Un jour, un gamin de La Nouvelle-Orléans a croisé le chemin d'une trompette... et quelques années plus tard, le jazz était devenu une musique populaire et universelle grâce à l'audace de Louis Armstrong.
S'il n'a pas été épargné par les critiques à une époque où régnait la ségrégation raciale, celui-ci a toujours privilégié avant tout sa grande passion pour faire évoluer les habitudes et les préjugés tout en douceur. Sa réussite est aussi celle d'un artiste généreux dont le large sourire et la joie communicative resteront dans l'histoire de la musique.
L'enfant des rues
« C'était un pâté de maisons très dur, avec des prostituées, leurs maquereaux, et des joueurs prompts à sortir leur couteau... » C'est ainsi que Louis [à prononcer à la française : « Lou-i »] Armstrong décrit Storyville, ce quartier du « Champ de bataille » de la Nouvelle-Orléans où il est né le 4 juillet 1900, cette même nuit où deux hommes se sont entre-tués dans la rue voisine... Ou n'était-ce pas plutôt le 4 août 1901 ? Rien de sûr...
En tous cas, Little Louis grandit dans « une baraque de deux pièces » auprès de sa mère Mayann et de son père qui « n'[eut] jamais le temps de [lui] apprendre quoi que ce soit, trop occupé qu'il était à courir le jupon ». D'ailleurs, il a vite mis fin à sa vie de couple, laissant sa compagne multiplier les emplois plus ou moins honorables pour survivre tandis que Louis était confié à sa grand-mère.
Dans l'Amérique de la ségrégation, notre petit-fils d'esclaves doit donc apprendre à se débrouiller seul. Mission accomplie à l'aide d'une modeste boîte de cigares : agrémentée de 4 cordes, elle lui permet de lancer une petite carrière de chanteur de rue et à 7 ans, le voici à la tête d'un quartet, les Singing Fools (Les Fous chantants).
Il continue cependant à enchaîner les petits boulots et devient même ferrailleur pour une famille d'immigrés juifs russes, les Karnofsky. Ces amoureux de la musique ont-ils perçu le potentiel de leur protégé ? En tous les cas ils l'aident à acheter sa première trompette. Reconnaissant, il gardera jusqu'à la fin de sa vie une étoile juive en pendentif.
Louis-qui-pleure...
L'ambiance de ce 31 décembre 1912 devait être enivrante si l'on en croit l'attitude de l'apprenti artiste qui, grisé par la fête, se fait remarquer en déchargeant en pleine rue un revolver trouvé dans les affaires de sa mère.
Pour réparer ce « trouble à l'ordre public », il est envoyé pendant un an et demi dans une maison de correction, la Colored Waif’s Home. Il est désormais, comme l'écrit The Times Democrat, un « délinquant » à l'avenir tout tracé dans une ville réputée pour sa violence. C'est sans compter sur Peter Davis, professeur de musique du centre de détention qui remarque le garçon et lui met entre les mains un clairon : à lui de sonner les appels !
L'expérience a dû être concluante puisque notre graine de voyou passe vite au cornet à piston et développe un savoir-faire qui lui vaut d'attirer l'oreille de Joe « King » Oliver. C'est en toute confiance que ce musicien de renom laisse sa place dans son orchestre Kid Ory à cet adolescent de 18 ans dont la précocité étonne, et pas seulement dans la musique. Marié à Daisy Parker, une prostituée qui lui fait la vie dure, il est en effet déjà responsable du fils de sa cousine Flora, décédée très jeune.
... et Louis-qui-rit
Mais pour l'heure, Louis est tout à sa découverte de la musique. Engagé sur les bateaux du Mississipi, il y apprend à lire les partitions, connaissance indispensable s'il veut être à la hauteur du Creole Jazz Band qu'il intègre à Chicago en 1922.
Berceau du jazz, La Nouvelle-Orléans a en effet perdu son ambiance depuis que maisons closes et cafés ont été fermés en 1917 pour préserver les soldats en partance sur le front. Il part donc tenter sa chance dans la grande ville du Nord, en plein essor. Et tant pis s'il faut pour cela s'acoquiner avec les mafieux locaux...
Armstrong y éblouit son public par ses solos mais aussi par ses improvisations de scat, ces onomatopées rythmées qui utilisent la voix comme un instrument. Grâce à quelques « Eef, gaff, mmff, dee-bo, deedele-la » et autres « bahm, rip-rip... », il affranchit enfin le jazz de la contrainte des paroles pour mieux laisser libre cours à la seule musique.
Il en profite pour développer la méthode du mugging destinée à faire partager son plaisir en offrant de larges sourires à un public qui en redemande. Il ne lui reste plus qu'à enchaîner les enregistrements en studio pour répondre au succès !
En 1921, Jack Teagarden, trombone des All-Stars, assiste à une scène mémorable...
« Nous nous promenions dans le Vieux Carré, un ami et moi, au petit jour, quand j'entendis une trompette au loin. […] Puis la mélodie se précisa. Le bateau était encore éloigné. Mais à l'avant, je distinguais un nègre debout face au vent, tenant haut sa trompette en envoyant vers le ciel les notes les plus éclatantes que j'ai entendues. C'était du jazz. […]. C'était Louis Armstrong qui descendait du ciel comme un dieu. Le bateau accosta, comme poussé vers la rive par le souffle puissant de la trompette. Je restais parfaitement immobile, captivé, jusqu'à ce qu'il eût jeté l'ancre » (cité par Laurence Bergreen dans Louis Armstrong).
« Je voulais juste jouer tranquillement de la trompette... »
En 1924, direction New York ! Sous l'impulsion de la très ambitieuse pianiste Lilian Hardin, sa toute nouvelle épouse, il quitte son mentor « King » Oliver pour rejoindre le Fletcher Henderson Orchestra, premier ensemble composé uniquement d'Afro-Américains.
Infatigable, Armstrong est partout, alternant musiques de films, concerts avec son orchestre et enregistrements avec des artistes aussi célèbres que la chanteuse Bessie Smith ou le clarinettiste Sidney Bechett.
Mais Chicago et ses lieux mal famés l'appellent à nouveau et en 1925 il y pose ses valises pour former son propre orchestre de studio, le Hot Five. Abandonnant le cornet pour la trompette, Armstrong y impose sa personnalité lors d'impressionnants solos qui viennent remplacer les traditionnelles improvisations collectives.
Sous le charme du style « Nouvelle-Orléans », les amateurs de musique se précipitent sur chacun des 65 enregistrements du groupe qui vont marquer l'histoire du jazz.
Arrêt à la case Prison
Mais pour « Pops », impossible de rester à la même place. Dans les années qui suivent, il ne va pas arrêter de changer d'orchestre et de salle de spectacle, enchaînant parfois jusqu'à 300 concerts par an !
Washington, Baltimore, New York, il est partout... y compris dans une cellule de la prison de Los Angeles ! La star du West Coast Cotton Club a en effet été arrêtée en novembre 1930 pour consommation de marijuana, une habitude dont il restera un fervent partisan.
Ces 9 jours d'enfermement ne brisent en rien son élan puisque le voici à Londres où un journal titre avec inquiétude, le 31 mars 1933 : « L'Homme à la lèvre de fer tué par son art ! ». La réalité, si elle n'est pas dramatique, n'en est pas moins impressionnante : sa lèvre a éclaté lors d'un concert. Conséquence d'une technique très exigeante, cette blessure va le pousser à peu à peu à abandonner son instrument pour privilégier sa voix.
Le roi Satchmo
Et quelle voix ! Grave, rauque, presque cassée... Celui que l'on surnomme désormais Satchmo (diminutif de satchelmouth, « bouche-sacoche ») peut remercier l'hypertrophie des fausses cordes vocales qui lui a donné ce timbre particulier, si éloigné de celui des crooners de l'époque. Il commence à le mettre de plus en plus en avant au moment même où le public se détourne des orchestres au profit de soirées en famille devant la télévision.
Pour Armstrong et son manager Joe Glaser, il est donc temps d'abandonner les formations style big band pour revenir à un groupe plus réduit. C'est donc avec les 6 membres de ses All Stars qu'il enregistre en 1958, en trois jours, un de ses plus grands succès : Louis and the Good Book.
C'est dans cet album, le premier qu'il consacre au negro-spiritual, qu'on retrouve notamment les fameux « When The Saints go marchin' in » et « Go down Moses » pour lequel il enfile le costume d'un prédicateur habité par la bienveillance.
Trop gentil, Louis Armstrong ?
Que serait en effet Armstrong sans son grand sourire ? Sur scène, le musicien présente un visage qui reflète la joie de vivre et appelle à la bonne humeur, au point d'avoir fait de cette apparence affable une marque de fabrique. Une telle bonhommie permanente, finalement rare chez les artistes, aurait dû être saluée pour sa capacité à réchauffer les cœurs.
Au contraire : on a reproché à Armstrong d'avoir joué avec les clichés de l'amuseur de service, du « bon Noir » avec ses yeux qui roulent et son sourire éclatant, pour plaire au public blanc. N'a-t-il pas accepté d'endosser le costume ridicule du « Roi des Zoulous » pour défiler au Mardi Gras de La Nouvelle-Orléans (1949) ? Ce qui, pour lui, était un simple rêve de môme enfin réalisé devint la preuve de sa naïveté, de son côté « oncle Tom » acceptant de se plier aux règles de la ségrégation.
C'est d'ailleurs ce que semble prouver la couverture du Time Magazine paru la semaine suivante où « Louis the first » est couronné pour l'ensemble de son œuvre. Mais cette consécration, inédite pour un jazzman, rappelle aussi le rôle majeur tenu par Armstrong dans la reconnaissance de la musique noire, et donc de sa communauté, dans le monde entier.
Chacun sa place
En fait, pour notre icône, pas question de se servir de son talent pour s'engager : la musique et la politique, il ne faut pas mélanger ! Alors qu'il est applaudi sur toutes les scènes avec grand bruit, c'est en toute discrétion qu'il devient un des principaux soutiens financiers de Martin Luther King.
Le trompettiste Dizzy Gillespie, figure du bebop à la même époque, a tenté d'expliquer le malentendu : « Je l'avais mal jugé. J'avais interprété sa bonne humeur comme la volonté obséquieuse de plaire aux Blancs les plus racistes, alors qu'il s'agissait en fait du refus absolu de laisser quoi que ce soit, fût-ce la colère contre le racisme, lui voler sa joie de vivre et son fantastique sourire » (cité par Jean-François Mondot).
S'il veut avant tout célébrer le bonheur, Armstrong a aussi ses limites : c'est bien parce que sa ville natale refusait d'accueillir son orchestre multiracial, les All Stars, qu'il se refusa de s'y produire jusqu'à l'adoption des droits civiques.
Et lorsque le président Eisenhower tarda à prendre position sur l'interdiction faite à des étudiants noirs d'accéder à l'école de Little Rock (1957), Armstrong perdit son sang-froid légendaire pour laisser fuser quelques insultes... qui lui valurent une accusation de communisme et une enquête du FBI. Tout au service du jazz, « Ambassador Satch » était aussi incontestablement, et peut-être malgré lui, l'ambassadeur de sa communauté.
Une trompette au cœur de la guerre
On sait moins que si Louis Armstrong s'est envolé aux quatre coins du monde, ce n'est pas seulement pour porter la bonne parole du jazz, mais aussi celle des États-Unis. En pleine « guerre froide », le gouvernement américain voit en effet dans la promotion du talent de ses artistes noirs une bonne occasion de montrer une image positive du pays. Rien de tel qu'une star afro-américaine pour faire oublier la ségrégation !
Il va ainsi parcourir en 1960 quatorze pays d'Afrique pour une grande tournée organisée par le Département d'État américain. En novembre, il reçoit un accueil chaleureux de la part du public du Congo, pays qui n'a pas été choisi au hasard : riche en matières premières, il hésite encore à basculer vers un des deux blocs, rendant urgent pour la CIA d'obtenir des renseignements de première main sur les intentions de ses dirigeants.
Voici Armstrong transformé bien malgré lui en cheval de Troie ! Il retirera de cette expérience une comédie musicale devenue album, The Real Ambassadors (1962), dans laquelle il tient à marquer son indépendance : « Bien que je représente le gouvernement, le gouvernement ne représente pas certaines des politiques que je défends. »
« Le paradis devra attendre »
Devenu un véritable apôtre du jazz, Armstrong enchaîne donc les tournées à guichets fermés dans le monde entier, sans oublier bien sûr l'Europe.
C'est d'ailleurs en Italie que notre star internationale manque de peu de donner son dernier concert : « Satchmo dans le coma ! » titre en effet le New York Post le 25 juin 1959, dramatisant un malaise que lui-même préfère, comme d'habitude, minimiser : « Ils prétendent que c'est une pneumonie. En fait, j'ai juste trop mangé ! ».
Désormais concurrent des Beatles en tête des hit-parades grâce à son « Hello Dolly ! » (1964), Satchmo doit de plus en plus se contenter de chanter pour suivre les conseils des médecins et soulager les inquiétudes de sa quatrième femme, Lucille.
Mais qui peut l'empêcher de sortir sa chère trompette de son étui quand l'appel du rythme se fait trop fort ? Lui est convaincu que « le paradis devra attendre le vieux Louis », comme il l'écrit le 4 juillet 1971. Mais cet éternel optimiste, cette fois-ci, avait tort : « Mr Jazz » meurt deux jours plus tard dans son sommeil, à 69 ans, laissant grâce à ses centaines d'enregistrements un héritage musical colossal.
Une des chansons les plus célèbres de Louis Armstrong et, semble-t-il, la plus inoffensive, est pourtant celle qui porte le plus à polémique : comment peut-il chanter « What a wonderful world ! » (« Quel monde merveilleux ! ») en 1967, au moment même des émeutes raciales de Détroit ? Loin des rythmes du jazz, cette chanson pop doucereuse peut être considérée comme une ode à la vie lancée par un homme confiant en l'avenir et qui avait enfin trouvé un équilibre dans sa vie privée comme professionnelle. Reprenant l'ambiance positive de nombre de ses œuvres, à la manière du « C'est si bon » de 1961, cette chanson passée inaperçue aux États-Unis lors de sa sortie fait désormais partie des morceaux les plus connus d'Armstrong grâce à son utilisation, à contre-emploi, dans la bande-son de Good Morning Vietnam de Barry Levinson (1987).
Ça chauffe !
Un peu de blues, une touche de fanfare saupoudrée de ragtime et de beaucoup d'improvisation, c'est ainsi qu'est né le hot jazz (le jazz chaud) dans les années 1900, dans le même quartier que Louis Armstrong.
Baigné dans cette musique, le jeune homme se l'approprie naturellement avant d'y imprimer sa touche personnelle de trompettiste. La puissance et l'originalité qu'il associe dans ses interventions le rendent vite indépassable : « Dès qu'on souffle dans un instrument, on sait qu'on ne pourra rien en sortir que Louis n'ait déjà fait » (Miles Davis).
Parce que « la trompette, c'est toute [s]a vie », il va peu à peu lui réserver le premier rôle en organisant l'orchestre autour de son solo, donnant à l'artiste toute liberté pour s'exprimer sur un rythme enjoué. Il aime également mettre en avant la mélodie en l'enrichissant de notes très aiguës pour étendre la gamme des émotions qu'il veut transmettre.
Lui qui a fait des centaines de concerts sait en effet qu'il est d'abord là pour partager avec son public. Et quelles prestations il lui offre ! Favorisé par une belle endurance physique, il finit ses performances couvert de sueur, ce qui explique qu'il ne se séparait jamais sur scène d'un mouchoir blanc pour s'éponger entre deux morceaux. Voilà pourquoi ses fans, comme plus tard ceux de Luciano Pavarroti, attendront toujours avec impatience l'apparition du fameux mouchoir !
« Hello, Dolly, this is Louis, Dolly... »
Armstrong, star de Hollywood ? On l'a oublié, mais l'artiste a été assez vite un habitué du grand écran. Comprenant tout l'intérêt qu'ils avaient à miser sur cette vedette populaire, les studios ont cherché à tirer profit de son capital sympathie pendant pas moins de trois décennies.
Il aura ainsi à son actif 23 films où il incarne des personnages bienveillants sous l'oeil admirateur de Raoul Wash (La Ruelle du péché, 1952), Vicente Minelli (Un Petit coin aux cieux, 1943) ou plus tard Gene Kelly pour le fameux Hello Dolly !, resté célèbre pour son duo avec Barbra Streisand (1969).
Les rôles proposés, souvent limités aux personnages de chefs d'orchestre ou de musiciens, n'ont pas permis à Armstrong de s'exprimer en tant que comédien, lorsqu'ils ne le réduisaient pas à incarner des clichés racistes (I'll Be Glad When You're Dead You Rascal You, avec Betty Boop, 1932).
Mais le simple fait que l'on ait fait appel à lui à une époque où les comédiens afro-américains étaient encore peu valorisés montre bien à quel point il occupait alors une place majeure dans le monde du divertissement. Et quel plaisir aujourd'hui de le voir jouer aux côtés de Paul Newman dans une boîte à jazz parisienne (Paris Blues, 1961) !
Le pro du scotch
Adepte de l'improvisation, Armstrong aimait laisser libre cours à son imagination, tendance qui l'a mené à s'armer un beau jour de ciseaux pour réaliser ses propres images.
Tel un enfant, il s'est en effet pris de passion pour le collage, remplissant des carnets entiers de ses créations. Comme un simple fan, il s'y met en scène souvent avec humour auprès des personnalités qu'il a rencontrées, de la starlette jusqu'au pape Paul VI.
D'une grande originalité, ces œuvres forment une véritable autobiographie en images, livrant une nouvelle facette artistique d'un Sachtmo fier de lui mais au fond resté un grand enfant.
En 1966, dans l'album Bidonville, Claude Nougaro rend hommage à son maître en s'inspirant du fameux « Go down Moses » ...
Bibliographie
Louis Armstrong, Ma Vie à la Nouvelle-Orléans, éd. Les Editions du sonneur, 2021 (1954),
Steven Brower, Satchmo, les carnets de collages de Louis Armstrong, éd. de la Martinière, 1993.
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