La bataille pour la légalisation de l’IVG avait eu son procès emblématique, celui de Bobigny ; le combat pour la refonte de la législation sur le viol aura également le sien, celui d’Aix-en-Provence, en 1974. Chaque fois, c’est la même femme qui est à la manœuvre : l’avocate féministe Gisèle Halimi.
Le 21 août 1974, deux jeunes touristes belges sont agressées et violées par trois hommes. Leur procès, tenu en mai 1978 à Aix-en-Provence, va mettre sous les feux de l’actualité une réalité trop souvent passée sous silence et surtout révéler la misogynie qui imprègne la société française.
Dans leur livre Et le viol devint un crime (Vendémiaire, 2014, aujourd'hui épuisé), les historiens Jean-Yves Le Naour et Catherine Valenti, expliquent pourtant qu’il s’agit là d’un tournant. En faisant apparaître le caractère particulièrement rétrograde de certaines attitudes, ce procès va conduire à la criminalisation du viol.
Une violence ordinaire
Tout commence dans la nuit du 21 au 22 août 1974, quand deux jeunes touristes belges, Anne Tonglet et Araceli Castellano, sont violées par trois hommes dans la calanque de Morgiou, à Marseille, où elles campaient depuis la veille.
Au terme d’une nuit d’horreur, les deux jeunes femmes vont porter plainte auprès de la gendarmerie la plus proche. Les trois violeurs sont rapidement arrêtés : or, s’ils reconnaissent avoir eu des relations sexuelles avec les jeunes femmes, ils affirment que celles-ci étaient consentantes – ce sera jusqu’au bout leur ligne de défense, y compris lors du procès.
La juge d’instruction qui auditionne les deux jeunes femmes dès le lendemain du crime, malgré la gravité des séquelles constatées par les médecins, décide pour sa part requalifier les faits en délit de coups et blessures « n’ayant pas entraîné une incapacité totale de travail personnel supérieure à 8 jours ».
Cette affaire est d’une banalité absolue : des centaines de plaintes pour viol sont ainsi requalifiées chaque année en attentats à la pudeur, voire en simples « coups et blessures ». La seule différence ici, mais c’est une différence de taille, c’est que les deux victimes trouvent le courage de refuser cette requalification ; elles vont dès lors se battre pour que leur affaire soit jugée aux Assises.
Dans ce combat, elles sont assistées par le mouvement féministe, qui se saisit de leur histoire pour lancer une campagne contre le viol auprès de l’opinion publique. « L’affaire de ces deux femmes, c’est aussi notre affaire, celle de toutes les femmes », affirment les « Pétroleuses », un groupe du MLF tendance lutte des classes.
La Ligue du droit des femmes, présidée par Simone de Beauvoir, entreprend quant à elle un travail discret mais considérable : Colette de Marguerye, l’avocate de la Ligue, s’est en effet associée aux avocates belges d’Anne et Araceli pour les aider à ficeler leur plaidoirie, qui ne vise rien de moins qu’à demander au tribunal correctionnel de reconnaître son incompétence et à se désister en faveur des Assises.
Avant que ne s’ouvrent les débats au palais de Justice de Marseille, le 17 septembre 1975, une vingtaine de télégrammes sont adressés au président pour lui rappeler que la dignité des femmes ne peut s’accommoder de la disqualification systématique du crime de viol. Ce n’est pas encore une mobilisation générale, mais tout de même un début significatif. Le jugement est mis en délibéré et le 15 octobre suivant, le tribunal correctionnel de Marseille se déclare incompétent. De facto, l’affaire est renvoyée aux Assises, ce qui est une première victoire pour les plaignantes.
C’est alors qu’entre en scène Gisèle Halimi. Les deux victimes ont fait sa connaissance lors d’une conférence que l’avocate est venue prononcer à Bruxelles. Halimi invite Anne et Araceli à la permanence parisienne de son association Choisir, et est officiellement intronisée comme le nouveau conseil des deux jeunes femmes.
Comme elle avait fait du procès de Bobigny, en 1972, le procès de l’avortement, Me Halimi va faire du procès d’Anne et Araceli le procès du viol, transformant le tribunal en tribune pour dénoncer l’absence de répression de ce crime qui touche au premier chef les femmes.
Le procès en Assises des violeurs d’Anne et Araceli s’ouvre à Aix-en-Provence le 2 mai 1978. Il est fortement médiatisé et se déroule dans un climat très tendu, voire violent, dont témoignent tous les acteurs de l’époque. Défendus par Me Gilbert Collard, un jeune avocat qui s’est illustré deux ans plus tôt lors du procès Ranucci, les trois accusés restent sur la même ligne de défense, celle du consentement des victimes.
Le président du tribunal ayant fermement refusé que Gisèle Halimi fasse défiler à la barre des « grands témoins » de moralité comme elle l’avait fait à Bobigny en 1972, l’avocate élève sa plaidoirie à un niveau plus général : partant du cas d’Anne et Araceli, elle récuse la notion de consentement, que l’on mobilise en justice seulement pour les affaires de viol, et qui transforme scandaleusement les plaignantes en accusées et les coupables en victimes.
Pour aucune autre agression, souligne-t-elle, on ne demanderait à la victime de prouver qu’elle n’a pas consenti à se faire agresser. Au terme de deux jours de débats, les accusés sont condamnés à quatre et six ans de prison – quatre ans pour deux d’entre eux, six pour celui qui était considéré comme le meneur.
Au-delà de cette condamnation relativement sévère, le retentissement du procès est tel qu’il va pousser les pouvoirs publics à modifier la loi : il paraît désormais indispensable de réformer les dispositions du code pénal de 1832.
Une loi pour l’Histoire
Étonnamment, le Sénat, avec une majorité favorable au président Valéry Giscard d’Estaing, s’empare le premier du débat législatif. La haute assemblée était réputée conservatrice en matière de droit des femmes par le fait que sa majorité radicale et anticléricale s’était constamment opposée au suffrage féminin sous la IIIe République. Cette fois, elle fait preuve d’un esprit d’initiative inattendu : elle s’empare de la question du viol dès la fin du mois de juin 1978, soit moins de deux mois après le procès d’Aix-en-Provence.
Comprenant cinq articles, le texte adopté par le Sénat les 27 et 18 juin 1978 instaure tout d’abord une nouvelle définition du viol, l’article 1 retenant une seule qualification : « Tout acte sexuel de quelque nature qu’il soit, imposé à autrui par la violence, contrainte ou surprise, constitue un viol », puni d’une peine de cinq à dix ans de réclusion ; l’article 2 impose la publicité de toute condamnation pour viol, afin que l’opprobre qui s’attache à son crime poursuive publiquement le violeur ; l’article 3 modifie les règles de procédure pénale en matière de viol, les agents hospitaliers ayant désormais l’obligation de dénoncer au procureur de la République les viols dont ils ont eu connaissance ; l’article 4 stipule que certaines associations pourront se porter partie civile dans les affaires d’agression sexuelle ; enfin l’article 5 pose le principe de la publicité des débats pour les procès aux Assises.
C’est ce texte élaboré par le Sénat que l’Assemblée nationale commence à discuter en avril 1980, soit près de deux ans après le procès d’Aix-en-Provence. Le projet est présenté au nom du gouvernement par Monique Pelletier, la ministre déléguée chargée du droit des femmes.
Après la discussion générale, les députés examinent les différents articles du texte voté en 1978 par le Sénat, et discutent des amendements proposés par la commission des lois de l’assemblée. Parmi les points les plus discutés figure la définition du viol, la terminologie adoptée par le Sénat – « Tout acte sexuel » – paraissant insatisfaisante à nombre de députés. La formulation définitive de la loi du 23 décembre 1980 est finalement la suivante : « Tout acte de pénétration sexuelle, de quelque nature qu’il soit, commis sur la personne d’autrui, par violence, contrainte ou surprise, constitue un viol. »
Reste à établir pour cet article 1er – qui modifie les articles 331, 332 et 333 du code pénal – une échelle des sanctions. Le Sénat avait proposé de la réduire et de passer à « cinq à dix ans de réclusion criminelle » – au lieu de dix à vingt ans précédemment –, afin que des sanctions trop sévères ne poussent pas les jurys populaires à l’acquittement systématique.
Socialistes et communistes sont favorables à cet allègement, mais la commission des lois propose un amendement visant à maintenir l’échelle des peines existante, position à laquelle se rallie finalement le gouvernement, au grand dam de la députée du PC Hélène Constans qui rappelle qu’en 1978 au Sénat, le gouvernement s’était prononcé en faveur de la réduction des peines.
Là encore, c’est au terme de la navette parlementaire, en mai-juin puis octobre-novembre 1980, que sera retenue la diminution de la peine encourue : « Le viol sera puni de la réclusion criminelle à temps de cinq à dix ans. » Des sanctions plus lourdes sont toutefois prévues en cas de circonstances aggravantes : de dix à vingt ans de réclusion criminelle pourront être requis lorsque le viol aura été commis « soit sur une personne particulièrement vulnérable en raison d’un état de grossesse, d’une maladie, d’une infirmité ou d’une déficience physique ou mentale, soit sur un mineur de quinze ans, soit sous la menace d’une arme, soit par deux ou plusieurs auteurs ou complices, soit par un ascendant légitime, naturel ou adoptif de la victime, ou par un personne ayant autorité sur elle ou encore par une personne qui a abusé de l’autorité que lui confèrent ses fonctions. »
Les circonstances aggravantes du crime de viol sont particulièrement nombreuses, et la plupart n’ont pas fait l’objet de discussions entre les députés. Toutefois, alors que le Sénat avait consacré au viol collectif un article particulier, il est désormais inclus dans l’article 1er ; quant au caractère aggravant de la grossesse de la victime, il a été rajouté a posteriori, par l’adoption d’un amendement présenté par le député Nicolas About, médecin de formation, qui a eu souvent l’occasion de constater un traumatisme supplémentaire chez les femmes qui étaient enceintes au moment où elles ont été violées.
Les alinéas suivants de l’article 1er concernent les attentats à la pudeur ; la notion est donc conservée, au grand dam des associations féministes qui craignent que, comme avant 1980, les juges ne requalifient systématiquement les viols. L’attentat à la pudeur « commis ou tenté avec violence, contrainte ou surprise sur une personne autre qu’un mineur de quinze ans » est un délit sanctionné par une peine de trois à cinq ans de prison, et de 6000 à 60.000 francs d’amende, ou bien de l’une de ces deux peines seulement ; il existe toutefois des circonstances aggravantes qui sont les mêmes que pour le viol.
L’article 2 de la nouvelle loi prévoit l’insertion, à la fin de l’article 378 du code pénal, d’un alinéa qui lève partiellement le secret médical en autorisant le médecin, avec l’accord de la victime, à porter « à la connaissance du procureur de la République les sévices qu’il a constatés dans l’exercice de sa profession et qui lui permettent de présumer qu’un viol ou un attentat à la pudeur a été commis ». Cet article a été définitivement adopté lors du débat d’avril 1980 à l’Assemblée nationale, en dépit des réticences du député-médecin Nicolas About : ce dernier avait présenté un amendement visant justement à supprimer la possibilité pour les médecins de dénoncer un viol – les médecins sont en effet traditionnellement attachés à la préservation du secret médical, garant selon eux de la relation de confiance entre patients et praticiens.
L’article 3 permet aux associations de se porter parties civiles dans des affaires de viol, mais à condition qu’elles existent depuis au moins cinq ans et qu’elles aient pour objet statutaire la lutte contre les violences sexuelles – certains députés auraient voulu étendre cette possibilité à toutes les associations féministes sans restriction.
L’article 4 concerne le huis clos, qui était quasi-systématiquement ordonné par les juges : désormais, il ne pourra être décidé que si la victime elle-même en fait la demande, ou en tout cas si elle ne s’y oppose pas. Enfin l’article 5 prévoit que « la publication et la diffusion d’informations sur un viol ou un attentat à la pudeur par quelque moyen que ce soit ne doit en aucun cas mentionner le nom de la victime ou faire état de renseignements pouvant permettre son identification à moins que la victime n’ait donné son accord écrit ».
Le 11 avril 1980, après l’examen des différents amendements, la députée communiste Chantal Leblanc résume l’enjeu des débats : la nouvelle loi « est le fruit de la lutte des femmes et des hommes pour la transformation des mentalités retardataires, pour le refus des images qui les réduisent les uns au rôle de conquérant et les autres à celui de soumise » ; cette loi, espère-telle, « ne fera plus de la victime une présumée coupable ». Après trois navettes successives entre l’Assemblée nationale et le Sénat, la loi sur le viol est officiellement promulguée le 23 décembre 1980 et publiée dans le Journal officiel du lendemain.
La répression du viol dans la France contemporaine
Si les mœurs font la loi, la loi fait aussi les mœurs, mais elle ne fait pas tout. Certes, les Françaises sont sorties du silence culpabilisateur dans lequel elles avaient longtemps été enfermées : elles sont sept fois plus nombreuses à porter plainte aujourd’hui qu’en 1978, quand Anne et Araceli bataillaient devant la cour d’Assises d’Aix-en-Provence.
Les policiers et gendarmes sont désormais formés pour recueillir la parole des victimes, le viol est reconnu comme un crime et comme un violent traumatisme que la justice punit plus sévèrement. Un numéro vert destiné aux victimes a vu le jour en 1986, le viol conjugal, rejeté lors du débat de 1980, est entré dans le code pénal douze ans plus tard, au moment où les notions « d’attentats aux mœurs » et « d’outrages à la pudeur » en sortaient pour être remplacées par la formule moralement plus neutre d’« agression sexuelle ».
Enfin, depuis 1998, le suivi socio-judiciaire est requis dans ce genre d’affaires, et en 2000 a été créé un fichier regroupant les empreintes génétiques des délinquants sexuels, tant pour servir la police que pour dissuader les candidats au crime qui ne peuvent plus ignorer qu’ils seront identifiés, arrêtés et condamnés.
Cela est-il pour autant suffisant ? Il y toujours semble-t-il une sous-déclaration systématique des cas de viol, beaucoup de femmes hésitant encore à porter plainte. Les enquêtes régulières de l’INSEE, du Haut conseil à l’égalité comme de l’Observatoire national de la délinquance évaluent le nombre de viols de 50 000 à 100 000 par an, ce qui signifie qu’une femme sur cinq ou sur dix seulement entamerait des démarches judiciaires. Par ailleurs, un grand nombre de plaintes pour viol sont classées sans suite, celles notamment qui concernent des agressions anciennes, prescrites par la loi ou en tout cas trop éloignées dans le temps pour que la Justice puisse rassembler des preuves et poursuivre les coupables.
Par ailleurs, la correctionnalisation n’a pas disparu, en théorie parce qu’elle est plus rapide, mais surtout parce qu’elle est moins coûteuse que les Assises. Contrairement à l’esprit de la loi de 1980, on continue ainsi à déqualifier des viols en les requalifiant en agressions sexuelles.
Les cours criminelles départementales, créées par la loi du 23 mars 2019, peuvent toutefois constituer un moyen terme entre les Assises et la correctionnelle : cette juridiction nouvelle, composée de cinq magistrats professionnels, est compétente pour juger les crimes punis de quinze à vingt ans de réclusion, ce qui est le cas du crime de viol. C’est ainsi devant la cour criminelle du Vaucluse que sont jugés le mari de Gisèle Pelicot et les 49 hommes qui l’ont violée. Reste à savoir si cette affaire hors-normes et l’onde de choc qu’elle a provoquée réussira véritablement à faire bouger les lignes.
Depuis près de cinquante ans, depuis que les femmes ont commencé à prendre la parole, la société française a parcouru du chemin ; cependant, les stéréotypes qui faisaient du viol un crime un peu moins grave que les autres ont-ils totalement disparu ? Même si l’affaire Pelicot aboutit un jour prochain à une nouvelle réforme de la législation sur le viol, il restera à faire évoluer les mentalités. Comme l’affirmait déjà la féministe Benoîte Groult en 1976, la loi à elle seule ne peut pas éradiquer définitivement le viol : « Il ne servira pas à grand-chose de modifier les lois, de faire apprendre le judo aux filles ou de traîner en justice un violeur par-ci, par-là, tant que nous resterons persuadés que les femmes sont par nature craintives et vulnérables, et les hommes agressifs et impossibles à réprimer ».
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