3 octobre 2011. En dénonçant la dette publique et en sacrifiant la cohésion sociale à la stabilité de la monnaie, les États européens se sont engagés en 2011 dans la voie sans issue qu’ont choisie avant eux le chancelier allemand Brüning (1930) et Pierre Laval (1935). Nous croyons quant à nous que la dette publique est la conséquence du déséquilibre du commerce extérieur. Elle se forme en réaction au déficit commercial avec les pays tiers. Réduisons ce déficit par quelque moyen que ce soit et la dette fondra d'elle-même. A contrario, sans réduction préalable du déficit, toute tentative de réduction de la dette est illusoire et dangereuse. Notre analyse se conforme aux leçons de l'Histoire et au credo libéral le plus classique.
Englués dans une crise européenne sans précédent, les chefs d’État et de gouvernement de la zone euro se sont concertés à Bruxelles dans la nuit du 26 octobre 2011. À l'issue de ce sommet, ils ont promis une aide à la Grèce pour le remboursement de sa dette, en échange d'une stricte politique de rigueur (ils ont pour cela, fait sans précédent, sollicité l'aide de la Chine).
Les dirigeants européens ainsi que les banquiers et la plupart des économistes et des médias s'inquiètent de l'explosion des déficits budgétaires en Grèce comme dans les autres États méditerranéens de l'Union : dans les dernières années, leurs dépenses publiques (administrations, dépenses sociales, services publics...) ont cru plus vite que les recettes fiscales (taxes et impôts). De la sorte, les déficits budgétaires en arrivent aujourd'hui à dépasser 6% ou 7% du PIB (Produit Intérieur Brut ou richesse nationale).
Mais le 28 octobre 2011, jour de fête nationale en Grèce, les manifestations de rue à Athènes ont mis en péril le plan de sauvetage. Faut-il y voir un combat d'arrière-garde ou un sursaut de lucidité avant l'abîme ? Nous penchons pour la deuxième hypothèse : convaincus que la dette publique est à l'origine de tous leurs maux, les dirigeants européens renouvellent en effet l'erreur qui fut fatale aux Allemands en 1930 comme aux Français en 1935 en prônant un désendettement mortifère...
La rigueur et le désendettement prônés par Bruxelles nous rappellent la politique mise en œuvre en 1930 en Allemagne par le chancelier Heinrich Brüning, gestionnaire réputé compétent : baisse des salaires des fonctionnaires, réduction à tout va des dépenses publiques etc.
Le chancelier voulait contenir les effets de la crise qui avait éclaté à Wall Street deux ans plus tôt, sans avoir à dévaluer le mark ni relancer l’inflation, honnie par les Allemands depuis l’année « inhumaine » (1923) où elle avait atteint des sommets insensés (plusieurs centaines de milliards de marks pour un dollar en novembre 1923).
Sa politique que l’on qualifiait alors de « déflationniste » a relancé la crise économique et sociale et favorisé l’arrivée de Hitler au pouvoir deux ans plus tard.
En 1935, en France, le Président du Conseil Pierre Laval a conduit une politique « déflationniste » semblable à celle de Brüning (ou de l’actuel Papandréou) en cherchant à diminuer les dépenses publiques réputées improductives : réduction du salaire des fonctionnaires, suppression d'emplois publics, nouvelles taxes, baisse des prix par voie d'autorité.
Son objectif était de redresser les finances du pays sans avoir à dévaluer la monnaie, le maintien d’un franc « fort » étant devenu une cause nationale.
Mais du fait de l'abrupte diminution des recettes, la dette publique n’a cessé de se dégrader au fil des mesures de rigueur. Le mécontentement social a abouti à la victoire du Front populaire, lequel a dû se résoudre à dévaluer la monnaie.
Aujourd'hui, confrontés à une nouvelle crise financière, à la montée du chômage et à la désindustrialisation, nos dirigeants reprennent sans en avoir conscience la même politique déflationniste que Brüning et Laval, à cette différence près qu'ils l'ont rebaptisée « rigueur ». Ils roulent sans rétroviseur, ignorants des leçons de l’Histoire. Cela les porte à se fier à leurs conseillers et « experts », des gens très intelligents... aux avis discutables.
Jacques Attali est l'un de ces « conseillers du Prince ». Brillant, médiatique... et parfois mal inspiré. On recommande pour se distraire la lecture du rapport qu’il a remis à Nicolas Sarkozy en janvier 2008, six mois après l’éclatement de la « crise des subprimes ». Le texte en a été rédigé par Emmanuel Macron : « L’Italie, le Portugal, la Grèce et plusieurs nouveaux États membres ont (...) mené des réformes courageuses, pour contrôler leurs dépenses publiques, moderniser leur administration, et mieux recruter leurs agents publics. L'Espagne a œuvré pour l'accès de tous à la propriété du logement, dans une économie en quasi plein-emploi » (page 13 du rapport : 300 décisions pour changer la France).
Comme dans l'entre-deux-guerres, les dirigeants européens cultivent le culte d’une monnaie « forte », autrement dit dont le taux de change par rapport aux autres devises (dollar, yen…) est maintenu aussi haut que possible.
Ils y voient une sécurité pour les personnes qui vivent de placements financiers : l'oligarchie des « 1% les plus fortunés » (la formule est de Thomas Piketty), les gros épargnants et les gestionnaires des fonds de placement.
En effet, si le taux de change de la monnaie vient à diminuer, les importations deviennent plus coûteuses et entraînent une relance de l'inflation. Les salariés peuvent s'en accommoder en réclamant des augmentations de salaires comme au début des années 1980. En revanche, les rentiers auxquels les placements financiers procurent des intérêts fixes voient leur pouvoir d'achat diminuer. Cette perspective est insupportable en particulier aux Allemands qui, faute de relève démographique, comptent sur leurs placements financiers pour assurer leurs vieux jours.
Depuis la conclusion du traité de Maastricht, en 1992, les dirigeants européens poursuivent donc l’objectif de faire de l’euro un nouveau mark. Ils comptent pour cela sur la nouvelle Banque Centrale Européenne (BCE) dont l'unique objectif est de préserver la zone euro de l'inflation en restreignant les facilités de crédit.
Ils oublient ce faisant que la « force » du mark était la conséquence naturelle de la puissance exportatrice de l'Allemagne et non l'effet d'une politique volontariste.
Trompant leurs attentes, la monnaie unique n’a pas rapproché les conditions de vie et encore moins stimulé les économies les plus faibles. Elle a au contraire élargi le fossé entre l’ancienne « zone mark » et le « Club Med » (les pays méditerranéens : Grèce et Chypre, Italie, Espagne, Portugal... et France). Au lieu de la convergence attendue, on observe une « divergence » qui n'en finit pas de s'aggraver comme l'attestent les déséquilibres commerciaux à l'intérieur de l'Europe (voir plus loin).
Les dirigeants européens ont donc fait une dramatique erreur de diagnostic sur la monnaie unique. Ils se sont aussi fourvoyés avec le traité de Lisbonne de 2008, simple variante du traité constitutionnel qu’ont rejeté les Français et les Hollandais par référendum.
On s’aperçoit que ce traité ne tient aucune des promesses de ses parrains, car il privilégie les négociations en coulisses et la cooptation de responsables par des comité restreints, au détriment d'un véritable pouvoir légitimé par le suffrage universel. Déjà, l’on s’active à préparer un nouveau traité.
Aujourd'hui, ces mêmes dirigeants, tous bords confondus, persistent dans leur erreur originelle. Plutôt que de remettre en cause l'euro « fort », ils préfèrent attribuer l’origine de nos malheurs aux États qui s’endettent pour payer des fonctionnaires et verser des aides sociales à gogo.
Ils sont comme de mauvais médecins qui, à un malade fiévreux, proposeraient un bain d’eau glacée pour faire tomber la température. Les bons médecins savent quant à eux que la température est le symptôme du mal et non sa cause. La guérison demande qu'on traite cette cause et non qu'on fasse disparaître le symptôme.
Dans les États sud-européens du « Club Med », le déficit budgétaire est le moyen par lequel l’organisme social tente de lutter contre le mal qui le ronge. Ce mal, on va le voir, a nom désindustrialisation et déficit des échanges commerciaux. Il a des remèdes qui ne sont pas ceux de Brüning et Laval mais sont conformes au libéralisme le plus classique, celui d'Adam Smith et John Maynard Keynes...
Dans les années 1970 émergent deux phénomènes distincts qui vont finir par se rapprocher et coaguler pour aboutir à la crise que nous connaissons : 1) la privatisation partielle de l'impôt par le recours des États à l'emprunt ; 2) la libéralisation des échanges et l'ouverture des frontières sans souci de réciprocité.
Remontons à la fin des « Trente Glorieuses ». Le 15 août 1971, le président américain Richard Nixon, confronté à de graves difficultés monétaires, suspend la convertibilité du dollar en or. Du coup, le dollar se met à « flotter » et toutes les monnaies avec lui. En 1973 est décidé l’abandon de la fixité des taux de changes des monnaies par rapport au dollar.
Dans l'incertitude généralisée des années 1970, les possédants et les dirigeants se rallièrent à la théorie monétariste de Milton Friedman, chef de file de l’« école de Chicago ». Ce dernier voyait la clef de la prospérité dans la maîtrise de la masse monétaire par la banque centrale, à travers le maniement des taux d’escompte. C’est ce qui le distinguait des anciens économistes, d’Adam Smith à son ennemi John Maynard Keynes, qui concentraient leur attention non sur la monnaie mais sur la production et l'échange de biens et services. Friedman a repris à son compte les thèses de l’économiste Friedrich Hayek. Celui-ci, révulsé par les systèmes totalitaires (nazisme et communisme), avait fondé en 1947 une école ultralibérale ou libertarienne dénommée « Société du Mont-Pèlerin » qui préconisait la privatisation des services d'intérêt général et la réduction de l’impôt à sa plus simple expression.
Dès lors, les dirigeants occidentaux vont, sans le vouloir, donner le pouvoir aux détenteurs de capitaux. Côté français, dès le 4 janvier 1973, l’État s'interdit d’emprunter directement à la banque centrale, autrement dit de « faire marcher la planche à billets ». Pour le président Georges Pompidou et son ministre des Finances Valéry Giscard d'Estaing, l’objectif est de consolider la croissance économique et d’éviter des dérapages comme la dévaluation de 1969. Ils veulent dissuader l’État de s’endetter ou du moins lui rendre la chose plus coûteuse et plus risquée.
Mais comme souvent avec une loi mal pensée, ces bonnes résolutions vont aboutir à un effet exactement contraire sous la pression des gestionnaires de fonds de placement, qui gèrent les grosses fortunes tout comme l'épargne de M. Toulemonde. Guidés par leur intérêt bien compris, ils saisissent très vite l’avantage de prêter à l’État ou de travailler pour lui, avec des rendements constants et garantis, plutôt que d’investir dans l’industrie et l'innovation, avec tous les risques et les aléas que cela représente.
- D'une part, ils dissuadent l'État de se débrouiller avec les prélèvements obligatoires (impôts et taxes), qui ont l'avantage d'être « gratuits » (les contribuables ne touchent aucun intérêt en contrepartie de leurs versements au Trésor) ; ils l'incitent à emprunter contre intérêt les compléments de ressources dont il a besoin. L'État se laisse tenter par cette solution de facilité qui évite des augmentations d'impôt impopulaires.
- D'autre part, ils mettent en avant les préconisations de Friedrich Hayek et, sous prétexte d’une plus grande efficacité, poussent l'État à privatiser ou concéder au privé les services d’intérêt collectif (eau, énergie, transports, télécoms, santé…).
Le résultat est sans appel. La loi Pompidou-Giscard a abouti à un effet exactement contraire à son objectif : de 1975 à nos jours, l’État n’a plus jamais eu de budget à l’équilibre.
Dans les années 2000, une nouvelle étape a été franchie dans l'affaiblissement de la puissance publique avec les « partenariats public-privé ». Les détenteurs de capitaux investissent dans des projets publics (autoroutes, hôpitaux...) en échange d'une confortable rétribution périodique, d'un montant garanti et sans risque. Il s’ensuit une « privatisation » des finances publiques comme dans l'Ancien Régime, quand le roi dépendait du bon vouloir des fermiers généraux.
Le dogme néolibéral, mixture de Friedman et Hayek, a fait du taux de profit des grandes entreprises le seul et unique critère de bonne gestion d’un pays.
C'est dans ce contexte que l'Europe a ouvert les frontières aux biens du tiers-monde et de la Chine. On a ainsi permis à nos importateurs de la grande distribution et de la grande industrie de s’approvisionner à des prix « asiatiques » et de vendre à des prix « européens » en se réservant au passage un profit confortable. En conséquence de quoi les industries fragiles du « Club Med » ont commencé de décliner.
Les industries plus solides de l’autre partie de l’Europe, l’ancienne « zone mark », ont quant à elles beaucoup mieux résisté car spécialisées dans les biens d’équipement et à haute valeur ajoutée qui trouvent preneur dans tous les pays émergents.
Mieux encore, ces industries ont bénéficié d’un deuxième souffle avec l’établissement de la zone euro en 1999 qui leur a facilité la conquête des marchés du « Club Med ». Celui-ci s’est trouvé doublement frappé, de face par la concurrence asiatique et dans le dos par ses « partenaires » de la zone euro.
Le « Club Med » a donc vu ses exportations chuter de manière dramatique. Ainsi, fait proprement inouï, la France, dont on n’a de cesse de vanter la vocation agricole, a même été dépassée en 2007 par l’Allemagne dans les exportations agro-alimentaires.
En 2011, le déficit commercial de la France a atteint un record de 70 milliards d'euros (3,5% du PIB) mais le déficit commercial de la zone euro avec le reste du monde n'a été que de 7 milliards d'euros. C'est le signe que les déséquilibres commerciaux apparus avec la mise en place de l'euro concernent l'Union européenne elle-même bien plus que ses relations avec les pays émergents et la Chine.
Le déficit commercial caractérise une nation qui consomme davantage qu'elle ne produit. Cette situation est insoutenable sur le long terme car on imagine mal que les étrangers livrent à cette nation leurs marchandises sans contrepartie, ce qui reviendrait à en faire cadeau.
La contrepartie nécessaire prend donc la forme d'un crédit, soit que les vendeurs étrangers placent leur surplus de monnaie dans des entreprises et des biens durables, soit qu'ils prêtent ce surplus à l'État. Dans l'un et l'autre cas, ils prennent un gage sur le pays en vue de se rembourser plus tard de leurs ventes.
La nation déficitaire, de son côté, a l'avantage de récupérer la monnaie qui lui a échappé. De la sorte, elle préserve peu ou prou les circuits économiques intérieurs et donc la paix sociale, quitte à ce que des prestations sociales viennent remplacer lles salaires des ouvriers réduits au chômage par la baisse des exportations...
Mais le déficit commercial peut aussi être très simplement corrigé par une dévaluation de la monnaie nationale : payées en devises étrangères, les importations coûtent plus cher aux nationaux ; quant aux exportations, elles reviennent moins cher aux étrangers ; l'équilibre de la balance commerciale se rétablit de la sorte sans douleur, quoiqu'il aboutisse à une baisse de la consommation globale.
La baisse de la consommation varie entre tout ou rien du déficit antérieur. Tout dépend de la réactivité des entreprises à la demande étrangère :
- Si, faute de main-d'oeuvre qualifiée disponible, la nation est incapable d'augmenter ses exportations, elle ne peut compter que sur la diminution des importations pour résorber son déficit ; cela se fait au prix d'une baisse de la consommation et donc du niveau de vie.
- Si la nation peut augmenter tant et plus ses exportations, elle va pouvoir résorber son déficit commercial en mettant au travail une fraction de ses chômeurs et sans subir aucune baisse du niveau de vie.
- La réalité, habituellement, se situe entre ces deux cas extrêmes.
Quand toutefois la dévaluation n'est pas possible, comme c'est aujourd'hui le cas avec une monnaie supranationale, l'euro, qui, pire que tout, réunit des pays exédentaires (l'Allemagne) et des pays déficitaires (la France), la réduction du déficit commercial devient autrement plus hasardeuse...
Il n'y a pas d'autre solution que de réduire les importations d'une part, augmenter les exportations d'autre part :
- La réduction des importations implique une baisse de la demande, donc une baisse des salaires et/ou une hausse des taxes : ces dispositions, impopulaires et difficiles à mettre en oeuvre car elles requièrent des « usines à gaz » fiscales, sont du même type que les politiques « déflationnistes » des années 1930.
- L'accroissement des exportations, avec une monnaie inchangée, suppose une baisse drastique des coûts de production. On peut imaginer là aussi, par voie d'autorité, une baisse des salaires. L'expérience atteste l'irréalisme de la démarche (pour être acceptée par l'opinion, cette baisse doit-elle être progressive en fonction des salaires ? doit-elle porter aussi sur les revenus du capital ?...).
Il n'y a pas d'autre solution que de réduire par voie d'autorité les importations et de tenter d'augmenter les exportations se sont refusé à réduire leur consommation de biens importés. C’est humain : dans une société fragmentée et inégalitaire, aucune catégorie sociale n'a envie d'être la première à sacrifier son bien-être pour le bien commun, craignant trop que d'autres en profitent pour s'éviter la corvée. Et les hommes politiques les ont suivis dans cette voie. C’est aussi humain. Ils ont utilisé le crédit de l’État pour emprunter à l’étranger de quoi compenser le déficit.
Ces emprunts, ils les ont convertis en emplois plus ou moins improductifs pour compenser ceux qui disparaissaient dans les activités exportatrices : éducateurs de rue, animateurs culturels, fonctionnaires, emplois dans les entreprises qui servent l’État (BTP, concessionnaires de services publics…), gardiennage...
Ils les ont aussi convertis en aides sociales et en logements pour préserver la paix sociale, ou encore en subventions à fonds perdus à l'industrie dans l'attente de jours meilleurs. Ainsi les patrons, ingénieurs et techniciens du groupe Dassault reçoivent-ils bon an mal an 800 millions par an pour continuer de produire un avion, le Rafale, dont personne ne veut à l'exportation.
La dette publique est donc devenue l’indispensable soupape qui évite à la société d’exploser, aux jeunes de crier leur désespoir et aux ménages les plus défavorisés de planter leur tente dans la rue.
La crainte d’une explosion sociale ou tout simplement d’un échec électoral conduisent les responsables, y compris les plus orthodoxes, à lâcher très régulièrement du lest : « plans de relance », aides d’urgences, cadeaux fiscaux, baisses de TVA, créations d'emplois à l'utilité douteuse...
Le lien entre le déficit commercial et la dette publique apparaît sans surprise dans les chiffres. En France, la dette publique a momentanément décru en 1998, quand la balance commerciale a retrouvé un solde positif. Elle croît de plus belle depuis 2007 tandis que le déficit commercial atteint des records.
Le phénomène est connu aux États-Unis sous le nom de « twin deficits », les déficits jumeaux du commerce extérieur et des finances publiques : par le premier, le pays s'appauvrit, par le second, l'État démocratique, soumis à la pression des électeurs, tente d'atténuer cet appauvrissement ou d'en retarder les effets.
Les économistes Patrick Artus et Laurence Boone en font le constat : « Aujourd’hui, le secteur privé se désendette, les banques essaient de réduire la taille de leurs bilans et c’est donc l’endettement des États qui assure le financement du déficit extérieur ». Ils en tirent cette conclusion sans appel : « Si un pays a un déficit extérieur dû à sa structure économique qu’il ne peut faire disparaître, il n’a pas d’autre solution que de sortir de l’euro et de dévaluer fortement » (Les Échos, décembre 2011).
Pourtant, comme le déplore le journaliste Jean-Michel Quatrepoint, « il n’y a jamais eu de véritable débat, en dehors de quelques cénacles, sur le lien de cause à effet entre les déficits commerciaux, budgétaires et la dette publique. C’est pourtant le cœur du problème » (Mourir pour le yuan ?, 2011).
Face à leurs contradicteurs, les thuriféraires de la rigueur ont un argument frappé du bon sens : les États sont comme les ménages ; ils ne peuvent pas s’endetter indéfiniment. Mais cette analogie est fallacieuse, aussi simpliste que l’idée selon laquelle le Soleil tournerait autour de la Terre parce qu’on le voit se lever à l’Est et se coucher à l’Ouest.
Les ménages sont entièrement dépendants de leur environnement (à l’exception de quelques foyers paysans qui vivent - ou vivaient - plus ou moins en autarcie). Ce n’est pas le cas des États. Ils sont assimilables à un système autonome, où chaque acteur achète et vend à ses concitoyens.
Les ouvertures sur l’extérieur (importations et exportations) sont normalement autorégulées par la monnaie : si le montant des importations vient à dépasser celui des exportations, le déséquilibre est tôt ou tard corrigé par une dévaluation. Les États peuvent donc éteindre leur déficit commercial et aussi bien leur dette extérieure en ajustant le cours de leur monnaie, voire, dans les cas les plus graves, en faisant banqueroute.
Veillons toutefois à bien distinguer les emprunts souscrits par des étrangers des emprunts de l’État auprès de ses sujets ; ces derniers sont assimilables à un impôt négatif ou une allocation versée aux épargnants ; ils peuvent être résorbés à tout moment par une augmentation des impôts ou une diminution des dépenses.
Si un État laisse normalement sa monnaie s’ajuster sur ses capacités d’exportation, il n’a pas de déficit commercial durable et donc pas de dette vis-à-vis de l’extérieur. C’est ce que l’on observe avec le Japon. L’État s’est rallié comme tous les autres à l’idéologie ultralibérale. Il a très largement privatisé ses services collectifs et s’est endetté plus qu’aucun autre.
Depuis vingt ans, le Japon est frappé d’une crise d’asthénie, avec une croissance très faible et un chômage à la hausse. Il n’empêche qu’il demeure solide et résiste aux « marchés » aussi bien qu’à la catastrophe de Fukushima. Son secret ? La libre fluctuation du yen lui permet de conserver bon an mal an un excédent commercial appréciable (exception faite en 2011, Fukushima oblige). De sorte que l’État, si libéral qu’il soit, n’a pas besoin de s’endetter à l’étranger. Toute sa dette est prise en charge par les citoyens japonais.
Cette dette intérieure n’est pas un mal en soi. C’est un cadeau fait aux riches citoyens du pays, en quelque sorte un impôt négatif versé sous forme d’intérêts. Mais c’est aussi une manière de rendre ces citoyens solidaires de leur patrie ; la sécurité de leurs placements dépendant en effet de la solidité de l’État.
Les « twin deficits » ou déficits jumeaux des États-Unis et de l’Union européenne n’ont rien à voir avec cette dette japonaise. Ils comportent une dette publique surtout souscrite par les investisseurs internationaux, essentiellement les fonds souverains des États en excédent commercial : pays exportateurs de pétrole et pays émergents (Chine, Brésil...).
Bien plus que d’une « privatisation » de l’impôt, il s’agit d’une anticipation sur des exportations hypothétiques à venir, qui vient compenser un excès d’importations bien réel.
Pour un État donné, le total de la dette extérieure doit équivaloir à peu de chose près au cumul du déficit commercial.
Logiquement, pour un État donné, l’addition de la dette publique souscrite par des étrangers et des investissements d’origine étrangère équivaut à peu de chose près au déficit commercial (excédent des importations sur les exportations). Comme on l’a vu plus haut, la dette publique vient en réaction à ce déficit commercial. Les devises accumulées par les États créanciers tendent à être aspirées par les États débiteurs.
Ce mouvement est irrésistible : sans la possibilité pour les créanciers de prêter ou d’investir dans les États débiteurs, il y aurait destruction de monnaie sans profit pour quiconque ; d’autre part, les États débiteurs seraient instantanément entraînés dans la spirale de l’appauvrissement avec un alignement à la baisse des importations sur les exportations…
Autant dire que les efforts de l’exécutif français pour réduire la dette, en bon continuateur de Laval, ne seront d’aucun effet tant que les exportations continueront de baisser plus vite que les importations.
Par manque de sens politique et de flair historique, les néolibéraux qui orientent les affaires européennes ne perçoivent pas le caractère insoutenable des actuelles « politiques de rigueur » qu’en d’autre temps on eût appelé « politique de déflation ».
Aujourd’hui comme dans les années 30, en Grèce et dans les autres pays du « Club Med », la réduction des dépenses de l’État entraîne ipso facto une baisse de l’activité et donc des recettes fiscales, sans pour autant réduire le déficit commercial. Bien au contraire : avec une production intérieure qui fléchit, les consommateurs ont plus que jamais tendance à acheter des biens importés !
Y a-t-il à cela une alternative ? Oui, clairement. Elle se déduit aisément de la comparaison du Japon et de l'Occident et consiste à appliquer à l’Europe les recettes normales du libéralisme classique : équilibrer la balance commerciale.
La solution la plus évidente, conforme aux canons libéraux classiques, est de laisser filer la monnaie : cela donne automatiquement un coup de fouet aux exportations en les rendant moins chères sur les marchés extra-européens ; cela freine aussi les importations, en augmentant leur coût. Pour les citoyens, il s'ensuit une augmentation des prix sur les produits importés (notamment pétrole et gadgets électroniques) plus facile à encaisser que des mesures de rigueur législatives d'une mise en oeuvre difficile et à l'effet contestable.
D'autres solutions sont envisagées par les économistes :
1- réduire les charges sociales qui pèsent sur les entreprises en les compensant par une hausse de la TVA : c'est une façon détournée de rétablir des « droits de douane » ; elle se traduit par un enchérissement des importations tandis que sur les produits locaux, l'augmentation de la TVA est en peu ou prou compensée par la baisse des charges sur le coût de la main-d'oeuvre.
Encore faut-il que la hausse de la TVA soit ciblée sur les produits importés ; c’est un non-sens d’augmenter la TVA sur les produits de base de 5,5% à 7% comme l’a fait le gouvernement français, tandis que la TVA sur les produits manufacturés, majoritairement importés, demeurent à 19,6%.
2- réorienter les dépenses publiques vers le soutien aux industries exportatrices : mieux vaut par exemple soutenir la Recherche & Développement par des subventions ou des exemptions de taxes, ou encore par des aides aux jeunes chercheurs.
Il est regrettable là aussi que l’État français préfère se dépouiller de 3 milliards de recettes fiscales au profit des restaurants...
Soit ces solutions sont appliquées aux limites de la zone euro, de façon à favoriser les exportations vers les pays tiers et freiner les importations, nonobstant quelques accords privilégiés avec des pays voisins et amis (Tunisie, Israël, Turquie, Maroc…) ; dans ce cas, avec la relance de l'activité, les États pourront sans douleur réduire les dépenses publiques et résorber leur dette ; l’euro pourra être sauvé et pérennisé.
Soit, en l’absence d’accord européen, les pays les plus touchés, l’un après l’autre, de la Grèce à la France, seront obligés de prendre des dispositions nationales en catastrophe : sortie de la zone euro et dévaluation massive.
Dans cette dernière éventualité, le choc sera rude dans tous les cas mais pourra être bref et salutaire. L’Argentine en a fait l’expérience en 2001 et l’Islande en 2008. Ces pays victimes d’une monnaie gravement surévaluée ont pu retrouver le chemin de la croissance et de la paix sociale, après de sérieux tangages.
Avant cela, la France elle-même a connu en 1983 une vigoureuse politique de redressement des finances publiques qui a pu être menée à bien parce qu'elle avait été précédée d'une forte dévaluation. La résorption du déficit commercial avait permis celle de la dette publique.
Laisser filer l’euro, cela peut se faire de façon indolore, aux dires des spécialistes, en autorisant la Banque Centrale Européenne à souscrire des « euro-obligations » (ou « eurobons », en anglais « eurobonds ») émis par l’Europe ou le fonds européen de stabilité, autrement dit à « faire marcher la planche à billets ». Si la solution a été jusqu’ici rejetée avec la dernière énergie par les dirigeants européens, au premier rang desquels les Allemands et l'ex-gouverneur de la BCE Jean-Claude Trichet, c’est parce qu’elle entraînerait une remontée de l’inflation à l’intérieur de la zone euro.
Les Allemands s’accrochent plus que quiconque au dogme de la stabilité monétaire : curieusement, ils semblent avoir oublié la politique déflationniste de Brüning mais entretiennent le souvenir de l’hyperinflation de 1923, une situation anormale directement liée à la défaite de 1918.
Faute d’avoir des enfants en nombre suffisant pour les relayer aux commandes de leurs entreprises, ils comptent aussi sur leur épargne pour assurer leurs vieux jours et craignent qu’elle ne fonde si l’euro venait à se dévaloriser.
Ainsi les pacifiques Allemands de ce début du XXIe siècle pourraient-ils entraîner malgré eux l'Europe dans un nouveau drame... faisant mentir ceux qui voient l'unification de l'Europe comme un facteur de paix, ce qu'elle n'est pas et n'a jamais été.
Voici en quelques phrases une illustration du lien entre le déficit commercial et la dette publique (« déficits jumeaux »), lien qui, soulignons-le, n'a jamais encore été explicité de cette façon :
Considérons une France idéale où chacun tire son bien-être du circuit des échanges. Le fabricant de jouets vend sa production à ses concitoyens, lesquels, en retour, vendent des biens et services au fabricant de jouets. Chacun équilibre ainsi sa production et sa consommation, ses ventes et ses achats.
• échanges déséquilibrés :
Supposons maintenant qu'un grossiste en jouets décide de s'approvisionner à moindre coût auprès d'un fabricant chinois. Il lui reverse tout ou partie des euros qu'il versait précédemment au fabricant français. Mais si le Chinois n'achète rien en France, il y a rupture de l'équilibre initial...
Le fabricant français de jouets ne peut pas se reconvertir dans une production destinée aux Chinois. Privé de revenus, il est empêché de consommer quoi que ce soit. Lui-même et ses ouvriers se voient menacés de faillite, chômage et misère...
• illusoires relances :
Le gouvernement et l'opinion se réjouissent dans cette hypothèse que le distributeur propose dans ses hypermarchés des jouets à moindre prix. Mais il est peu probable qu'ils mesurent l'inconvénient d'une sortie de devises non compensée par une rentrée d'un montant équivalent.
Le gouvernement va - à tort - attribuer l'irruption du chômage et de la misère à un dérèglement interne de type keynésien (inadéquation de l'offre et de la demande). S'il est de gauche, il va sans doute tenter d'y remédier par une « relance de la consommation » et annoncer à cet effet une augmentation des aides sociales (augmentation des dépenses publiques) ; s'il est de droite, il va préconiser une « relance de l'activité » par une diminution des « charges qui pèsent sur les entreprises » (diminution des cotisations sociales et des taxes et impôts).
Dans les deux cas, avec ces remèdes dont le seul atout est de caresser dans le sens du poil les clientèles électorales qui de la gauche, qui de la droite, le résultat est le même : l'État doit s'endetter. Auprès de qui va-t-il trouver l'argent dont il a besoin pour combler son déficit? Tout naturellement auprès de la banque d'État chinoise qui a récupéré les euros tirés de la vente de jouets.
C'est ainsi que l'État chinois va prêter de l'argent à l'État français pour lui éviter la crise sociale qu'il a lui-même provoquée en dédaignant de convertir ses devises en marchandises françaises.
L'affaire fait deux gagnants : l'un à long terme, l'État chinois qui prend un gage sur ses rivaux occidentaux ; l'autre à court terme, le distributeur français qui dégage momentanément de superprofits en achetant à bas prix des marchandises chinoises. L'affaire fait aussi deux perdants : l'un à court terme, le peuple chinois, privé des importations qui auraient pu lui apporter immédiatement un supplément de bien-être ; l'autre à long terme, le peuple français, voué à la désindustrialisation, à la perte d'un savoir-faire pluriséculaire (en l'occurrence la fabrication de jouets) et à l'appauvrissement.
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