asie.
Les illustrations de l'article sont extraites de l'ouvrage : Saudades do Brasil (Claude Lévi-Strauss, Plon 2008).
Grands historiens
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Aerts (19-11-2019 04:12:21)
Une intéressante remarque de Claude Lévi-Strauss à propos de son séjour chez les Bororo en 1935: "Nous nous souviendrons toujours avoir remarqué chez les Bororo du Brésil central, un homme d'... Lire la suite