Rousseau et Voltaire

Deux génies que tout oppose

Le monde intellectuel résonne encore de la querelle qui opposa au XVIIIe siècle les deux pôles de la pensée française :  Voltaire, écrivain caustique et brillant causeur, symbole du raffinement aristocratique de l'Ancien Régime, et Jean-Jacques Rousseau, génie torturé par l'écart entre ses idéaux moraux et sa difficulté à vivre dans la société des hommes.

Camille Vignolle

Deux tempéraments contrastés

Tout oppose les deux écrivains, à commencer par leur naissance. Le premier, Jean-Marie Arouet de son vrai nom, est né en 1694 dans une famille bourgeoise puis a fait de bonnes études avant de faire ses preuves dans les milieux libertins et anticléricaux de l'époque de la Régence.

Poète à succès, ses impertinences lui valent l'exil en Angleterre et la découverte des pratiques démocratiques de ce pays. De retour en France, il renoue avec le succès avec ses Lettres anglaises. Avide d'honneurs, il fréquente la Cour de Versailles, devient l'historiographe du roi Louis XV (!) et entre à l'Académie française en 1746. Il se lie avec le roi Frédéric II de Prusse, un « despote éclairé » (ainsi appelle-t-on au XVIIIe siècle les souverains absolus qui se piquent de philosophie et de philanthropie).

Impitoyable envers ses rivaux, Voltaire s'attire la bienveillance de la bourgeoisie intellectuelle en réservant l'essentiel de ses coups à l'Église catholique. Ainsi s'érige-t-il en pourfendeur de l'intolérance lorsque celle-ci est le fait des milieux cléricaux (affaire Calas).

Le « roi Voltaire » (ainsi le surnomme-t-on) entre dans les années 1740 en relation avec Jean-Jacques Rousseau, de 18 ans son cadet.

Né dans la famille modeste d'un horloger de Genève, de confession protestante, Jean-Jacques connaît une jeunesse vagabonde avant d'être recueilli par une bourgeoise de la région de Chambéry, Mme de Warens.

Tourné vers la musique et l'écriture d'opéras, il s'installe à Paris où il se lie avec les auteurs de l'Encyclopédie sans cesser de tirer le diable par la queue. Sa véritable vocation de penseur se révèle sur le tard, à 38 ans, en 1750, avec la publication du Discours sur les sciences et les arts. En une douzaine d'années, il va dès lors ébaucher le système de pensée qui lui vaudra l'immortalité. À ce premier texte succèdent en particulier le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes (1755) et Du contrat social (1762).

Rêveur solitaire à la sensibilité exacerbée, Jean-Jacques assure que l'homme était bon à l'état de nature et a été corrompu par la civilisation et la vie en société. Il voit dans la naissance du droit de propriété la source de tous les maux. Comme palliatif à cette décadence morale, il préconise la démocratie et l'égalité de tous devant la loi, grâce à un contrat social placé sous l'égide du « peuple souverain ».

Voltaire prend de haut la manière dont son cadet dénonce dans le Discours sur les sciences et les arts le raffinement aristocratique que lui-même chérit tant. Ami des nantis, des privilégiés et des souverains, il ne goûte pas non plus la dénonciation radicale des inégalités sociales par Rousseau.

Le conflit va aller crescendo à coup de lettres incendiaires jusqu'au reproche fait par Voltaire à Rousseau d'avoir abandonné les cinq enfants qu'il aurait eus avec Thérèse Levasseur. Meurtri et de plus en plus isolé, Jean-Jacques va s'expliquer en écrivant les Confessions.

Disparus l'un et l'autre en 1778, à deux mois d'intervalle, les deux écrivains poursuivent leur dispute par-delà la mort, au Panthéon où leurs dépouilles se font face pour l'éternité.

Duel épistolaire

L'opposition idéologique et personnelle entre les deux penseurs connaît son point culminant en 1755 suite à la publication par Rousseau de son Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes.

Dans ce texte, il présente l'homme comme naturellement bon mais perverti par la civilisation, exalte l'état de nature originel et voit dans la naissance du droit de propriété la source de tous les maux.

Voltaire lui adresse une lettre remplie d'une ironie féroce :
« J'ai reçu, Monsieur, votre nouveau livre contre le genre humain ; je vous en remercie ; vous plairez aux hommes à qui vous dites leurs vérités, et vous ne les corrigerez pas. Vous peignez avec des couleurs bien vraies les horreurs de la société humaine dont l'ignorance et la faiblesse se promettent tant de douceurs. On n'a jamais employé tant d'esprit à vouloir nous rendre Bêtes. Il prend envie de marcher à quatre pattes quand on lit votre ouvrage. Cependant, comme il y a plus de soixante ans que j'en ai perdu l'habitude, je sens malheureusement qu'il m'est impossible de la reprendre. Et je laisse cette allure naturelle à ceux qui en sont plus dignes, que vous et moi. Je ne peux non plus m'embarquer pour aller trouver les sauvages du Canada, premièrement parce que les maladies auxquelles je suis condamné me rendent un médecin d'Europe nécessaire, secondement parce que la guerre est portée dans ce pays-là, et que les exemples de nos nations ont rendu les sauvages presque aussi méchants que nous. Je me borne à être un sauvage paisible dans la solitude que j'ai choisie auprès de votre patrie où vous devriez être. J'avoue avec vous que les belles lettres, et les sciences ont causés quelquefois beaucoup de mal... » (Aux délices, près de Genève, 30 août 1755). La référence à Genève, ville natale de Jean-Jacques, ajoute à l'ironie du propos.

À quoi Rousseau réplique :
« C'est à moi, Monsieur, de vous remercier à tous égards. En vous offrant l'ébauche de mes tristes rêveries, je n'ai point cru vous faire un présent digne de vous, mais m'acquitter d'un devoir et vous rendre un hommage que nous devons tous comme à notre Chef [...]. Le goût des sciences et des arts naît chez un peuple d'un vice intérieur qu'il augmente bientôt à son tour, et s'il est vrai que tous les progrès humains sont pernicieux à l'espèce, ceux de l'esprit et des connaissances, qui augmentent notre orgueil et multiplient nos égarements, accélèrent bientôt nos malheurs : mais il vient un temps où le mal est tel que les causes même qui l'ont fait naître sont nécessaires pour l'empêcher d'augmenter : c'est le fer qu'il faut laisser dans la plaie, de peur que le blessé n'expire en l'arrachant. Quant à moi, si j'avais suivi ma première vocation et que je n'eusse ni lu ni écrit, j'en aurais sans doute été plus heureux. Cependant, si les lettres étaient maintenant anéanties, je serais privé de l'unique plaisir qui me reste : c'est dans leur sein que je me console de tous les maux ; c'est parmi leurs illustres enfants que je goûte les douceurs de l'amitié, que j'apprends à jouir de la vie et à mépriser la mort ; je leur dois le peu que je suis, je leur dois même l'honneur d'être connu de vous... » (Paris, le 10 septembre 1755).

En résumé

Voltaire, écrivain caustique et brillant causeur, symbole du raffinement aristocratique de l'Ancien Régime ; s'accommode des inégalités sociales et de l'absolutisme monarchique lorsque celui-ci respecte les « philosophes » tels que lui ; vaguement déiste et violemment anticlérical, ne manque pas de dénoncer l'intolérance lorsqu'elle est le fait des catholiques ; se montre particulièrement violent et injuste à l'égard de ses contradicteurs tels Rousseau et Fréron,

Jean-Jacques Rousseau, esprit tourmenté, sensible à la misère du peuple et aux injustices sociales ; est torturé par l'écart entre son aspiration à la vérité et sa difficulté à vivre dans la société des hommes, ce qui le rend quelque peu paranoïaque ; formule un message politique qui aura une très grande influence sur les générations suivantes, à savoir : l'homme est naturellement bon et a été corrompu par la vie en société et l'établissement du droit de propriété ; pour remédier à cette corruption, il importe d'instaurer la démocratie.

Publié ou mis à jour le : 2022-03-30 15:54:35

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