Tocqueville (par Jean-Louis Benoît)

Aristocrate par l'instinct, démocrate par raison

Aristocrate de naissance et de tempérament, Alexis de Tocqueville se fera pourtant le défenseur du système démocratique, considérant qu'il était inévitable. Il laissera à la postérité une analyse très approfondie des mérites de la démocratie mais aussi de ses dangers, ainsi qu'une réflexion socio-historique unique sur les racines de la Révolution française.

Jean-Louis Benoît

Les origines familiales

Alexis de Tocqueville est né à Paris le 11 Thermidor an XIII - 29 juillet 1805 - au 987 de la rue Ville-L’Évêque à Paris. Il était le troisième et dernier enfant de la famille, ses deux aînés, Hippolyte et Édouard, étant nés respectivement en 1797 et 1800. Pour comprendre la personnalité et la pensée de l'écrivain, il est important de se référer à ses origines familiales qui ont formé son caractère et forgé sa personnalité.

Par son père, Tocqueville appartient à la vieille noblesse féodale normande. L’un de ses ancêtres, Guillaume Clarel, figure dans la liste des compagnons d’armes de Guillaume le Conquérant qui participèrent au combat et à la victoire de Hastings et firent souche en Angleterre. En France, nombre de Clarel sont installés à Jumièges, en Normandie, aux XIIe et XIIIe siècles.

Vers 1380, un Thomas Clarel épousa une Henriette de Rampan. Les Clarel – puis Clérel – de cette lignée devinrent ainsi, par mariage, seigneurs de Rampan puis de Montcoq, près de Saint-Lô. À la fin du XVIe et au début du XVIIe siècle, l’un des membres de cette lignée était déjà propriétaire à Tocqueville, près de Cherbourg, dans le Cotentin, mais les Clérel ne devinrent véritablement propriétaires du château et des fermes attenantes qu’à partir de 1661, à la suite d’un échange réalisé par Marie Jallot, mère de Charles Clérel.

Il existe dans la famille une solide tradition militaire. Bernard-Bonaventure Clérel de Tocqueville, grand-père paternel d’Alexis, participa à la bataille de Luttenberg et la paix de 1758 lui valut un brevet de capitaine et l’opportunité d’être choisi pour aller au Danemark « faire des remontes » pour le besoin de l’armée en chevaux. En 1765, il fut nommé major au régiment de Commissaire-général, puis, en 1773 « mestre de camp de cavalerie, commandant le régiment de Commissaire-général-cavalerie » et reçut à cette occasion la distinction de chevalier de l’Ordre royal et militaire de Saint-Louis.

C’était, semble-t-il, un homme cultivé, d’une haute valeur morale, très chrétien et très attentif également à la situation et au sort de ceux dont il avait la responsabilité. Il se retira sur ses terres de Tocqueville en septembre 1774 et mourut moins de deux ans plus tard, en janvier 1776. Son fils, Hervé de Tocqueville, n’était âgé que de trois ans. Catherine Antoinette de Damas-Crux, veuve de Bernard-Bonaventure, entreprit alors de faire restaurer et de modifier le manoir de Tocqueville : le corps central actuel dont le fronton triangulaire porte les armoiries accolées des Clérel et des Damas, date de cette époque.

Hervé-Bonaventure, né le 3 août 1772, n’avait que treize ans lorsqu’il perdit sa mère en octobre 1785. Après s’être occupée de sa première éducation, celle-ci l’avait confié à un jeune précepteur, l’abbé Lesueur, qui suivait attentivement la scolarité de l’enfant au collège d’Harcourt à Paris.

Sa femme, Louise-Madeleine-Marguerite Le Pelletier de Rosanbo, était la petite-fille de Malesherbes, président de la Cour des Aides, directeur de la Librairie, organe officiel chargé de veiller sur tout ce qui s’imprimait en France à l’époque. Opposant déclaré à l’exercice du pouvoir de Louis XV, il adresse, comme président de la Cour des Aides, ses Remontrances, qui lui valent d’être envoyé en exil sur ses terres, avant de revenir et d’être, par deux fois, ministre, de Louis XVI et deux fois démissionnaire. Il assurera néanmoins la défense du monarque, risquant non seulement sa vie mais encore celle de cinq des siens, qui périrent le même mois sur l’échafaud, victimes de la Terreur.

Cette lignée de grande noblesse de robe appartenait à ces parlementaires grands serviteurs de la royauté. Le père de Malesherbes, Guillaume II de Lamoignon, 1683-1772, seigneur de Blancmesnil et de Malesherbes, avocat général au parlement de Paris en 1707, fut président de la cour des Aides et Chancelier de France, de1750 à 1763. Au XVe siècle, l’un des ancêtres, Jacques Chevallier fut secrétaire de Charles VII, au XIVe siècle, Henri Baillet fut Trésorier de France.

L’appartenance à cette double lignée nobiliaire : vieille noblesse normande, noblesse d’épée, d’une part, noblesse de robe, noblesse parlementaire de l’autre, exerçant une réelle influence jusqu’au sommet de l’État - et acquise aux idées nouvelles, au moins jusqu’aux journées de juillet 1789 – permet de mieux comprendre et la personnalité et les idées de Tocqueville en même temps que l’évolution de son attitude vis-à-vis des légitimistes et du légitimisme. Plus précisément, la relation unissant Alexis à la mémoire de son bisaïeul nous fournit un élément capital, une clé de sa pensée et de son action politique.

Malesherbes, l’illustre bisaïeul d’Alexis, fut un véritable Janus Bifrons, ami et protecteur des philosophes, défenseur de l’universalisme des Lumières et opposant déterminé aussi bien au despotisme de Louis XV qu’à la Terreur révolutionnaire. Alexis voulut être non seulement son descendant mais surtout l’héritier spirituel de celui qu’il considéra sa vie durant comme son modèle éthique et politique : « C’est parce que je suis le petit-fils de M. de Malesherbes que j’ai écrit ces choses », se plaisait-il à répéter. Comme son illustre bisaïeul, il est lui-même un véritable Janus Bifrons qui confesse avoir « pour les institutions démocratiques un goût de tête » mais être profondément « aristocratique par l'instinct » ; démocrate par raison, aristocrate par nature, au plus profond de lui-même

Les années de la première jeunesse

Tocqueville passe les premières années de sa vie à Verneuil-sur-Seine, dans le château de Mme de Sénozan, sœur de Malesherbes et guillotinée un mois après lui, le 10 mai 1794. Hervé et Louise de Tocqueville ont racheté la part des autres cohéritiers pour acquérir et occuper cet « héritage d’échafaud ». Ces années d’enfance, jusqu’en 1814, sont très heureuses : « Il était plus gâté à Verneuil que je ne l’avais été à Combourg », écrit Chateaubriand dans les Mémoires d’Outre-tombe.

Louise de Tocqueville, très fragile et vulnérable vivait là protégée, élevant ses trois enfants et leurs deux cousins Chateaubriand, fils du frère aîné de François René, Jean-Baptiste, exécuté lui aussi avec Malesherbes. Hervé, nommé maire de la petite ville par Bonaparte, administrait celle-ci avec autorité et bienveillance.

Arrive la Restauration, Hervé de Tocqueville entame une carrière préfectorale qui durera jusqu’en décembre 1827. Louise accompagne son mari dans ses préfectures successives, jusqu’en 1817, à la préfecture de Metz. Mais sa maladie la contraint à regagner alors Paris avec Alexis et l’abbé Lesueur, son vieux précepteur, né en 1751 et attaché à la famille depuis 1781, lorsqu’il devient précepteur d’Hervé avant d’être plus tard celui de ses trois fils.

À Verneuil, Alexis est un enfant surprotégé, objet de toutes les attentions de sa mère, d’une vielle bonne qui l’adorait, et de l’abbé qui était un homme d’un autre âge.

Un tournant capital : le séjour à Metz

En avril 1820, Hervé de Tocqueville fait venir Alexis près de lui, à la préfecture de Metz. Alexis, qui n’a pas encore seize ans, passe sans transition de l’enfance à l’âge adulte, sans même connaître d’adolescence véritable.

C’est à Metz que se situe le tournant capital qui forgera la personnalité et l’âme d'Alexis. Là, il connaît, en 1821, une véritable crise existentielle. Il est arrivé à Metz avec le bagage idéologique de toute sa famille, très proche des ultraroyalistes et disciple de Joseph de Maistre, un penseur contre-révolutionnaire. Trois ans plus tard, comme le révèle la lettre qu’il adresse à son cousin Camille d’Orglandes, il a fait une mue idéologique complète. Il sait désormais que  la démocratie est inéluctable et qu’il faut créer « une science politique nouvelle pour un monde nouveau. »

À Metz, Alexis découvre aussi l’amour physique, sensuel et sentimental. En 1822, une lingère ou couturière doit quitter la préfecture où elle était employée pour donner naissance à une petite fille, Louise Meyer, qui est à ce jour la seule descendance que nous connaissons au jeune homme. La même année, celui-ci entame une relation amoureuse qui va durer sept ans, avec Rosalie Malye, fille d’un officier en retraite, bibliothécaire de la préfecture, d’un an son aînée, qui devient son premier grand amour et, en février 1823, il provoque en duel un militaire qui s’était montré trop entreprenant vis-à-vis de sa belle ; il est très gravement blessé. Cette liaison dura jusqu’au-delà du mariage contraint de la jeune femme, en raison notamment des manœuvres de Louis de Kergorlay, cousin d’Alexis, maladivement jaloux de ses relations féminines.

En 1821 se produit encore un événement capital. Alexis connaît une crise existentielle qui est le tournant de sa vie et qu’il évoquera trente-six ans plus tard dans une lettre à Madame de Swetchine : « J’éprouvais tout à coup la sensation dont parlent ceux qui ont assisté à un tremblement de terre, lorsque le sol s’agite sous leurs pieds. […] Des passions violentes me tirèrent de cet état de désespoir (note) ; elles me détournèrent de la vue de ces ruines intellectuelles pour m’entraîner vers les objets sensibles. […] j’avais seize ans alors. » Un doute absolu s’empare de lui, il perd définitivement la foi et devient agnostique, au sens premier et absolu du terme.

Alexis avait trouvé dans la bibliothèque de la préfecture le livre de Boissy d’Anglas, Essai sur la vie, les écrits et opinions de M. de Malesherbes adressé à mes enfants, dont celui-ci avait expédié un exemplaire dédicacé à Hervé de Tocqueville. Ce livre paru en deux, puis trois volumes, en 1819 et 1820, est un éloge appuyé de Malesherbes. Mais il révèle aussi à Alexis l’autre visage de son illustre bisaïeul, occulté par la parentèle...

À la fin de 1823, Alexis rentre à Paris pour faire son droit. En décembre 1826, il part voyager en Italie et en Sicile avec son frère Édouard.

La magistrature

À son retour d'Italie, Alexis est nommé juge-auditeur au tribunal de Versailles, le 6 avril 1827, grâce à la faveur de son père Hervé de Tocqueville, préfet de Versailles depuis 1826. Cette fonction constitue une sorte de noviciat d’environ deux ans, une situation à vrai dire peu enviable, « sans appointements, destituables » (note), et sans avenir pour lui après la révolution de 1830.

Mais c'est aussi à Versailles qu'il noue aussi une relation d’amitié indéfectible avec Gustave de Beaumont, jeune substitut d’un an son aîné qui l’accompagnera sa vie durant, et d’abord aux États-Unis. Il perpétuera le souvenir d’Alexis et réalisera la première édition post mortem de ses oeuvres, improprement titrée Œuvres Complètes. C’est à Versailles également que débute en décembre 1828, sa liaison avec Marie Mottley, une Anglaise de six ans son aînée, qu’il épousera en 1835.

La révolution de 1830

Dès 1827, et surtout à partir d'août 1829, avec l’accès de Jules de Polignac à la présidence du Conseil, Alexis s'inquiète de la politique gouvernementale. Son père Hervé de Tocqueville lui-même, préfet puis Pair de France, légitimiste très critique vis-à-vis des Ultras, tente vainement de mettre en garde Charles X et Polignac. Aussi Alexis n’est-il pas surpris par la révolution des Trois Glorieuses (juillet 1830).

Après un conseil de famille restreint avec son père et son frère aîné, il prête serment au nouveau régime. Mais, pour ne pas être véritablement au service de Louis-Philippe, il s'arrange ainsi que Gustave de Beaumont, pour obtenir du ministre de l’Intérieur une mission pour étudier le système pénitentiaire aux États-Unis.

Le voyage aux États-Unis (1831-1832)

Parcours de Tocqueville et Beaumont en Amérique (avril 1831 - mars 1832), carte Jean-Louis Benoît.Ce séjour proprement dit aux États-Unis va durer neuf mois. Les deux amis s’acquittent de leur mission, visitant les prisons et étudiant l’ensemble du système pénitentiaire qu’ils présenteront à leur retour, en 1833. Mais ils accumulent aussi documents et expériences en vue d'écrire chacun un grand ouvrage sur le pays, ses institutions et ses mœurs.

Partis avec de multiples recommandations, ils font le tour complet du pays et rencontrent nombre de gens de différents milieux et même deux présidents des États-Unis, John Quincy Adams, le sixième président (1825-1829), et Jackson, son successeur. 

Ils s'attachent à comprendre le fonctionnement de la démocratie, notamment le fait que le suffrage universel ne donne pas d’effets particulièrement nocifs et permet au pays de connaître une vie politique équilibrée. Ils observent aussi l’activité industrielle du pays mais ne rencontrent pas d'ouvriers. De même, ils ne visitent qu’une plantation esclavagiste.

En revanche, ils sont très attentifs au sort réservé aux Noirs et aux Indiens et, à leur retour, ils dénoncent très vivement l’esclavage et la situation faite aux Noirs et, plus encore, le sort fait aux Indiens. Tocqueville consacre à ce sujet le dernier chapitre de la première Démocratie (un quart du livre) et Beaumont en fait le thème essentiel de son ouvrage Marie ou de l’esclavage aux États-Unis.

Retour en France : publication du rapport sur le système pénitentiaire

Lors du retour en France, le pays subit une grande épidémie de choléra. Alexis connaît une dépression, prostré et incapable d’écrire. C’est donc Beaumont qui rédige la plus grande partie de leur rapport à partir des notes prises aux États-Unis et il expédie son ami poursuivre les visites visites pénitentiaires en France, au bagne de Toulon, et en Suisse, à Genève et Lausanne. Beaumont est révoqué de sa charge de substitut pour avoir refusé d’assurer le procès de la baronne de Feuchères.

Alexis donne sa démission par solidarité avec son collègue.

À la fin de 1832, le rapport commandé par le ministère est achevé, mis en forme, et publié en janvier 1833 sous le titre Du système pénitentiaire aux États-Unis et de son application en France. L’ouvrage allait valoir aux deux co-auteurs le prix Montyon de l’Académie, prix destiné « aux auteurs français d’ouvrages les plus utiles aux mœurs, et recommandables par un caractère d’élévation et d’utilité morales » et leur rapporter 1 000 francs à chacun (note).

Ce succès constitue la revanche attendue par Beaumont vis-à-vis du ministère ; il va surtout permettre aux deux amis de se positionner désormais en spécialistes reconnus de la question pénitentiaire et ainsi de commencer à intervenir dans l’espace politique : « Nous serons incontestablement les premiers pénitenciers de l’univers », écrit, non sans humour, Gustave de Beaumont à son frère Jules, dès le 16 septembre 1831.

L’écriture de la première Démocratie

En 1833-1834, Alexis se lance dans l’écriture de la première Démocratie en Amérique qui occupe tout son temps. Il reprend l’ensemble de ses notes de voyage et les lettres expédiées à la parentèle et qu’il avait demandé de conserver.

L’écriture de la première partie de l'ouvrage va donner naissance à un véritable atelier de recherche, d’écriture et de lecture. Alexis s’adresse à la légation américaine à Paris et recrute ainsi deux jeunes Américains, Theodore Sedgwick, qu’il a rencontré aux États-Unis, et Francis Lippit. Il charge le premier de lui préparer des résumés et des fiches de synthèse sur de multiples ouvrages et de l’éclairer sur certains points. Il demande au second de résumer aussi bien des traités juridiques que des coupures de presse et des journaux.

Le livre paraît au début de l’année 1835 et connaît un vrai succès en France et une rapide notoriété aux États-Unis, en Angleterre et en Allemagne.

Il comporte huit chapitres consacrés à l’analyse du système politique, des institutions étatsuniennes et de leur fonctionnement. La seconde partie comporte dix chapitres concernant le fonctionnement de la vie politique et le rôle des corps intermédiaires ainsi que les dérives réelles ou possibles du système démocratique américain.

Le dernier chapitre (chapitre X) a été ajouté au dernier moment  suite à des émeutes raciales qui ont secoué New-York en 1834. Elles concernaient des Noirs qui avaient fui le Sud et obtenu leur liberté. Ils  bénéficiaient formellement de tous les droits civiques mais étaient empêchés d'en jouir. Tocqueville ajouta donc un long chapitre, longtemps passé sous silence, non seulement par les analystes américains - on comprend pourquoi – mais également en Europe : Quelques considérations sur l'état actuel et l'avenir probable des trois races qui habitent le territoire des États-Unis. C’était une critique virulente contre ce double « crime contre l'humanité » que constitue le sort des Noirs et des Indiens aux États-Unis. Tocqueville employa une expression  dans sa correspondance avec ses amis américains (note).

Deux premiers voyages en Angleterre (1833 et 1835)

Tout à son travail d'écriture, Tocqueville effectue un premier voyage en Angleterre, du 3 août au 7 septembre 1833. Il y rencontre l’économiste Nassau Senior qui introduisit l’économie dans les études universitaires et qui travaille à une réforme de la loi sur les pauvres dont il allait s’inspirer dans ses deux Mémoires sur le paupérisme. Il rend également visite à Lord Radnor, un aristocrate libéral, qui lui explique le fonctionnement de la justice anglaise.

Il s'ensuit  en compagnie de Beaumont un nouveau voyage en Angleterre et en Irlande d’avril à août 1835. Il sera riche d’enseignements, notamment sur la révolution industrielle qui engendre un fort développement économique mais également la montée de nouvelles formes de pauvreté, avec la prolétarisation des paysans chassés de leurs terres. Alexis présente alors une vision apocalyptique de Manchester d’un réalisme et d’une dureté qui dépasse tout ce qu’a pu écrire Zola par la suite.

En 1836, tirant parti des contacts noués durant ces voyages, il publiera L’état social et politique de la France avant et depuis 1789, dans la London and Westminster Review dirigée par le philosophe John Stuart Mill.

Le mariage

Alexis de Tocqueville connaît là-dessus un nouvel épisode dépressif très grave et doit s’isoler pendant une quinzaine de jours chez Reeve, son traducteur. La raison de cette dépression est simple : ses frères et belles-sœurs et son cousin Kergorlay ont entrepris de ruiner son projet de mariage avec Marie Mottley. C’est son père qui rétablit la situation en recommandant à Alexis de finaliser son projet de mariage envers et contre tout.

Le 23 octobre 1835, le contrat de mariage est signé au domicile de Marie Mottley, 17 place Bellechasse, devant Maître Barbier Sainte Marie, notaire de la famille Tocqueville et Maître Grandidier, en présence d’Hervé et Louise de Tocqueville, de ses deux frères et belles-sœurs, de Beaumont et Kergorlay et de Mrs Belam, tante de Marie. Le mariage civil a lieu le lendemain, à la mairie du Xe arrondissement, le mariage religieux est célébré à Saint-Thomas-d‘Aquin, le 26 octobre.

Toute sa vie Alexis affirmera que c’était là l’affaire la plus importante de sa vie. Et effectivement, l’amour de Marie et d’Alexis était fusionnel ; elle était véritablement la femme qui lui convenait le mieux, assurée et rassurante. Cependant pour une partie de la parentèle et des proches, c’était là une mésalliance, avec une femme de la petite bourgeoisie, anglaise de surcroît et sans fortune.

En 1836, Marie avait trente-sept ans, ils étaient amants depuis près de huit et mariés depuis dix mois ; aucune grossesse ne s’annonçait. Ils partirent donc pour la Suisse, en juillet. À Baden, en Argovie, Marie alla « prendre les eaux » sur le conseil des médecins, en vue de traiter la stérilité et « les maladies de la femme » en général.

L’entrée dans la carrière politique

Libéré de la magistrature et auteur à succès, Tocqueville entame une carrière politique. En 1836, il songe un moment à se présenter au conseil général dans le canton de Beaumont-Hague/Les Pieux puis renonce.

​Après un échec aux élections législatives de Valognes, en 1837, le seul échec électoral de sa vie, il se représente, dans la même circonscription, à l’élection de 1839 qu’il remporte aisément comme toutes celles qui suivront, jusqu’aux élections au suffrage universel de 1848 et 1849.

​Tocqueville se rallie à la République et se présente aux élections à la Constituante en précisant sa position dans sa circulaire électorale du 19 mars. Il est élu le 23 avril 1848, avec le troisième plus grand nombre de voix. À l'Assemblée, soucieux de sa liberté, il siège à gauche mais choisit, dans un premier temps de rester à distance des deux partis qui incarnent, exception faite de la mouvance la plus à gauche, la gauche modérée sous la monarchie de Juillet : le Centre Gauche, dominé par Thiers et la Gauche Dynastique, dont le chef de file est Odilon Barrot, fils d’un conventionnel non-régicide.

L’homme des rapports

Tocqueville devient alors l’homme des grands rapports. En 1839, à la Chambre, il présente le rapport fait au nom de la commission chargée d’examiner la Proposition de M. de Tracy, relative aux esclaves des colonies françaises. Son combat  se déroule en trois temps : la rédaction et la défense du rapport de 1839 et son intervention à la Chambre le 30 mai 1845, lors de la discussion sur le régime des esclaves dans les colonies.

Le 20 juin 1840 et le 5 juillet 1843, il dépose deux rapports sur la réforme des prisons. La loi, finalement votée en 1844, ne fut jamais appliquée. En 1847 il présente à la Chambre trois rapports majeurs sur l’Algérie qui constituent son testament politique sur cette question dont il est l’un des principaux spécialistes.

Pour renforcer son assise politique, Tocqueville se présente comme conseiller général du canton de Montebourg-Sainte-Mère-Église, dans la Manche, où il est élu le 27 novembre 1843 puis constamment réélu. Il écrit alors des rapports majeurs sur Les enfants trouvés et l’aide aux mères et la ligne de chemin de fer Paris-Cherbourg.

En 1849, devenu ministre des Affaires Étrangères, il apparaît comme l’homme fort du département et ses collègues font de lui, en son absence, le président de l’Assemblée départementale, fonction qu’il occupa jusqu’à sa démission. Celle-ci survient après la session de printemps 1853, lorsque l’Empereur exige une prestation de serment des élus.

La révolution de 1848 et la seconde République

Comme les membres de sa famille et l’ensemble des légitimistes, Tocqueville n’aime guère le « roi-bourgeois »  qu’ils nomment avec dédain « Philippe » au lieu de Louis-Philippe.

Quand le roi est renversé en février 1848, Tocqueville se rallie à la nouvelle République, Seconde du nom, et se présente aux élections à la Constituante en précisant sa position dans sa circulaire électorale du 19 mars. Il est élu le 23 avril 1848, avec le troisième plus grand nombre de voix.

Les 17 et 18 mai, l’Assemblée choisit 18 membres chargés de rédiger la Constitution de la nouvelle République, Tocqueville est élu au premier tour de scrutin. Le projet sera adopté le 4 novembre et la Constitution promulguée le 21 du même mois. En attendant, le 23 juin 1848, quand les ouvriers au chômage des Ateliers nationaux se révoltent, Tocqueville s’oppose sans succès à l'état de siège.

Du 7 au 23 mai, Tocqueville fait avec sa femme un premier séjour en Allemagne. Il est élu le 13 du même mois, pendant son absence, député à l’Assemblée législative, et, cette fois, il obtient le plus grand nombre de voix dans le département. Le 2 juin 1849, il est nommé ministre des Affaires étrangères dans le second gouvernement Barrot et doit gérer en particulier la question romaine : il s'agit de ramener la concorde entre le pape et les manifestants républicains qui l'ont chassé. 

En 1850, Alexis de Tocqueville connaît les premières attaques de la tuberculose qui l’emportera. Il est absent de l’assemblée à partir du 6 avril et demande le 26 un congé de six mois. En août il est réélu président du Conseil général de la Manche. En juin-juillet, il rédige dans le château familial de Tocqueville la première partie de ses Souvenirs.

Le 6 septembre, il accueille le président Louis-Napoléon Bonaparte venu visiter à Cherbourg l’avancement des travaux du port militaire. Il renouvelle sa demande d’achèvement de la liaison ferroviaire Cherbourg-Caen.

Fin octobre, sur les conseils du docteur Andral, Alexis et Marie s’installent à Sorrente pour passer l’hiver au soleil. Là, ils retrouvent des amis, l'historien Jean-Jacques Ampère (fils du célèbre physicien) et l’économiste anglais Nassau Senior. Il profite de son séjour pour rédiger la seconde partie de ses Souvenirs, de novembre 1850 à mars 1851. Il projette désormais d’aborder un grand sujet « d’histoire philosophique qui, pour retenir l’attention du public, doit se rattacher, en quelque manière, au monde contemporain ». Ce sera L’Ancien Régime et la Révolution qu’il évoque pour la première fois avec Kergorlay dans la lettre qu’il lui expédie de Sorrente le 15 décembre 1850.

À son retour à Paris, au printemps 1851, il reprend ses activités politiques mais décline la proposition du président qui songeait à lui donner à nouveau le ministère des Affaires étrangères dans un nouveau gouvernement Barrot qui, finalement, ne fut pas constitué.

Le 15 mai 1851, il s'entretient avec Louis-Napoléon Bonaparte de la fin prochaine du mandat présidentiel. Selon la Constitution, le président n'a pas le droit de se représenter. Tocqueville lui propose donc de faire modifier la Constitution pour lui éviter la tentation d'un coup d'État. Ce sera son dernier combat politique.

Le 8 juillet, il donne lecture à l’Assemblée du rapport qui conclut à l’élection d’une Constituante pour procéder à une révision  de la Constitution mais le projet, qui n’a pas obtenu les trois quarts des voix nécessaires, est rejeté le 20 juillet par l’Assemblée. C'est un échec.

Le 2 décembre 1851, se produit le coup d'État qui instaure le Second Empire. Tocqueville est l’un des deux-cent vingt-huit députés qui se constituent en Haute Cour de justice à la mairie du Xe arrondissement de l’époque pour déchoir le président de ses pouvoirs pour forfaiture, en vertu de l’article 68 de la Constitution. Tous sont arrêtés et transférés à la caserne d’Orsay puis, le 3, à Vincennes. Tocqueville est libéré le 4, et, le 11 décembre, fait paraître dans le Times une lettre sans signature dénonçant le coup d’État et les exactions qui l’ont accompagné.

Le 14 janvier 1852, à la demande de ses amis, mais sans se faire d’illusions, Tocqueville adresse une note au comte de Chambord, prétendant légitimiste à la couronne, en vue de le rallier aux orléanistes. Nouvel échec. Il quitte la carrière politique, non sans avoir prononcé le 3 avril un long discours critique à l’Académie des Sciences Morales et Politiques sur les rapports entre la science politique et l’art de gouverner.

Les dernières années

Le premier juin 1853, Tocqueville s’installe avec sa femme pour un an à Saint-Cyr-les-Tours, dans la villa Les Trésorières. Il étudie le fonds des archives de Tours pour préparer L’Ancien Régime et la Révolution, en relation avec Charles de Grandmaison, l’archiviste départemental.

Le 11 octobre, il adresse de vives critiques à Gobineau, qui lui a fait parvenir la première partie de son Essai sur l’inégalité des races. Il dénonce les théories de son ancien chef de cabinet qui développe « une philosophie de directeur de haras » (lettre à Corcelle).

En juin-septembre 1854, second voyage en Allemagne. Le 19 juin, il s’installe Bonn pour consulter les archives et s'en serivra pour le chapitre IV du Livre I de L’Ancien Régime : Comment presque toute l’Europe avait eu précisément les mêmes institutions et comment ces institutions tombaient en ruine partout. Après un séjour à Wildbad, station thermale dont les eaux chaudes constituent un remède souverain pour les rhumatismes de Marie, le couple repart le 17 septembre pour la France et s’installe en compagnie de  leur ami Jean-Jacques Ampère à Clairoix, chez Hervé de Tocqueville, où il reste jusqu’au 6 novembre. Ensuite, il loue près de là, en bordure de la forêt de Compiègne, une maison qu’il occupe jusqu’au début avril 1855. C’est là qu’Alexis met au propre une grande partie des notes qu’il utilisera pour rédiger le gros œuvre de L’Ancien Régime et la Révolution.

En 1855, Alexis et Marie s’installent rue de Fleurus, à Paris, puis regagnent la Normandie au début de juillet, après un séjour chez les Beaumont à Beaumont-la-Charte, dans la Sarthe, et chez les Corcelle, en compagnie de leur ami commun Rivet. Ensuite ils regagnent le Cotentin où ils arrivent sans doute le 25 juin. Leur installation au château de Tocqueville est cette fois définitive.

Le 16 juin 1856, une semaine après le décès d’Hervé de Tocqueville, L’Ancien Régime et la Révolution paraît chez Michel Levy. C’est un sucés et une seconde édition sort en octobre. Alexis commence ses recherches pour la rédaction de la suite de l’ouvrage. Marie et lui s’installent donc d’avril à juin 1857 à Chamarande, chez Mrs Belam, la tante de Marie ; de là, Alexis se rend à Paris aux Archives nationales et assiste aux séances de l’Académie.

 - Le dernier voyage en Angleterre

Alexis de Tocqueville part pour Londres où il arrive le 19 juillet 1857, avec l’intention d’étudier le fonds très important dont dispose le British Museum concernant la France des années 1789, correspondances, archives personnelles et diplomatiques. L’ensemble se révèle quasiment inutilisable « à cause de l’absence de tout classement », écrit-il à Marie.

Mais, pour le reste, le voyage est pour lui un moment très heureux. En France, il se sent comme un exilé de l’intérieur, peu fréquentable ; ici, la vieille aristocratie l’accueille chaleureusement, lui ouvre ses portes. Et le premier Lord de l’amirauté tient à le faire raccompagner à Cherbourg sur un vapeur de la marine de Sa Majesté. 

À Tocqueville Marie et Alexis et font de grands travaux d’aménagement. Entre son retour d’Angleterre et le mois de janvier 1858, il a rédigé l’ébauche des sept chapitres qui devaient constituer la première partie du second volume.

 - Les derniers jours à Cannes

Dès le 20 juin les crachements de sang caractéristiques de la tuberculose reviennent, huit ans après la première alerte. Il faut de nouveau consulter les médecins, Andral et Cherruau en septembre et le 28 Octobre 1858 le couple part pour Cannes sur le conseil des médecins.

Dès leur arrivée, le docteur Sève dit à Marie que l’état de santé d’Alexis est très grave et qu’il doit être prévenu s’il a des dispositions à prendre. L’avertissement était clair mais aussitôt s’établit une vaste conspiration du silence autour du malade, peu désireux lui-même d’apprendre la vérité. Personne ne lui dit donc rien, et le 4 avril le docteur Maure qui vient de le quitter, en disant qu’il était en bonne voie, avoue à Beaumont qu’il n’en a plus que pour quelques jours.

C’est donc Beaumont qui décide de dire la vérité à son ami pour qu’il puisse prendre les mesures qui s’imposent. Alexis rédige aussitôt un codicille à son testament pour interdire tout état des lieux du château afin de préserver Marie des manœuvres de son frère Édouard.

Il se décide à faire demander au curé de Cannes, l’abbé Gabriel de venir l’entendre en confession le 5 ; celui-ci a obtenu de l’évêque de Fréjus la permission de dire la messe dans la chambre d’Alexis. Ce fut la seule messe dite dans sa chambre. Le 6 avril, Marie écrit dans son carnet de raison : « Mon mari bien aimé a reçu le Saint-Sacrement dans sa chambre à coucher à Cannes, étendu sur sa chaise longue ce six avril 1859 » ; il tenait avant tout à être en communion avec elle, dit justement Beaumont (note).

Bibliographie

Benoît Jean-Louis, Tocqueville, Paris, Perrin, 2013,
​Benoît Jean-Louis, Dictionnaire Tocqueville, Paris, Nuvis, 2017,
Brogan Hugh, Alexis de Tocqueville, a Life, Yale University Press, 2006,
Jardin André, Alexis de Tocqueville, Paris, Hachette, « Pluriel », 1984,
Jaume Lucien, Tocqueville, Fayard, 2008,
Krulic Brigitte, Tocqueville, Gallimard/Folio, 2016,
Rédier Antoine, Comme disait Monsieur de Tocqueville, Paris, Perrin, 1925,
Le Sueur Sheila, Open Every Door, Mme de Tocqueville, Dandelion Books, LLC, Mesa, Arizona, 2015,
Tihon Marie-Claire, Verneuil-sur-Seine, une grande histoire, vol. 2,
Signalons également deux biographies romancées en forme de Love story :
Christine Kerdellant, Alexis ou la vie aventureuse du comte de Tocqueville, Robert Laffont, 2015,
Julia Malye, La fiancée de Tocqueville, Balland, 2010.

Publié ou mis à jour le : 2023-04-05 16:34:46

Aucune réaction disponible

Respectez l'orthographe et la bienséance. Les commentaires sont affichés après validation mais n'engagent que leurs auteurs.

Actualités de l'Histoire
Revue de presse et anniversaires

Histoire & multimédia
vidéos, podcasts, animations

Galerie d'images
un régal pour les yeux

Rétrospectives
2005, 2008, 2011, 2015...

L'Antiquité classique
en 36 cartes animées

Frise des personnages
Une exclusivité Herodote.net