Débat

Le nazisme entre fonctionnalisme et intentionnalisme

L'historien François Delpla revient pour Herodote.net sur le débat qui agite les historiens depuis un demi-siècle : Hitler a-t-il agi selon un projet intentionnel ou s'est-il laissé guider par les circonstances, tant dans ses agressions extérieures que dans l'extermination des Juifs ?

La libération des camps d'extermination nazis, en 1945, a ouvert un débat qui n'est toujours pas refermé sur la part des circonstances et celle des intentions dans les décisions du régime nazi en général, et dans le génocide des Juifs européens en particulier.

Hitler a-t-il eu de tout temps l'intention de les massacrer ? Y a-t-il été conduit par des nécessités matérielles, par quelque interaction entre les ordres du gouvernement et les initiatives des acteurs locaux ou par tout autre facteur conjoncturel ? Les tenants des explications circonstancielles se sont baptisés eux-mêmes « fonctionnalistes » (car selon eux toute décision sous le IIIe Reich répond à des nécessités fonctionnelles). Ils ont appliqué à leurs contradicteurs le terme d'« intentionnalistes », en les soupçonnant de penser que « tout était déjà écrit dans Mein Kampf ».

L'école fonctionnaliste est apparue au début des années 1960 sous la houlette de Martin Broszat (1926-1989) et de Hans Mommsen (né en 1930). Le courant dit intentionnaliste, beaucoup moins cohérent et structuré, comprenait notamment Andreas Hillgruber (1925-1989), Klaus Hildebrand (né en 1941) et Eberhardt Jäckel (né en 1929).

Raul Hilberg (6 juin 1926, Vienne - 4 août 2007, Williston, EU), DRCes deux tendances se retrouvent peu ou prou dans l’analyse de toutes les décisions du IIIe Reich, même si la Shoah est un des principaux terrains de l’affrontement. Dans ce domaine on peut opposer deux extrêmes : Raul Hilberg (1926-2007), qui s'intéresse peu à l'impulsion gouvernementale et beaucoup aux mécanismes de ce qu'il appelle lui-même la « bureaucratie », et Lucy Dawidowicz (1915-1990), qui fait du nazisme tout entier une « guerre contre les Juifs » ; elle diagnostique chez Hitler une intention génocidaire très précoce, mise en actes à la faveur, et non sous la pression, des circonstances de la guerre.

Broszat et Mommsen (petit-fils du grand antiquisant du XIXe siècle Theodor Mommsen) ont procédé de manière différente. Le premier a dressé un schéma détaillé du fonctionnement de l’État allemand, notamment dans son maître livre de 1969 sur L’État hitlérien. Le second a ciselé quelques formules générales et les a appliquées à des études particulières, notamment dans le domaine économique. Il est l’auteur des deux slogans les plus célèbres du fonctionnalisme : « Hitler, dictateur faible » et « radicalisation cumulative ». Broszat a repris à son compte la seconde formule mais non la première, qui jette sur le travail de Mommsen un certain discrédit, à vrai dire mérité. Hitler était incontestablement un dictateur fort, par son énergie comme par les leviers qu’il s’était donnés pour commander son propre régime. Reste ce processus « cumulatif », qui aurait fait de sa politique une création continue, le menant où il n’avait pas prévu d’aller.

Hitler serait, selon cette école fonctionnaliste, peu capable d’imposer sa volonté à des bureaucraties nombreuses et rivales, quand bien même il le voudrait. La littérature fonctionnaliste repose sur deux constats. Individuellement, Hitler serait paresseux, aurait horreur des dossiers et fuirait le travail gouvernemental en désertant le plus souvent possible la chancellerie berlinoise pour ses chères montagnes de Berchtesgaden. Collectivement, l’État nazi serait une « polycratie », composée d’une multitude d’instances tirant à hue et à dia.

Hans Momsen, né le 5 novembre 1930 à MarbourgUne affirmation récente de Mommsen condense ces idées : « Hitler lui-même ne remplissait pas vraiment le vide institutionnel qu’il avait délibérément créé. Il était au demeurant incapable, y compris physiquement, de le faire. » Dans la même étude, publiée en 2013, Mommsen prétend que Hitler « s’apprêtait forcément et très tôt à détruire son œuvre politique en remettant immédiatement en jeu tous ses acquis dans une course folle à la recherche d’un objectif imaginaire dont même les contours n’étaient pas établis». Mommsen rejoint là un politologue du temps de Hitler, qui s’était entretenu avec le dictateur : Hermann Rauschning.

Une autre formule phare du fonctionnalisme, qui trouve sa source dans Rauschning, consiste en effet à dire que le nazisme visait une « expansion sans objet ». Le titre de l’ouvrage de Rauschning sur le régime hitlérien, publié en 1938 et maintes fois réédité après la guerre, est éloquent à cet égard : La Révolution du nihilisme.

Hillgruber, Hildebrand et Jäckel, les trois historiens allemands qui ont le mieux résisté aux sirènes fonctionnalistes, ont montré au contraire, surtout le dernier nommé, que les ambitions hitlériennes étaient nettement définies et leurs contours clairement bornés.

Si tout n’est pas d’avance écrit dans Mein Kampf, son second tome (1927), confirmé par un manuscrit inédit de 1928 connu (et finalement publié, en 1961) sous le nom de « Second livre », annonce un processus très voisin de ce que Hitler allait entreprendre : il s’agissait d’écraser la France pour « assurer les arrières » de la conquête d’un « espace vital » en pays slave. L’alliance de l’Italie était souhaitée, tout comme celle de l’Angleterre. Seul ce dernier point semble diverger de l’histoire réelle.

Ian Kershaw, né le 29 avril 1943 à Oldham, Lancashire (RU), DRMais, si on y réfléchit, il était exclu que Hitler attaque la France en ayant obtenu au préalable l’alliance anglaise : s’en prendre au pays situé entre les deux aurait été un cactus dans la corbeille de mariage ! D’autant plus que Hitler proposait à l’Angleterre un partage de la domination d’une race dite supérieure, aryenne et germanique (ce terme englobant, dans le vocabulaire nazi, la population britannique) : à l’Allemagne le continent européen et l’Orient slave, à l’Angleterre les mers et la domination coloniale. De ce point de vue aussi il eût été insupportable pour Londres que Hitler s’en prît à la France, ce qui aurait impliqué de s’avancer vers l’Atlantique.

Il n’y a donc aucune contradiction entre le projet de Mein Kampf et les entreprises hitlériennes, jusqu’en mai 1940. Il fallait bien une phase de guerre contre la France et l’Angleterre réunies, à condition qu’elle fût brève et « drôle ». Un uppercut mettant la France au tapis après une période d’observation priverait Londres d’alliés continentaux sans que ses armées aient beaucoup souffert. La Grande-Bretagne devrait accepter bon gré mal gré la domination continentale de l’Allemagne et son expansion vers l’est. Ce plan n’était point irréaliste et on sait depuis peu quelles difficultés Churchill a dû surmonter pour maintenir l’état de guerre après la défection de la France.

Vers une hypothétique synthèse

Depuis les années 1980, on entend dire que « la querelle de l’intentionnalisme et du fonctionnalisme est dépassée » et que l’heure est à la synthèse. Une nouvelle génération se dit volontiers « fonctionnaliste modérée ». Ian Kershaw, Philippe Burrin et Christopher Browning en sont les fleurons. Kershaw a d’ailleurs toujours dit que la méthode de son maître Broszat valait pour la politique intérieure mais ne fonctionnait pas en politique extérieure, où primait l’influence du Führer.

Parmi les jeunes historiens français, l’un des plus prometteurs est Johann Chapoutot, auteur d’une thèse sur « le nazisme et l’Antiquité » et, tout récemment, d’un mémoire d’habilitation publié sous le titre La loi du sang / Penser et agir en nazi. Ce spécialiste de l’idéologie prend au sérieux le discours des auteurs nazis de diverses disciplines et montre qu’il s’applique souvent à la lettre. Mais curieusement il éprouve le besoin à plusieurs reprises, et surtout dans sa conclusion d’une révérence devant le fonctionnalisme :

« Lire les sources que nous avons recueillies et leur accorder de l’importance ne signifie pas que l’on postule un programmatisme marmoréen ou que l’on professe un intentionnalisme naïf. S’intéresser à ce qui fut écrit ne veut pas dire que ''tout était écrit'', loin de là » (p. 527-528).

L’auteur prend alors pour exemple la décision du meurtre des Juifs. Sa justification aurait été acquise dans les esprits grâce aux leçons des idéologues, mais le passage à l’acte requérait des circonstances précises. L’état de guerre avec les États-Unis avait joué son rôle, et surtout l’état sanitaire des ghettos :

« Les idées avancées par l'antisémitisme biomédical ne sont que des conditions de possibilité d'actes qui, de pensables et possibles qu'ils étaient, vont devenir souhaitables dans un contexte spécifique, celui de l'automne 1941 : la brutalité de la politique nazie de ghettoïsation des Juifs de Pologne, puis d'ailleurs, dans les ghettos du Gouvernement général entraîne une situation sanitaire catastrophique telle que, comme l'a montré Paul Weindling, le meurtre s'impose... » (p. 528).

L'historien franco-israélien Alain Michel partage ce point de vue en affirmant lui aussi que le débat intentionnaliste-fonctionnaliste est clos : « Aujourd’hui, dit-il, la plupart des historiens conviennent qu’il n’y a pas eu de projet génocidaire au début du nazisme mais que celui-ci se présente d’emblée comme une idéologie potentiellement génocidaire. L’emploi de mots à double détente (la dénonciation du cosmopolitisme juif, la promotion d’une Allemagne judenrei, c’est-à-dire débarrassée de ses Juifs…) met les esprits en condition mais ne fait pas du génocide une issue inéluctable... ».

On peut contester un tel raisonnement sans estimer pour autant « que tout était écrit ». Il suffit d’observer que le regroupement des Juifs polonais dans des ghettos misérables était une transition vers une solution plus radicale, volontiers entrevue comme meurtrière, et qu’il aurait été plus ardu (et moins nazi, si on considère que l’art des transitions est une des spécialités du régime) d’assassiner de but en blanc, dès l’invasion de la Pologne, des Juifs dispersés, bien nourris et en bonne santé. Dans cette optique Hitler, qui se réservait sans doute plusieurs options, avait brusquement tranché en faveur de la déportation vers des installations meurtrières quand l’aggravation de la situation militaire l’avait incité à radicaliser son régime. La dégradation des rapports avec les États-Unis avait d’ailleurs dû jouer un rôle plus important que la situation sanitaire des ghettos.

En d’autres termes, si le fonctionnalisme, qui a marqué profondément la recherche sur le nazisme depuis le début des années 1960, est aujourd’hui dépassé, il ne convient pas de le réemployer dans une synthèse qu’il ne pourrait que gâter, et les recherches novatrices ne sont pas « fonctionnalistes modérées » mais, que leurs auteurs le reconnaissent ou non, en rupture avec le fonctionnalisme. Celui-ci a éclairé beaucoup de détails des processus de décision mais minoré le rôle du dictateur, de ses calculs et de ses lubies. On profitait notamment du manque d’archives sur quelques-uns de ses ordres les plus importants pour ne pas poser la question de leur existence, quand ce n’était pas pour les nier carrément sans nul souci, alors, de preuves documentaires. La guérison est en cours, mais n’est pas achevée.

Certes une synthèse est nécessaire : celle des données sur le fonctionnement du régime, recueillies et affinées par les chercheurs sérieux de toutes les écoles.

Ce qu’il s’agit de mieux cerner, c’est la parenté profonde des politiques dans le domaine militaire, diplomatique, économique, médiatique, culturel, policier et « racial ». On y retrouve partout la hiérarchisation des races, l’antisémitisme, la cour faite à l’Angleterre, l’hostilité, plus ou moins voilée selon les époques, à la France et, chapeautant le tout, l’idée d’une communauté nationale voguant vers des horizons ensoleillés sous l’autorité d’un pilote que guide la Providence. On y retrouve aussi un petit nombre de tours de main hitlériens : le dictateur se positionnant au centre tel un Raminagrobis, la prise d’otages, la violence qui se présente comme un moindre mal, la marche vers la guerre puis sa conduite justifiant dans tous les domaines une radicalisation progressive, les hésitations simulées suivies d’accélérations irrésistibles, enfin une domination subtile, mêlant une liberté apparente laissée aux spécialistes et une surveillance discrète qui peut à tout moment se muer en répression.

François Delpla
Pour aller plus loin

Broszat (Martin), Der Staat Hitlers, Munich, DTV, 1969, trad. fr. L’État hitlérien, Paris, Fayard, 1983.

Chapoutot (Johann), La loi du sang / Penser et agir en nazi, Paris, Gallimard, Bibliothèque des histoires, 2014  ; recension par François Delpla.

Delpla (François) Hitler, Paris, Grasset, 1999, rééd. Saint-Malo, Pascal Galodé, 2013 ; Hitler 30 janvier 1933 La veritable histoire, Saint-Malo, Pascal Galodé, 2013 ; Une histoire du Troisième Reich, Paris, Perrin, 2014.

Husson (Édouard), Comprendre Hitler et la Shoah / Les historiens de la République Fédérale d'Allemagne et l'identité allemande depuis 1949, Paris, PUF, 2000 ; recension par Ian Kershaw.

Jäckel (Eberhardt), Hitlers Weltanschauung, 1969, tr. fr. Hitler idéologue, Paris, Calmann-Lévy, 1973, rééd. Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1995

Kershaw (Ian), The Nazi Dictatorship – Problems and Perspectives of Interpretation, Londres,

Bloomsbury, 1985, tr. fr. Qu'est-ce que le nazisme ? Problèmes et perspectives d’interprétation, Paris, Gallimard, coll. « Folio », Paris, 1992 et 1999.

Lukacs (John), The Hitler of History, New York, Knopf, 1997.

Mommsen (Hans), Der Nationalsozialismus und die deutsche Gesellschaft, Hambourg, Rowohlt, 1991, trad. fr. Le National-socialisme et la société allemande, Paris, MSH, 1997 ; article « Hitler en tant que dictateur : la place du ‘Führer’ dans le système national-socialiste », in Cahn (Jean-Paul),

Martens (Stefan), Wegner (Bernd ), Le Troisième Reich dans l'historiographie allemande : Lieux de pouvoir, Villeneuve d’Ascq, Presses du Septentrion, 2013, p. 28-38 (en ligne).

Schwok (René), Interprétations de la politique étrangère de Hitler, Paris, PUF, 1989.

Publié ou mis à jour le : 2021-07-07 17:21:00

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