Tous les chemins mènent à Pétra ! Des voyageurs audacieux du XIXe siècle aux simples touristes d'aujourd'hui, personne ne peut lutter contre la fascination exercée par la cité de pierre. Mais victimes du pouvoir d'attraction de cette ville extraordinaire, nous en oublions trop souvent qu'elle n'est que la représentante, certes prestigieuse, d'un peuple qui ne demande qu'à être redécouvert.
Avec la mise en valeur de nouveaux sites en Arabie saoudite, les Nabatéens vont enfin sortir de l'ombre de Pétra et nous prouver qu'ils ne sont pas les bâtisseurs d'une seule ville.
Une fort mauvaise réputation
Mais d'où peuvent bien venir les Nabatéens ? Seraient-ils les descendants de Nebayôt, peuplade arabe citée dans l'Ancien Testament ? Une chose est sûre : on ne sait pas ! La seule certitude est qu'ils sont originaires d'Arabie où, dès l'époque perse, ils s'adonnaient au commerce avec le port de Gaza.
Au VIe siècle avant J.-C., les voilà qui commencent à s'intégrer aux populations jordaniennes du sud de la mer Morte, apportant notamment dans leurs bagages leur maîtrise de l'irrigation.
C'est l'historien grec Diodore de Sicile qui nous les fait découvrir, mais sa description est peu flatteuse. Après les avoir traités de « brigands qui ne vivent que du pillage qu’ils vont faire chez leurs voisins », il rappelle que ceux de la côte « s'étaient mis à piller les vaisseaux échoués, [et] couraient les mers en pirates, fidèles imitateurs de la méchanceté et de la férocité des Taures, habitants du Pont [Crimée] ». Il ajoute que, « toujours invincibles, [ils] ont toujours conservé leur liberté et qu’il n’est point de conquérant qui les ait soumis » (Bibliothèque historique, Ier siècle av. J.-C.).
Voilà une belle réputation ! Il est vrai que les événements donnent raison à l'historien : en 312 av. J.-C. par exemple, Antigone le Borgne, général du grand Alexandre, voulut faire payer à ces commerçants qu'on disait déjà forts riches une taxe sous formes d'aromates.
Grave erreur ! Les Nabatéens finirent par massacrer les Grecs et se faire une belle place dans ce nouveau monde né des conquêtes d'Alexandre. Ils étaient désormais incontournables.
« Pour ceux qui les ignorent, il est utile de rapporter les usages de ces Arabes, grâce auxquels, semble-t-il, ils sauvegardent leur liberté. Ils vivent en plein air et appellent patrie ce territoire sans habitations, qui n'a ni rivières ni sources abondantes pouvant ravitailler en eau une armée ennemie. Ils ont pour coutume de ne pas semer de grains, de ne pas planter d'arbres fruitiers, de ne pas boire de vin et de ne pas construire de maisons. Si quelqu'un est pris à agir autrement, le châtiment est la mort. Ils suivent cette coutume parce qu'ils croient que, pour pouvoir en jouir, les possesseurs de ces biens se laisseront aisément contraindre par les puissants à exécuter leurs ordres.
Certains élèvent des chameaux, d'autres du petit bétail qu'ils font paître dans le désert. Des nombreuses tribus arabes, ceux-ci sont de loin les plus riches, quoique leur nombre ne dépasse guère dix mille. [...] Ils aiment passionnément la liberté, et lorsqu'une forte troupe ennemie s'avance, ils s'enfuient dans le désert qui leur sert de forteresse : le manque d'eau le rend inaccessible aux autres, mais, pour eux seuls qui ont creusé dans la terre des réservoirs revêtus d'un enduit de chaux, il est un asile sûr » (Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, Ier siècle av. J.-C.).
Comment se faire remarquer…
Dès le IIIe siècle avant J.-C. les Nabatéens ne sont plus de pauvres nomades mais les habitants d'un véritable royaume qui se développe autour de leur capitale, une ville occupée autrefois par les Édomites et connue sous le nom de Pétra, « la Roche ».
Mais ils n'ont pas oublié pour autant leur origine : ces nomades continuent en majorité à vivre sous la tente et à s'adonner au commerce. Petit à petit, l'argent entre dans les caisses, attirant le regard des puissances voisines.
C'est d'abord le roi Antiochos XII, de la dynastie hellénistique des Séleucides, qui a la mauvaise idée en 87 av. J.-C. de les provoquer : il est massacré avec ses troupes. Puis c'est le tour des Romains et de l'empereur Auguste de s'intéresser à eux, à leur plus grand malheur.
En 64 av. J.-C., il envoie le préfet d'Égypte, Aelius Gallus, annexer le royaume de Saba, en Arabie du sud. Rien de plus facile, il suffit d'utiliser la parfaite connaissance du pays qu'ont leurs alliés, les Nabatéens. Grave erreur... Les 10 000 hommes de l'expédition, mal conseillés, se perdent dans le désert et ce n'est qu'après 6 mois d'errance que le Romain put rejoindre Alexandrie, maudissant ces amis bien peu fiables.
David contre Goliath
Le début de notre ère est aussi celui de l'apogée des Nabatéens grâce au bien-nommé Arétas IV « Philopatris » (« qui aime son peuple »).
Sous son règne la paix et les affaires fleurissent et la ville de Pétra se couvre de monuments, tous plus splendides les uns que les autres : théâtre, tombeaux, palais... Rien n'est trop beau pour le royaume dont les richesses sont visibles jusqu'à Hégra (site d'Al-'Ula), en Arabie.
Les Romains sont en embuscade et se montrent de plus en plus pressants, observant d'un œil envieux les lourdes caravanes qui semblent les narguer. En définitive, les Nabatéens ne peuvent rien face à la volonté de Trajan d'unifier son Empire : en 106, la région est annexée et devient une simple division de la grande province d'Arabie, gérée à partir de la belle ville de Bosra (Syrie).
La dynastie régnante à Pétra disparaît sous le rouleau compresseur romain, ce qui n’empêche pas sa cité de continuer à briller. Elle accède même au titre de Petra Metropolis en 130, après la visite d'Hadrien.
Mais rien n'y fait, le trafic se déplace vers Palmyre et même si Pétra reste une des plus grandes métropoles de la région, devenant même évêché à l'arrivée du christianisme, au IVe siècle, le déclin est là, accéléré par plusieurs tremblements de terre. L'arrivée des Croisés en 1116 ne parvient pas à réveiller la belle endormie qui, trop éloignée des routes des pèlerins musulmans, finit par être délaissée par les Arabes.
Ce n'est qu'en 1812 qu'un curieux du nom de Johann Ludwig Burckhardt fait redécouvrir à l'Occident une cité morte nichée dans les montagnes de Jordanie. Avec elle, c'est tout un peuple qui sort enfin de l'oubli.
Au royaume de l'utopie
Chez les Nabatéens, on aime bien mélanger traditions bédouines et modèle hellénistique. C'est ainsi que la société s'est peu à peu organisée selon le modèle des Ptolémées, avec à sa tête un clan royal très attaché à la notion de dynastie, ce qui a rendu le système relativement stable.
« Celui qui a fait prospérer son peuple », « Celui qui a sauvé son peuple »... Les titres que s'attribuaient les souverains témoignent du rôle important que se donnaient ces « maîtres » dans la bonne marche de la société. Ils n'hésitaient pas d'ailleurs à y associer leurs épouses, appelées « sœurs » suivant l'usage du Proche-Orient, et dont le rôle éminent est prouvé par leur présence sur des pièces de monnaie représentant le profil du couple.
Le roi n'est pas le seul à gérer le pays comme l'a expliqué Strabon : « Pétra a un roi particulier toujours issu du sang royal nabatéen, mais celui-ci délègue ses pouvoirs à un des compagnons de son enfance, qui a le titre de ministre et qu'il appelle son frère » (Géographie, Ier s.).
Un rang au-dessous se trouvait le « stratège », militaire qui faisait le lien avec le reste de la population, fonctionnaires, artisans, marchands et esclaves, même si ceux-ci semble-t-il étaient peu nombreux.
L'organisation générale de la société et son système législatif n'ont cessé d'étonner les contemporains comme on peut le voir à travers ce témoignage : « Il règne à Pétra un ordre parfait, j'en ai pour preuve ce que le philosophe Athénodore, mon ami, qui avait visité Pétra, me contait avec admiration : il avait trouvé fixés et domiciliés dans Pétra un grand nombre de Romains parmi d'autres émigrants étrangers, et, tandis que les étrangers étaient perpétuellement en procès soit entre eux soit avec les gens du pays, jamais ceux-ci ne s'appelaient en justice, vivant toujours en parfaite intelligence les uns avec les autre » (Strabon, Géographie, Ier s.). C’est Utopia avant l’heure !
Le nabatéen est une langue venue d'Arabie, bien connue grâce aux milliers d’inscriptions qui couvrent les monuments et roches du territoire. Si quelques papyrus ont apporté de la matière à l'entreprise de déchiffrement, ce sont surtout les graffiti qui ont permis d'en savoir plus sur la langue et la culture du pays. Gravés pour la plupart par des marchands et pèlerins pour commémorer leur voyage et remercier les dieux, ces messages ont aussi permis de mettre en lumière les liens entre écriture arabe et nabatéenne. Liée à l'araméen, le nabatéen a en effet servi à partir du IIe s. de support écrit aux sons arabes auxquels il s'est adapté : si le type cursif et les ligatures d'origine ont été conservés, des points ont été petit à petit ajoutés à son alphabet pour différencier certaines lettres et pouvoir retranscrire tous les sons. C'est à partir de cette évolution que l'écriture arabe s'est constituée officiellement vers le VIe s., avant de prendre son essor.
Les affaires avant tout
Chez les Nabatéens, on est d'abord caravaniers. Que faire d'autre dans une région qui ne propose guère que cuivre et bitume ? Certes, cela leur a permis de devenir incontournables pour toutes les activités d'embaumement et de calfatage, mais cela ne fait pas vivre un royaume.
Heureusement, ce peuple de nomades a su tirer parti de sa position centrale sur les grandes routes commerciales de l'époque. Stratégiquement installés entre Afrique, Europe et Asie, les Nabatéens ont vite monopolisé le trafic des marchandises circulant entre mers et continents : « Nombreux sont les Nabatéens transportant jusqu'à la Méditerranée l'encens, la myrrhe et les aromates les plus précieux que leur livrent les convois venus de l'Arabie dite heureuse » (Diodore de Sicile, Bibliothèque historique, Ier s.).
Leurs caravanes, composées de centaines de chameaux, pouvaient rejoindre les routes de la soie vers le nord ou se diriger vers Hégra (Arabie), dernier poste avant la traversée vers le sud en direction de la côte du Yémen actuel. S’ils ont impressionné les chroniqueurs de l'époque, ces convois n'étaient pas la seule source de revenus.
Ces adroits négociants avaient compris tout l'intérêt de se proclamer responsables de l'organisation et la sécurité de tous les convois posant un sabot sur leurs terres : ils construisirent donc ports, forts et routes pavées pour faciliter les allées et venues, mais n'oublièrent pas de demander en échange de leurs efforts des taxes qui pouvaient atteindre 25 % de la valeur des biens transportés.
C'est ainsi qu'ils purent établir des bureaux commerciaux jusque dans les îles de la mer Égée, et donner à leur Pétra la magnificence d'une capitale.
« Les Nabatéens sont sobres et parcimonieux au point que la loi chez eux frappe d'une amende celui qui a écorné son bien et décerne au contraire des honneurs à celui qui l'a augmenté. Comme ils ont peu d'esclaves, ils sont servis habituellement par des parents, à charge de revanche bien entendu ; bien souvent il leur arrive aussi de se servir eux-mêmes, et cette nécessité s'étend jusqu'aux rois. Ils prennent leurs repas par tables de treize, et à chaque table sont attachés deux musiciens. Le roi a une grande salle qui lui sert à donner de fréquents banquets. Dans ces banquets personne ne vide plus de onze coupes (l'usage est, chaque fois qu'on a bu, d'échanger contre une autre la coupe d'or que l'on vient de vider). Le roi, ici, est si mêlé à la vie commune que, non content de se servir souvent lui-même, il sert parfois les autres de ses propres mains. Quelquefois aussi il est tenu de rendre des comptes à son peuple et voit alors toute sa conduite soumise à une sorte d’examen public. Les habitations, construites en très belle pierre, sont magnifiques, mais les villes n’ont pas de mur d’enceinte par la raison que la paix est l’état habituel du pays » (Strabon, Géographie, Ier s. av. J.-C.).
Vivre avec les dieux et les morts
En Nabatène, rien n'est moins organisé que la religion. Il y a des dieux de toutes sortes !
Terre de rencontre, la région accueillit à bras ouverts les divinités apportées dans les bagages des populations choisissant de s'installer dans ce territoire. Retenons le dieu Dusharâ, protecteur du roi, dont le nom peut venir d'une montagne dominant Pétra ou d'une autre, proche de La Mecque, prouvant son origine arabe.
À ses côtés on trouvait d'autres idoles empruntées aux panthéons de l’époque comme la déesse Al'Uzza (« La Très forte ») qui est un mélange d'Isis et Aphrodite. Pour honorer ce petit monde, les habitants pouvaient se rendre dans les grands temples ou dans les sanctuaires rupestres où avaient lieu sacrifices et banquets.
Concernant les morts, Strabon est très clair : « Aux yeux du Nabatéen, les restes mortels n’ont pas plus de prix que du fumier, croyance analogue à cette pensée d’Héraclite : « L’homme mort ne vaut pas le fumier qu’on jette dans les rues. » Conséquemment, ils enterrent leurs rois eux-mêmes à côté de leurs trous à fumier » (Géographie).
Mais comment le croire alors qu'on peut toujours admirer, à Pétra comme à Hégra, des complexes funéraires luxueux qui rivalisent d'originalité ? Façades orientalisantes avec frises variées pour les notables ou tombes de style classique à fronton, colonnes et chapiteaux corinthiens, pour les souverains.
Ces lieux prestigieux étaient destinés à recevoir les dépouilles de familles entières dont les corps étaient préparés pour résister à la décomposition, à la façon d'une momification, avant d'être recouverts de trois couches de tissu et transportés dans des sortes de linceuls à poignées jusqu'à leur « maison d'éternité ».
Les amateurs d'archéologie ont dû tendre l'oreille, en cette fin d'année 2019, en entendant parler de l'organisation d'une exposition à l'Institut du Monde Arabe de Paris, intitulée « AlUla, merveille d'Arabie ». On pouvait enfin avoir une idée du bijou que cache depuis des siècles le désert d'Arabie saoudite : Hégra (Madâ'in Sâlih), la petite sœur de Pétra. Situé à près de 25 km de la ville d'Al'-Ula, le site lui-même se compose d'innombrables gravures néolithiques mais surtout, dans un paysage lunaire, de dizaines de tombeaux creusés à même les rochers de grès. Développée à partir du Ier siècle avant notre ère par les Nabatéens, la ville sut profiter à la fois d'une belle oasis et de sa position stratégique, à la frontière sud du royaume, sur la route reliant le Yémen à la Méditerranée. Aujourd'hui elle est redevenue un enjeu capital, tant pour la connaissance des Nabatéens que pour l'image de marque de l'Arabie saoudite qui souhaite mettre à profit ce site exceptionnel pour préparer l'après-pétrole en devenant une destination à la mode. Les affaires vont bon train : les investissements se multiplient, la coopération avec la France se développe, au niveau archéologique et touristique, les hôtels sortent de terre. D'ici à 2030, ce ne sont pas moins de 30 millions de visiteurs qui sont attendus !
Bibliographie
Marie Guilia Amadasi Guzzo, Pétra, éd. Arthaud, 1997,
Marie-Jeanne Laroche, Pétra et les Nabatéens, 2009, Guide Belles Lettres des civilisations,
Alula, merveille d'Arabie, catalogue d'exposition, éd. Gallimard – Institut du Monde arabe, 2019.
Le Moyen-Orient dans la tourmente
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Gilles Simard (02-09-2020 22:26:37)
Lors d'un séjour en Israël, j'ai eu l'occasion de visiter plusieurs sites dans le Negev, en Judée et en Jordanie. votre article mentionne "maîtrise de l'irrigation", sans quère plus. En fait, les... Lire la suite