Philosophe anglais du XVIIème siècle, John Locke apparaît comme l'un des fondateurs de l'empirisme en philosophie (idée selon laquelle nos connaissances découlent de l’expérience). Ayant traversé les deux révolutions anglaises, il en a tiré les fondements du libéralisme politique dans des ouvrages publiés dans la dernière partie de sa vie : Lettre sur la Tolérance (1689), Essai sur l’entendement humain (1690), Deux Traités du Gouvernement (1693)...
Les Lettres anglaises de Voltaire ont donné aux Français l’image erronée d’un John Locke libre-penseur. Montesquieu ne s’est pas moins nourri de ses idées politiques dans L’Esprit des Lois. On peut penser que Rousseau s'en est inspiré également à propos de l’état de nature, du peuple souverain et du contrat social. Les principes libéraux de Locke se retrouvent aussi, un siècle plus tard, dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789.
Plus crûment, son empirisme a conduit des révolutionnaires, dans les siècles suivants, à considérer l’esprit humain comme une table rase, tabula rasa, ou comme une feuille de papier blanc (sheet of white paper) sur laquelle il était permis de tout expérimenter en faisant fi de la tradition…
Une jeunesse marquée par la Révolution anglaise
Né le 29 août 1632 dans le village de Wrington (Somersetshire), le futur philosophe est issu d'une famille aisée. Son grand-père était un riche commerçant et son père, conseiller juridique. Sa jeunesse est très marquée par la Première Révolution anglaise. D’une grande violence, elle poussera à l’exil l’autre grand penseur de ce temps, son aîné Thomas Hobbes (1588-1679), tant il en était effrayé.
En 1640, Olivier Cromwell, député de Cambridge, s’affirme comme l’adversaire du roi Charles Ier Stuart, auquel il reproche un pouvoir très personnel. La guerre civile éclate en Angleterre entre les Cavaliers (le parti de Charles Ier) et les Têtes rondes (puritains). Cromwell forme son propre régiment, les Ironsides (Cotes de Fer), et remporte la bataille aux côtés des Têtes rondes à Marston Moor le 2 juillet 1644. Le roi se réfugie en Écosse. Mais en 1647, les Écossais le livrent à ses ennemis. Charles Ier arrive à s’échapper mais il est battu une seconde fois. Cromwell s’empare du pouvoir et, le 30 janvier 1649, Charles Ier est décapité en place publique.
Le 19 mai 1649, la Chambre des Communes déclare dans son procès-verbal que « le peuple d'Angleterre et de tous les territoires et dominions y ressortissant était constitué comme République et État libre…» le royaume devient un Commonwealth and Free State, c’est-à-dire une république. En 1653, Cromwell reçoit le titre de « lord protecteur des Trois royaumes » (Angleterre, Écosse, Irlande) et devient de façon officielle dictateur jusqu’en 1658. Après sa mort continue de régner sur l’Angleterre un ordre puritain rigide.
Le père de John Locke, animé de sympathies puritaines, combat comme capitaine de cavalerie dans l’armée parlementaire. Confronté à ces événements dramatiques, le futur philosophe comprend le danger que constitue une monarchie absolue lorsque celle-ci n'obéit qu'à l'arbitraire du prince.
Pour l’heure, il suit de brillantes études à Oxford et gagne le titre de King's Scholar. En 1659, il devient Senior Student. Il se lie d’amitié avec le physicien Robert Boyle et l'aide dans ses recherches. Dans le même temps, le pays revient à la monarchie. Le 29 mai 1660, le fils du roi décapité monte sur le trône sous le nom de Charles II Stuart.
La carrière de John Locke suit une progression régulière : en 1660 il donne des cours de grec, en 1662 il enseigne la rhétorique et en 1663 il devient censeur en philosophie morale. Pourtant, les disciplines qui l'attirent sont plutôt scientifiques, que ce soit la géométrie, l'astronomie ou encore la physique et la médecine. Il se découvre une passion pour la médecine, notamment celle du Cercle d'Oxford autrement appelée en 1660 la Royal Society. En 1661, il est élu membre de celle-ci.
Locke découvre l’état de nature selon Hobbes
En 1660, le jeune John Locke perd son père. Il s’éloigne alors du camp parlementaire cher à sa famille et traverse alors une période antilibérale fortement inspirée par la philosophie politique de Thomas Hobbes.
Dans son œuvre majeure, Léviathan (1651), Hobbes défend l’idée selon laquelle à l’état de nature, les hommes privés de lois, sont mus par leurs seuls droits naturels (l’état de nature ne doit pas être compris comme la description d'une réalité historique mais comme une fiction théorique).
La notion de droit naturel chez Hobbes marque un tournant par rapport au droit naturel classique, qui est une tradition remontant de Platon à Aristote. Il s'agit d'un droit inscrit dans l'ordre naturel du monde, un cosmos, qui définit la place de chaque être à l'intérieur de cet ordre.
Hobbes inaugure le droit naturel moderne : ce droit ne renvoie plus au monde mais à la nature de chacun, on part de l'individu et de sa conservation et non de l'harmonie générale.
Ainsi Hobbes définit le droit de nature au chapitre XIV du Léviathan intitulé « Des deux premières lois naturelles » comme « la liberté qu'a chacun d'user comme il le veut de son pouvoir propre pour la préservation de sa propre nature ».
Selon Hobbes, les hommes à l'état de nature sont libres et c'est cette même liberté qui les conduit à entrer en concurrence les uns avec les autres pour l’appropriation des biens nécessaires à la survie. D’où un état de guerre permanent, qui n’est pas une situation d’affrontement mais un état où chacun est l’ennemi de chacun.
Le seul moyen d’en sortir et d'atteindre la paix, c’est d’établir par un pacte mutuel un pouvoir commun, qui s’impose à tous, c’est-à-dire de se dessaisir de son droit de nature illimité au profit d’un pouvoir commun, placé au dessus de tous les hommes. Pour Hobbes seule une politique autoritaire peut être génératrice d’ordre et de droit.
Shaftesbury, la providence de Locke
En 1666, une connaissance commune présente John Locke à Lord Anthony Ashley Cooper, plus tard Ier comte de Shaftesbury. En tant que membre et bientôt chef d'un groupe d’opposants politiques connu sous le nom de Whigs, Ashley est l'une des figures les plus influentes d'Angleterre sous la Restauration monarchique.
Ashley est impressionné par Locke et lui demande de le rejoindre à Londres en tant que précepteur de son fils et médecin personnel, bien que Locke n'ait pas alors de diplôme en médecine. C’est le début d’une amitié très forte entre les deux hommes. Lord Ashley Chancelier de l’Échiquier (ministre des finances) du roi Charles II, engage Locke comme secrétaire. En 1669, il lui confie la rédaction des Constitutions fondamentales de la Caroline, l’une des colonies anglaises d’Amérique... ce qui le conduit à légaliser l'esclavage des noirs.
Ashley est partisan d’une monarchie constitutionnelle et défend la liberté civile ainsi que la tolérance religieuse. Locke partage ces idéaux, ce qui l’amène à rédiger des textes sur la tolérance pour nourrir les discours d’Ashley devant le Parlement. Il commence à composer son Essai sur la tolérance et montre que la tolérance religieuse doit s'inscrire dans le pouvoir politique comme un devoir.
En 1668, Locke publie l'Anatomica et en 1669 le De Arte Medica, deux traités médicaux qui lui valent une grande notoriété. Il loue les sciences de l'observation et montre qu'avant d'établir les principes d'une quelconque science, il faut s'interroger sur les limites de notre connaissance. Quels objets pouvons-nous connaître et lesquels nous sont inaccessibles ? Ces réflexions constituent les prémices de son ouvrage majeur, l’Essai sur l'entendement humain. Il va en tracer l'esquisse dans les années suivantes après avoir étudié la pensée de René Descartes (1596-1650). Pour le philosophe français, comme pour Spinoza et Leibniz, la raison est à la source de la connaissance. En réponse à cette philosophie rationaliste, Locke défend une approche empiriste et soutient que toutes nos connaissances dérivent de l’expérience, y compris les plus abstraites.
Mais le temps n'est pas venu des publications philosophiques... Autour de lui, le climat politique se corse à nouveau. Comblé d’honneurs, Ashley devient Ier comte de Shaftesbury et accède le 17 novembre 1672 à la fonction de Lord Chancelier d’Angleterre (Premier ministre). Il en profite pour nommer son ami Locke commissaire au sein de l’influent Board of Trade and Plantations, en charge de la colonisation de l’Amérique.
Entretemps rebondit la querelle religieuse. Sans enfant légitime, Charles II a pour héritier son frère le duc d’York, qui est catholique de cœur et projette d’épouser une princesse catholique, Marie de Modène. Le camp anglican, auquel appartient Shaftesbury, s’en inquiète mais le roi ne veut rien entendre et, le 9 novembre 1673, il démet Shaftesbury de ses fonctions. Shaftesbury n’en continue pas moins de s’opposer à Charles II.
John Locke, par lassitude et pour soigner sa santé fragile, choisit en novembre 1675 de gagner la France. Il se rend à Montpellier et en profite pour compléter sa formation en médecine. En 1679 enfin, il rentre en Angleterre où son ami Shaftesbury s’est vu offrir par le roi la juteuse fonction de Lord président du Conseil. Mais ce regain de faveur ne dure pas et Shaftesbury va devoir s’exiler à Amsterdam où il meurt en 1683.
John Locke, parrain de la Glorieuse Révolution
Le 6 février 1685, le duc d’York, catholique, succède à son frère sous le nom de Jacques II dans un climat de guerre civile. Le colonel Skelton accuse John Locke d'avoir participé au « Rye House Plot » de 1683. Le « Rye House Plot » est une conspiration whig qui visait à assassiner Charles II et son frère quand ils passeraient devant Rye House. Legouvernement saisit le prétexte pour faire juger et exécuter des chefs de l'opposition whig, dont Lord William Russell.
Voilà Locke obligé de s’enfuir. Il trouve refuge à Amsterdam sous la fausse identité de Van der Linden, cependant que l'Angleterre sombre dans la terreur. C'est dans ce climat d'exil mais également de peur qu’il va écrire ses Deux Traités du gouvernement civil. L’intolérance de Jacques II le pousse à s’interroger sur le droit de résistance et à construire une théorie de la légitimité du pouvoir politique, des fondements et des limites de l’obéissance que les hommes lui doivent.
En juin 1688, sept évêques de l’Église d’Angleterre refusent que soit lue dans les églises la Déclaration d’Indulgence de Jacques II. Jacques II les fait traduire en justice mais le jury les acquitte. À la suite de ce procès, les opposants appellent à leur secours le gouverneur hollandais Guillaume III d’Orange, dont l’épouse Marie est la fille aînée de Jacques II. Sa femme et lui-même sont des protestants sincères. Aussi la princesse Marie est-elle accueillie avec enthousiasme quand son bateau accoste en Angleterre le 12 février 1689. Du même bateau descend John Locke, qui voit le triomphe de ses idées.
Cette « Heureuse et Glorieuse Révolution », sans effusion de sang, met fin aux dissensions religieuses et débouche sur l'instauration en Angleterre d'une monarchie parlementaire, la première de l'Histoire universelle ! Les écrits de Locke font écho à l’événement avec une fonction militante : il s'agit de promouvoir la monarchie constitutionnelle.
L’apôtre du libéralisme politique
En 1689, Locke publie Epistolia de Tolerentia (« La Lettre sur la Tolérance ») dans laquelle il marque la distinction entre l’ordre politique et l’ordre religieux.
- La finalité de la communauté politique est de limiter le pouvoir du gouvernement à la préservation de la paix et de la liberté.
- Les opinions religieuses relèvent de la liberté de jugement de chacun. Chacun est seul capable en son for intérieur de prendre soin de son âme.
« Il n'y a aucune personne, ni aucune Église, ni enfin aucun État qui ait le droit, sous prétexte de religion, d'envahir les biens d'un autre, ni de le dépouiller de ses avantages temporels. S'il se trouve quelqu'un qui soit d'un autre avis, je voudrais qu'il pensât au nombre infini de procès et de guerres qu'il exciterait par là dans le monde. Si l'on admet une fois que l'empire est fondé sur la grâce, et que la religion se doit établir par la force et par les armes, on ouvre la porte au vol, au meurtre et à des animosités éternelles; il n'y aura plus ni Paix, ni sûreté publique, et l'amitié même ne subsistera plus entre les hommes, » écrit-il.
Locke, lui-même très pieux, devient ainsi un fervent défenseur de la séparation de l'Église et de l'État. Tout le pouvoir de l’État est borné aux soins des choses de ce monde et il ne doit toucher et il ne doit toucher à rien de ce qui regarde la vie future et le salut des âmes.
En février 1690, il publie ses deux Traités du gouvernement civil. Dans le premier, il attaque la position de Sir Robert Filmer qui justifie la monarchie absolue au nom d’un droit divin. Dans le Second Traité du gouvernement civil, Locke met en garde contre le danger que constitue une monarchie absolue lorsqu'elle n’obéit qu'à l'arbitraire du Prince. Par l'observation des hommes et l’expérience de l'Histoire, Locke montre qu’un juste équilibre des droits et des devoirs fait des citoyens, autrement dit des hommes libres. Bien avant Montesquieu, il préconise au sommet de l’État la séparation des pouvoirs législatif et exécutif.
C'est ainsi que la question de la « personne » émerge de manière naturelle : qu'est ce qu'un individu ? Comment en sommes-nous arrivés à cet état civil ? Comment les hommes peuvent- ils vivre ensemble en paix ? Les sujets ont- ils le droit de se rebeller contre leur prince légitime?
Pour répondre à ces questions, Locke envisage comme Hobbes la fiction théorique de l’état de nature mais c’est pour mieux renverser l’absolutisme prôné par Hobbes. Il montre que la liberté individuelle et la propriété privée (fondée sur le travail) sont des droits naturels inaliénables. Dans l’état de nature, les hommes possèdent, en tant qu'êtres raisonnables, une conscience morale fondée en Dieu qui dicte leurs obligations. Ainsi, cet état de nature se caractérise par un état de paix, contrairement à ce qu’en dit Hobbes (« L’homme est un loup pour l’homme »), car chacun est directement et individuellement responsable devant Dieu de ce qu'il fait.
Toutefois chacun ayant le pouvoir de se gouverner soi-même, c'est-à-dire de protéger ses possessions (sa vie, son existence et ses biens), doit également juger de ce qui fait offense à son droit naturel de se conserver. Or, les hommes ne sont pas toujours guidés par la droite raison de sorte qu'ils peuvent mal juger. C'est pour cette raison qu’ils vont instaurer un gouvernement : « La plus grande et la principale fin que se proposent les hommes, lorsqu’ils s’unissent en communauté et se soumettent à un gouvernement, c’est de conserver leurs propriétés » (Traité du gouvernement civil, chapitre 9).
La société civile résulte ainsi d'un contrat social basé sur la confiance (trust) qui établit une loi commune, manquante à l’état de nature, à seule fin d'assurer la sauvegarde des droits naturels. L’État a pour fonction, non pas, comme chez Hobbes, de rompre avec l’état de nature, mais de le garantir en lui donnant une sanction légale.
John Locke formule de la sorte une théorie libérale du pouvoir politique qui réduit l’État à la mission de garantir les droits que la nature nous a donnés.
Il s’ensuit que les hommes ont le droit et le devoir de résister aux abus de l’autorité lorsque celle-ci met en péril la liberté et la propriété qu'elle a à charge de sauvegarder. Ici encore Locke s'oppose à Hobbes. Alors que Hobbes faisait du droit de résistance un droit naturel et individuel, Locke en fait un droit politique et collectif.
Locke considère le droit de résistance comme un droit extraconstitutionnel qui tire sa légitimité de sa seule fin, le salut du peuple et la sauvegarde de ses droits essentiels. Dans la mesure où le Prince se met automatiquement en état de guerre avec ses sujets dès lors qu'il agit de manière contraire à la confiance publique, le peuple devient « absous et exempt de toute sorte d'obéissance » à son égard (Chapitre XIX).
Ainsi, en raison de la loi naturelle, qui est connaissable par l'usage de la raison et qui se trouve déjà dans l’état de nature, tous les hommes sont égaux et aucun ne doit porter atteinte à qui que ce soit.
En mars 1690, Locke publie enfin son Essai concernant l'entendement humain. Dans cet ouvrage, il cherche à identifier les différentes facultés de notre esprit et pose la question : d'où nous viennent nos idées ?
L'Essai a pour but d'établir les limites de la connaissance qui permettront d'identifier un domaine de réflexion où la vérité est atteignable, et un autre où cela est impossible. C’est là pour Locke le meilleur moyen de lutter contre le scepticisme, qui doute de la possibilité d’atteindre quelque vérité que ce soit. Locke défend l’idée que toutes nos connaissances dérivent de l’expérience, au contraire de Descartes qui défendait l’idée de connaissances innées. Pour Locke, la conscience devient un concept dont chacun peut vérifier le contenu par lui-même. Être conscient de soi revient à reconnaître comme siennes ses actions et à s’en tenir pour responsable.
Resté célibataire, le philosophe s’éteint paisiblement chez une amie en 1704 mais son héritage philosophique et politique va ouvrir la voie à l’ère des démocraties.
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