On la dit modeste mais elle a failli détruire des empires. Elle semble banale mais elle a fait l'orgueil des cabinets de curiosité. Depuis sa découverte au Xe siècle, la tulipe n'a cessé d'attiser les passions, poussant à la démesure souverains, botanistes et spéculateurs.
Tentons de comprendre d'où vient le charme de cette malicieuse discrète qui mena les plus sages vers la folie.
La belle coriace
Imaginez une petite fleur qui, du haut de ses quelques centimètres de tige, tient tête au dur climat du Pamir, aux frontières de la Chine et de l'Afghanistan.
Elle parvint quand même à se faire remarquer par les nomades turcs seldjoukides qui dès le XIe siècle firent découvrir à leurs voisins de Perse ce symbole de l'arrivée des beaux jours. Rapidement elle devient l'ornement préféré des jardins d'Ispahan et des textes des grands poètes de l'époque.
Une passion ottomane
Au XIIIe siècle, notre tulipe a déjà conquis l'Anatolie sur les traces des Ottomans : dans les nombreux jardins de Constantinople, on peut la voir s'épanouir en baissant la tête, ce qui en fait un symbole de modestie devant Dieu et un échantillon du paradis sur Terre.
Ce symbole de raffinement et de délicatesse est présent partout au point qu'« on ne peut pas faire un pas sans être assailli par des derviches et des janissaires qui vous comblent de tulipes », s'étonne un voyageur de l'époque.
Regardez bien la tulipe : ne ressemble-t-elle pas à un turban ? L'image n'est pas totalement fausse puisque le mot viendrait du persan dulbend (« turban ») qui aurait lui-même donné naissance au turc tülben. On préférera cependant l'hypothèse, moins sanglante, d'une confusion de la part de l'interprète de Busbecq qui n'aurait pas compris que le Flamand voulait connaître le nom de la fleur (lale, en turc) dont les Ottomans aimaient à orner leur couvre-chef, et non du couvre-chef lui-même !
La révélation
C'est à la Sublime Porte que l'on doit les premières expérimentations permettant la naissance d'hybrides. « Lumière du Paradis », « Perle incomparable »... Ce sont pas moins de 50 000 bulbes qui partirent d'Alep pour venir embellir les parterres du sultan Sélim II.
On imagine dès lors la surprise des voyageurs occidentaux, à commencer par Pierre Belon, apothicaire auvergnat en visite dans le pays en 1547, qui en rapporta les premiers spécimens.
Quelques années plus tard, en 1554, l'ambassadeur du Saint Empire romain Ogier Ghislain de Busbecq évoque dans ses souvenirs une fleur qu'il baptise du nom de « tulipe ». Elle est repérée en 1559 dans un jardin d'Ausbourg, en Bavière, par le médecin suisse Conrad Gessner qui en fait pour la première fois la description et le dessin.
Des bulbes explosifs
Dès lors, c'est la folie ! À la fin du XVIe siècle la tulipe illumine les jardins des botanistes de Vienne, Francfort et Londres où l'on s'amuse à multiplier les variétés.
Les pays du Nord suivent le mouvement grâce à Charles de l'Écluse, dit Carolus Clusius, un savant flamand qui s'empresse de diffuser à travers l'Europe des spécimens.
L'engouement est extraordinaire, notamment aux Pays-Bas où les commerçants et banquiers n'hésitent pas à investir une fortune dans les bulbes les plus rares pour mettre en scène leur réussite.
Rapidement, les spéculateurs voient tous les bénéfices qu'ils peuvent tirer de cette incroyable tulipomania. La folie du « commerce du vent » prend fin le 6 février 1637 avec un effondrement des prix de 90 %.
Fastueuse sultane
Après avoir poussé les Pays-Bas à une dangereuse manie, la tulipe retourna ses charmes contre l'empire ottoman en séduisant son sultan, Ahmed III.
Parvenu au pouvoir en 1703, il fit preuve d'un tel amour de la fleur qu'elle devint l'emblème de son long règne surnommé l'Ère des tulipes : pendant près de 30 ans, les formes élancées de « l'Élue des élues » furent reproduites partout et devinrent l'obsession de tous.
Poussé hors du trône, « le roi des tulipes » eut le temps d'assister à la disparition des 1300 variétés présentes dans sa capitale puisque son successeur était plus sensible aux charmes des femmes qu'à celui des fleurs.
« Maîtresse esclave... » (François Coppée)
Ailleurs dans le monde, la tulipe continua à séduire les cœurs, mais de façon plus raisonnable.
La Hollande devint sa terre de prédilection grâce à ses terrains toujours humides, riches en sable et en argile, et à son climat doux. Elle est logiquement érigée en symbole de ce pays qui commercialise plus d'un milliard par an de cette printanière aux milliers de variétés.
On comprend dès lors que, pour remercier d'avoir accueilli pendant la guerre la reine Juliana qui y accoucha de sa fille Margaret, les souverains des Pays-Bas offrent tous les ans au Canada 10 000 bulbes.
Un joli cadeau, en attendant de pouvoir présenter la fameuse tulipe noire, qui continue à se faire désirer...
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