Paris brûle-t-il ?

Quand le cinéma réinvente la Libération

27 mars 2024-22 septembre 2024. Le musée de la Libération de Paris (place Denfert-Rochereau) présente une passionnante exposition sur les dessous de ce grand classique du cinéma tourné en 1966 par René Clément...

Paris brûle-t-il ? est d’abord un livre à succès de deux jeunes journalistes encore inconnus mais talentueux et perspicaces : Dominique Lapierre et Larry Collins. Paru en 1964, il exalte la Résistance gaulliste à travers le récit de la Libération de Paris (19-25 août 1944)… tout comme cinq ans plus tôt, en 1959, un autre livre, Le Jour le plus long (The Longest Day), de l’Américain Cornelius Ryan, avait glorifié l’Amérique en lutte contre le nazisme.

Réécrivant chacun à leur manière l’Histoire récente, ces livres et les grands films à succès qu’ils ont inspirés vont devenir des armes dans un contexte géopolitique explosif.

Paris brûle-t-il? Scène de tournage sur la place de la Concorde.

Un contexte explosif

Années 1962-1966. Le monde bouillonne. La guerre froide atteint son paroxysme avec la crise des fusées de Cuba. La décolonisation arrive à son terme avec les indépendances tranquilles de l’Afrique française et la guerre d’Algérie. Les démocraties occidentales, portées par une jeunesse féconde, jouissent d’une enviable prospérité. Mais l’Amérique de Kennedy et Johnson s’implique malencontreusement dans le conflit vietnamien. Les pays pauvres du « tiers-monde » se cherchent encore et rêvent de rejoindre qui le modèle occidental qui le modèle soviétique.

Dans ce contexte, la Seconde Guerre mondiale, achevée il y a à peine vingt ans, paraît déjà très loin. Le génocide des Juifs (on ne dit pas encore Shoah) est tout juste revenu dans le débat public avec le procès Eichmann.

C’est dans ce contexte que le producteur et réalisateur Darryl F. Zanuck sort en 1962 le film à grand spectacle Le Jour le plus long qui raconte le Débarquement de Normandie du 6 juin 1944. Magnifiant l’héroïsme combattant de l’armée américaine, il va changer la perception que l’opinion publique a gardé de la Seconde Guerre mondiale.

Après la chute du nazisme, il était évident aux yeux des contemporains que la victoire revenait en premier lieu aux Soviétiques, qui l’avaient payée du sacrifice de vingt millions des leurs. D’où la percée du communisme dans l’électorat d’Europe occidentale (Italie, Grèce, Tchécoslovaquie, France…). Après Le Jour le plus long, le Débarquement de Normandie et les GI’s relèguent au second plan Stalingrad et Koursk.

Dans la France du général de Gaulle, en proie aux divisions nées du conflit algérien, on va de la même façon revisiter l’Occupation et la Résistance et rappeler aux jeunes générations que de Gaulle et ses compagnons ont sauvé la Nation.  C’est ainsi que Jean Moulin est inhumé au Panthéon, accompagné de son long cortège d’ombres, en décembre 1964. Paris brûle-t-il ? arrive à point nommé pour parachever la geste gaullienne.

Gert Fröbe dans le rôle du général Dietrich von CholtitzComme l’indique son titre, le livre de Lapierre et Collins part d’une supposition jamais confirmée par les recherches des historiens : Hitler, avant de retirer ses troupes de la capitale française, aurait ordonné de réduire celle-ci à un tas de ruines par pur esprit de vengeance ; par un reste d’humanité, le général Dietrich von Choltitz, gouverneur militaire du Grand Paris, aurait récusé cet ordre et rendu les armes sans attendre l’arrivée des Alliés.

Une interprétation guère conforme au souvenir qu'a laissé en Crimée von Choltitz, le « boucher de Sébastopol ».

La fabrication d’un mythe

Le succès de Darryl F. Zanuck excite l’appétit du producteur français Paul Graetz, d'origine juive allemande. Il ambitionne de « faire de Paris brûle-t-il ? un Jour le plus long français brisé ». Il confie le scénario aux Américains Gore Vidal et Francis Ford Coppola. Le Parti communiste monte au créneau et s'inquiète d'un film outrageusement anticommuniste.

Pour écarter les menaces de grève et de boycott, le producteur octroie la réalisation du film au cinéaste René Clément qui s’était déjà rendu célèbre par un film de propagande sur la Résistance juste après la guerre : La Bataille du Rail (Palme d’Or 1946) et par un chef d’œuvre plus intimiste : Jeux interdits (1952). Il prend aussi conseil auprès d'Henri Rol-Tanguy, membre du Comité central du PCF et ancien chef des Forces françaises de l'intérieur (FFI) d'Île-de-France. Mais Graetz doit aussi compter avec les pressions fermes et discrètes du pouvoir gaulliste, représenté par le ministre des Affaires culturelles André Malraux

Paris brûle-t-il? (1966, René Clément)Comme pour le Jour le plus long, René Clément va réunir les meilleurs acteurs du moment : Alain Delon, Jean-Paul Belmondo, Yves Montand, Bruno Cremer, Claude Rich, Jean-Louis Trintignant, Michel Piccoli, Robert Stark, Anthony Perkins, Kirk Douglas, Orson Welles, Gert Fröbe, etc. autour d’une superproduction à gros budget (6 millions de dollars).

En salles en octobre 1966, le film va séduire très vite cinq millions de spectateurs et installer dans les esprits la vision d’un Paris libéré par ses habitants et sauvé de la destruction par la modération d’un général allemand. Une vision proche de la réalité historique. Proche mais pas complètement fidèle.

Pour ce film, le réalisateur a consulté tous les témoignages de la Libération et notamment les films d’amateurs ou de journalistes tournés pendant les combats d’août 44. Il a reproduit ces séquences dans la fiction avec l’ambition de les rendre plus vraies que nature, en leur ajoutant de la chair et de l’âme.

Ainsi sont reproduites sur grand écran des scènes fameuses où l’on voit une attaque de chars allemands, un rassemblement de foule dans la rue de Rivoli, ou encore une femme de la Résistance sortant de la Préfecture de police de l’île de la Cité, courant sous les balles et dépouillant de son arme un Allemand tué au milieu de la rue.

L’exposition du musée de la place Denfert-Rochereau permet de visionner et comparer ces deux représentations de l’événement : les images d’archives et la fiction cinématographique.

Elle présente aussi les acteurs et leur double. C'est Jacques Chaban-Delmas, hiérarque de la Ve République, parlant avec une moue de dépit de la manière dont Alain Delon a pris son identité.

C’est encore Claude Rich évoquant le malentendu qui l’a conduit à jour le rôle du général Leclerc : il était prévu que l’acteur joue le rôle d’un lieutenant ; arrivant en avance au studio, il voit sur une table de maquillage les attributs de Leclerc (moustache et autres) ; il les essaie par amusement et l’assistante le voyant, elle court vers René Clément : « Monsieur Clément, nous avons trouvé Leclerc ! »

Si le réalisateur a aussi trouvé un acteur pour interpréter Hitler (Billy Frick), il n’a pas voulu mettre de Gaulle en scène (« Je peux montrer le diable mais pas le Bon Dieu ! Pour le général de Gaulle, nous utiliserons des films d'actualité »).

Sans doute est-ce la raison pour laquelle le film s’est centré sur les combats du 19 au 25 août, en omettant la signature de la capitulation de von Choltitz à la Préfecture de police, l’arrivée de De Gaulle à Montparnasse et son fameux discours de l’Hôtel de ville : « Paris brisé, Paris martyrisé… » !

Là où les choses se compliquent, c’est quand il s’est agi de personnages tombés en disgrâce. Au premier rang figurent le communiste Maurice Kriegel-Valrimont, adjoint de Rol-Tanguy, écarté ensuite du PCF pour avoir approuvé le rapport Khrouchtchev de 1956, et surtout Georges Bidault. Celui qui a remplacé Jean Moulin à la présidence du Conseil national de la Résistance et a accompagné de Gaulle à l’Hôtel de ville comme sur les Champs-Élysées a eu plus tard l’impudence de s’opposer à sa politique algérienne. Du coup, il a disparu du film de René Clément comme un vulgaire trotskyste dans un film de propagande stalinienne.

Le réalisateur contourne les injonctions de son conseiller historique Rol-Tanguy en illustrant de façon subliminale l’opposition de fond qui sépare les gaullistes et les communistes. C'est ainsi que Jacques Chaban-Delmas rencontre Henri Rol-Tanguy dans le musée Carnavalet, devant une toile qui représente la révolution populaire de février 1848. Le leader communiste réclame en vain des armes pour lancer l’insurrection. Le représentant de De Gaulle le met en garde contre le risque d’un soulèvement prématuré qui n’aurait pas l’appui des troupes alliées. Et sitôt après, dans la séquence suivante, l’on voit des images d’actualité du soulèvement tragique de Varsovie, le 1er août 1944, qui a valu à la capitale polonaise d’être rasée…

Malgré l’insistance du producteur Paul Graetz, le film ne dit rien de la libération des juifs internés à Drancy. Plus gravement, il ne dit rien non plus des nombreux lynchages de prisonniers allemands et des mises au pilori de femmes tondues pour avoir couché avec des soldats ennemis.

Des biais et des omissions qui n’enlèvent rien à la dimension épique du film mais invitent à le regarder avant tout comme une belle fiction. Pas comme un film d’Histoire.

André Larané
Publié ou mis à jour le : 2024-08-26 12:57:58

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