12 mars 2023 : si l’Histoire s’enseigne à tout âge, elle représente au lycée une discipline tout-à-fait stimulante et encore largement plébiscitée par nos jeunes qu’on dit trop souvent revenus de tout.
Du haut de leurs 16, 17 ou 18 ans, les lycéens se trouvent au seuil de l’âge adulte qui les conduira à prendre leur part du bien commun et à faire des choix déterminants pour eux comme pour le reste de la société. Aussi attendent-ils beaucoup de l’Histoire, comme un horizon de sens, qui par le détour du passé, les aide à élucider le présent.
Dans les faits, les choses ne sont pas si simples. Parvenus en classe de Seconde, nos lycéens ont, depuis le CP, sans s'en apercevoir, balayé le spectre chronologique qui conduit de la Préhistoire à l’époque contemporaine. Mais les grands personnages restent méconnus de la plupart des élèves et la chronologie offre de redoutables surprises jusqu’en Terminale. Il nous appartient d'y remédier autant que faire se peut...
L’histoire vue par les lycéens
Mais d’abord, comment nos élèves perçoivent-ils l’Histoire et qu’en savent-ils ? Chaque nouvelle rentrée scolaire m’amène à distribuer à mes élèves de Seconde, Première et Terminale un questionnaire destiné à mieux les connaître et à les accompagner de façon plus ajustée. Passées les présentations d’usage, relatives aux conditions de travail à la maison, aux choix de spécialité et d’options, aux forces et aux fragilités scolaires, aux passe-temps extra-scolaires, deux questions portent exclusivement sur leur rapport à l’histoire. Quelle est votre période de prédilection et pourquoi ? Quel est, pour vous, le sens de l’Histoire ?
À la première question, la plupart de mes élèves répondent invariablement les deux guerres mondiales, quelques-uns remontent à la Révolution française, un ou deux au Moyen Âge. Premier constat donc, leur rapport à l’Histoire est écrasé par la période contemporaine, rétrécie au premier XXe siècle, et obnubilé par sa dimension catastrophique. « L’histoire avec une grande hache », pour reprendre les mots de Georges Pérec.
Pour justifier leur choix, beaucoup invoquent le goût des batailles et de la chose militaire. Les noms propres sont rares et accusent un enseignement qui s’est volontairement amputé de sa dimension biographique, au profit des structures et des notions. Quand ils sont cités, c’est à l’état de slogan et de manière désincarnée : Hitler, c’est le Mal, de Gaulle c’est la Résistance donc le Bien. Jeanne d’Arc a-t-elle réellement existé ? Ils en doutent. Louis XIV était certainement puissant mais une fois qu’on l’a associé à Versailles, on n’en sait plus rien.
La mise en garde contre le « roman national », qui n’a plus cours a fait place au vide par le détour du pédagogisme. Certes l’enseignement de l’Histoire n’est pas seul en cause. Sans doute faut-il voir dans cette ignorance historique largement partagée un des effets de la « crise de la culture » évoquée par Hannah Arendt. Englués dans la société de consommation et de divertissement, qui s’est démultipliée avec les smartphones et les réseaux sociaux, nos élèves en savent mille fois plus sur le chanteur Soprano ou le footballeur Kylian Mbappé que sur Jules César ou la reine Victoria.
Quant au sens de l’Histoire, nombreux sont ceux qui laissent la question sans réponse. Certains s’aventurent tout de même à reconnaître qu’ils en cherchent des leçons pour le temps présent, appuyés sur la sentence populaire : « pour ne pas reproduire les erreurs du passé ». D’autres enfin attendent de l’Histoire qu’elle les fasse voyager dans le temps, s’évader, et si possible rêver.
Investir le programme au lycée
Alors nous, professeurs d’histoire-géographie au lycée, qu’avons-nous à transmettre ? Quel parti pouvons-nous tirer des programmes qui nous sont fixés ? Sans doute devons-nous saisir, avec davantage d’ardeur, l’opportunité que nous offre le programme de Seconde de rendre à l’Histoire son épaisseur chronologique. L’exercice est ardu et peu flatteur pour les élèves, qui n’y connaissent rien, mais il est vital.
Il nous faut investir avec davantage d’enthousiasme, et sans anachronisme, le chapitre relatif à la Méditerranée antique. Il nous offre l’occasion de remettre l’Histoire en perspective et d’honorer le « temps long », si cher à Fernand Braudel et si précieux pour l’intelligence historique de nos élèves.
Les empreintes grecques et romaines nous donnent aussi l’occasion de mesurer la part de nos héritages antiques et d’en nourrir un sentiment de reconnaissance profonde. Sans doute peut-on aussi, sous les structures, faire la part belle aux personnages historiques qui ont illustré ces époques : Périclès, Sophocle, Hérodote, Thucydide, Socrate, Aristote, Philippe II de Macédoine, Alexandre le Grand, Auguste, Jésus, Paul de Tarse, Hadrien, Constantin, Augustin d’Hippone.
Le chapitre sur le Moyen Âge n’est pas moins décisif pour nos élèves. Leurs dernières leçons sur la période remontent à la classe de Cinquième et l’école primaire a rarement aiguisé leur curiosité en la matière. Cette immense période de mille ans (mille trois cents ans si l’on suit Jacques le Goff, qui fit la proposition d’un « long Moyen Âge » courant jusqu’aux Lumières) est une étape fondamentale dans l’élaboration de la civilisation occidentale.
De Bruno Dumézil à Jérôme Baschet, en passant par Colette Beaune, nous ne manquons pas de médiévistes brillants. Il est donc nécessaire d’y passer du temps pour faire saisir à nos élèves les caractères fondamentaux de l’Occident chrétien, les contours de ses pratiques religieuses, politiques et culturelles, irriguées par la foi en un Dieu trinitaire et incarné.
Comment passer sous silence le tympan de Conques, le concile de Latran IV, le pèlerinage de Compostelle ou la construction de Notre-Dame de Paris ? Comment ne pas évoquer les figures de Bernard de Clairvaux, François d’Assise, Thomas d’Aquin ou Louis IX ?
Certes, le biais multiculturel du programme nous invite à placer le centre de gravité sur la Méditerranée, carrefour d’échange et de confrontation entre les trois civilisations, occidentale, byzantine et musulmane. Mais on peut y voir une erreur pédagogique qui, au motif d’exalter l’échange et le dialogue et de déplorer les croisades, assimilées au djihad, empêche en réalité tout approfondissement sérieux de la période et nourrit tous les anachronismes possibles.
La suite du programme est plus classique et mérite sans doute moins qu’on s’en défende : Renaissance, Réforme protestante et contre-Réforme catholique, affirmation du pouvoir monarchique entre le XVIe et XVIIIe siècle, siècle des Lumières, par quoi s’achève l’année de Seconde.
Le programme de Première, largement centré sur l’histoire politique de la France, s’étend sur un long XIXe siècle, qui court de la Révolution française à la fin de la Première Guerre mondiale. Il permet de mettre en scène les grandes figures politiques de notre histoire nationale, de Louis XVI au Maréchal Foch, en passant par Napoléon Ier, Louis XVIII, Charles X, Louis-Philippe, Napoléon III, Gambetta, le maréchal Mac-Mahon ou encore Jaurès et Clemenceau. Celui de Terminale alterne entre l’histoire française et l’histoire mondiale, du champ économique (la crise de 1929) au champ politique (la construction européenne depuis les années 1990) en passant par la Seconde guerre mondiale et les questions géopolitiques liées à la Guerre froide.
Comment nourrir l’intelligence historique de nos élèves ?
L’enseignement de l’Histoire a sans doute bien changé depuis Ernest Lavisse (1842-1922), « instituteur national » emblématique de la IIIe République. Les nouveaux médias se sont multipliés, l’histoire-bataille a disparu, les grands hommes se sont évaporés. Il y aurait pourtant un aveuglement coupable à croire que notre pédagogisme un peu figé, qui laisse croire que toute séance digne de ce nom doive d’abord s’appuyer sur une analyse de document pour aboutir à une leçon, est un modèle indépassable.
Nos élèves attendent de notre part le retour du récit historique, d’une intelligence vivante et incarnée de l’Histoire, qui ne se dissimule pas derrière des vidéos, dont ils sont déjà abreuvés à longueur de temps, ou des exercices « page tant ».
Si le travail méthodologique conserve sa légitimité, il doit seulement venir en appui à l’explication magistrale portée avec enthousiasme et mesure par le professeur. Quant au sens de l’Histoire, celle-ci ne peut plus être le vaste tribunal auquel nous l’avons réduite. L’objectif civique que nous avons assigné à notre discipline sert encore trop souvent de prétexte aux distorsions mémorielles et aux usages politiques de l’Histoire.
L’Histoire n’est pas une extension de l’Éducation civique. Elle forme un artisanat rigoureux, précis et dont les conclusions sont toujours provisoires. Nous avons à susciter chez nos élèves le désir de comprendre sans juger, le goût exigeant mais savoureux de la nuance et du détail plutôt que le confortable et paresseux réflexe de la caricature. Pour eux, à l’image de Marc Bloch, qui fait figure de modèle en la matière, nous pouvons continuer « à manier la toise et le niveau sans pour autant (nous prendre) pour des mathématicien(s) » (Apologie pour l’histoire, 1949).
L'instruction publique en France
Vos réactions à cet article
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jarrige (21-03-2023 22:20:36)
Très intéressant. Je regrette seulement cette expression de "comprendre sans juger". Juger, ce mot est devenu indésirable. Pourtant juger est une faculté humaine, parmi d'autres, et dont on ne peu... Lire la suite
Jean-Michel Duprat (12-03-2023 21:36:39)
On fait dire à Confucius, ou peut-être l'a-t-il dit, "l'expérience est une lanterne qu l'on porte dans son dos et n'éclaire que le chemin parcouru" . Le "bon maître me le pardonne" mais je suis e... Lire la suite