19 février 2023 : comment peut-on comprendre la crise sociale engendrée par le projet de réforme des retraites ? L’amplitude des manifestations, la réunion, devenue très rare depuis les années 2000, de tous les syndicats dans un front commun du refus, la diversité même des manifestants qui se retrouvent non pas seulement dans le centre des grandes villes mais aussi dans de petites sous-préfectures laissent à penser que l’on est en présence d’une crise originale. Et sans doute est-ce le cas si on la place dans une perspective historique.
À ce titre, il faut faire une remarque préalable. Une crise sociale est souvent multifactorielle, ce n’est pas une crise sectorielle limitée à un enjeu précis, bien identifié. En cela, il faut distinguer les conflits sociaux ordinaires des crises sociales qui sont toujours quelque peu extraordinaires.
Un conflit social, comme tous ceux que l’on a vus se produire dans l’histoire récente, s’ancre dans l’opposition des intérêts de salariés, du privé comme du public, face au patronat ou aux autorités hiérarchiques. Il s’agit toujours de revendiquer une amélioration des salaires ou des conditions de travail, de négocier un rachat d’entreprise et le reclassement des personnels, de contester un plan social ou de carrière.
En revanche, la crise sociale, si elle naît bien d’un conflit sur une question précise, en l’occurrence le recul de l’âge de départ à la retraite à 64 ans, vient se charger de revendications plus profondes, plus lointaines, mettant en jeu des représentations sociales, des oppositions politiques. On est alors devant un « moment » politique éminemment historique et sans doute appelé à servir de point de repère et d’inflexion pour les historiens du futur. Or c’est bien ce qui caractérise la crise qui a émergé de la réforme des retraites. Il faut donc chercher à en comprendre les ressorts profonds et voir en quoi cette crise se distingue d’autres crises dans l’histoire.
La comparaison historique en matière sociale et politique reste évidemment toujours très délicate à manier car les structures mêmes des sociétés, les technologies, les valeurs et les modes d’organisation changent dans le temps. On est ici au cœur d’un grand enjeu de la recherche qui est celui de l’articulation entre la sociologie et l’histoire. Il n’y a guère de sociologie qu’historique et guère d’histoire qui ne puisse se passer d’une étude des phénomènes sociaux. À partir de ces prémisses, peut-on au moins trouver à la crise de 2023 des homologies historiques ? Même si l’on peut trouver un certain nombre de points communs, il demeure que la situation que l’on connaît en 2023 reste inédite.
Travail en miettes, salariés déboussolés
Cette crise, tout d’abord, vient soulever la question du rapport au travail dont les enquêtes comparatives montrent qu’il est souvent bien moins vécu au quotidien en France que dans d’autres pays européens du fait de contraintes récurrentes : pression de la hiérarchie, faiblesse du dialogue social, intensification des rythmes. On remarque surtout trois phénomènes, l’un récent, les deux autres beaucoup plus anciens.
Le phénomène récent est le côté invasif du travail dans la vie privée et familiale. Les enquêtes montrent que les Français accordent beaucoup d’importance au travail dans leur vie, contrairement à l’image reçue d’un peuple désinvolte et festif. Pour les cadres, la crise sanitaire a favorisé le télétravail et accéléré le processus d’une confusion entre le registre professionnel et le registre privé pour toutes celles et ceux dont la présence physique n’est pas indispensable mais qui se voient inondés de mails et de réunions à distance.
Pour les ouvriers et les employés, les « premiers de corvée », les conditions de travail se sont durcies du fait de clientèles de moins en moins respectueuses et de patrons qui jouent sur l’immigration, parfois illégale, pour faire pression sur les salaires et les conditions d’embauche. Il en résulte que la retraite est de plus en plus sacralisée, comme le dernier espace de liberté et de protection à l’égard d’un système économique sans âme.
On retrouve sans doute ici une question déjà soulevée lors des grèves de mai-juin 1936 et l’obtention de la semaine de travail de 40 heures comme des congés payés pour tous.
D’une certaine manière, le projet de réforme des retraites rompt le fil historique de conquêtes sociales visant à séparer plus nettement l’univers du travail de l’univers privé. On pourrait à ce titre évoquer également la crise de Mai 68 comme revendication culturelle à l’autonomie individuelle sur un arrière-fond de thèses marxistes et gauchistes dénonçant l’emprise du capitalisme sur le mode de vie, l’imbécillité des bourgeois ne comprenant pas qu’ils construisent leur propre servitude.
Un phénomène plus ancien, en revanche, est la dénonciation d’un travail en miettes, perdant son sens, au profit de « cadences infernales » dès avant la guerre de 1914 lorsque la production industrielle de masse conduit à appliquer les règles du taylorisme : la décomposition du travail en gestes simples dont le travailleur ne voit jamais le résultat. Cette critique, très abondante dans la littérature syndicale et politique de gauche, est récemment revenue en force non seulement dans les entreprises privées, où règnent les « open spaces » et les bureaux provisoires et où la précarité de l’emploi reste rappelée en permanence, mais encore dans les services publics comme les EPHAD ou les hôpitaux où les gestes doivent être chronométrés au détriment d’une maîtrise professionnelle de l’intervention.
La crise du rapport au travail est revenue en force car elle signifie que les métiers disparaissent au profit de « jobs » alimentaires que l’on doit bien subir pour survivre mais sans forcément s’y investir ni s’épanouir. Cette dégradation de la valeur travail reste liée historiquement à la dénonciation du capitalisme moderne qui reste au centre de tous les mouvements ouvriers depuis le XIXᵉ siècle. C’est bien la dépossession du savoir-faire qui va provoquer les révoltes des canuts de Lyon en 1831, 1834 et en 1848.
Une classe dirigeante jugée illégitime
Mais si l’on creuse un peu plus, comme on a pu le faire dans le cadre de nos travaux de recherche, on voit bien que la crise actuelle ne fait qu’exprimer une autre dimension, celle de la faible reconnaissance du travail. Ce sentiment est ressenti par une majorité de Français, actifs ou retraités, et surtout dans les catégories socioprofessionnelles populaires et moyennes sans que les catégories supérieures, du reste, ne soient guère plus de la moitié à considérer que leur travail est reconnu à sa juste valeur. On se trouve ici au-delà de considérations économiques pour aborder la dimension morale des crises sociales, c’est-à-dire le registre de la justice et de l’équité.
Deux questions émergent des enquêtes récentes que l’on a pu faire dans le cadre du Baromètre de la confiance politique du Cevipof : le sentiment majoritaire d’être méprisé et l’idée très généralement répandue, y compris au sein des professions supérieures, que la hiérarchie sociale est plus ou moins artificielle et que nombre de personnes se situant au sommet de la société ne le méritent pas vraiment.
On rejoint ici tout le débat historique sur la construction républicaine et ses ambitions méritocratiques, qui feront tomber l’Ancien Régime mais sans que l’on puisse vraiment se débarrasser de ses structures sociales, voire anthropologiques, qui font que la France reste un pays de classement où l’accès aux élites, contrôlé par l’État, est autant recherché que critiqué.
La crise née de la réforme des retraites a réactivé ce sujet éminemment politique puisque l’idée de travailler plus longtemps n’a de sens que si on peut y associer l’idée de carrières bien organisées, et non pas d’une succession d’emplois précaires, et d’une mobilité sociale reposant sur les efforts fournis et non pas sur le diplôme obtenu dans sa jeunesse. On voit donc que derrière la question des retraites et du travail figurent des interrogations, notamment des générations les plus jeunes, concernant la valeur réelle des diplômes sur le marché du travail ou le poids déterminant accordé au passage par les grandes écoles et les institutions de prestige.
Et c’est ici que se pose une seconde question relative à la fracture entre les élites dirigeantes du pays et une grande partie de la population. La plupart des commentateurs de la réforme des retraites considèrent que le gouvernement et l’Élysée se sont enfermés dans une politique trop unilatérale sans prendre le soin d’écouter les demandes venant de la base et sans tenir compte de la multiplication des contraintes qui pèsent sur la vie quotidienne des Français confrontés à la baisse de leur pouvoir d’achat, à la mauvaise qualité voire à la disparition des services publics ou privés, à des injonctions permanentes concernant leur mode de vie au nom de l’environnement, de la santé, de la crise énergétique.
Cette incompréhension par les sommets des réalités sociales quotidiennes a toujours été au cœur des crises historiques les plus graves, en octobre 1789 comme en juin 1848. D’une certaine manière, on retrouve avec les manifestations de février 2023 non pas les thématiques assez corporatistes des manifestations de 1995, lorsque la réforme visait à supprimer les régimes spéciaux, mais bien celles développées en 2018 par les Gilets jaunes : sentiment de mépris social, exaspération devant l’impossibilité de « s’en sortir » malgré ses efforts, distance trop grande du pouvoir politique à l’égard d’une classe moyenne en déclin, se prolétarisant peu à peu et devant abandonner ses rêves de vie tranquille et protégée.
Qu’il s’agisse de la crise de 2023 ou de celle des Gilets jaunes, on voit donc s’amplifier la défiance à l’égard des élites politiques, considérées comme trop lointaines et indifférentes au sort du commun des mortels. Cette question de la proximité politique est clairement posée au cœur de la Vᵉ République et ouvre à nouveau la porte à toutes les réflexions sur l’évolution des institutions en faveur, par exemple, d’une plus grande décentralisation qui donnerait aux élus locaux davantage de pouvoirs et de moyens.
Mais une caractéristique de la crise de 2023 vient la différencier fortement de celles qui l’ont précédée. Cette crise ne trouve pas d’expression politique très claire. Si les grèves de 1936 ou de Mai 68 s’enracinent dans des formations de gauche ou d’extrême-gauche, et constituent des moments historiques importants dans l’opposition à des gouvernements de droite, rien n’indique en 2023 que la crise sociale soit l’expression d’un retour en force politique de la gauche en France, bien au contraire.
Les enquêtes que nous menons régulièrement montrent que 70% des Français se situent globalement entre le centre-droit du macronisme et l’extrême-droite d’Éric Zemmour, l’ensemble des gauches ne réunissant que 30% des enquêtés.
L’erreur d’analyse serait de croire que l’union syndicale qui conduit la CFDT à rejoindre les syndicats plus contestataires comme la CGT, FO ou Solidaires, implique à la fois un retour en force des syndicats dans la contestation sociale et une réorientation de l’opinion à gauche.
Les syndicats retrouvent une part de leur rôle institutionnel en venant organiser des manifestations qui ne sont pas violentes et ne dégénèrent pas comme celles des Gilets jaunes. Néanmoins, le taux de syndicalisation reste historiquement à son étiage le plus bas (10% en moyenne), alors que le niveau de confiance dans les syndicats ne dépasse pas les 40%. La grande diversité des profils des manifestants, où se mêlent jeunes et retraités, militants et familles, montre que le mouvement de contestation sort du cadre étroit de l’engagement politique de gauche. Et comme le débat à l’Assemblée nationale reste confus et parsemé d’incidents de séance, rien ne permet de savoir pour l’instant qui sera le gagnant électoral de ce conflit frontal : Nupes (gauche) ? Renaissance et Les Républicains (centre-droit) ? Rassemblement national (droite extrême) ?
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Voir les 6 commentaires sur cet article
Christian (22-03-2023 06:48:33)
Maintenant que les deux motions de censure ont été rejetées, la crise pourrait peut-être s'apaiser si le Conseil constitutionnel décidait d'invalider la loi. En revanche, si celle-ci est validée, en t... Lire la suite
Christian (17-03-2023 08:21:38)
Après la décision prise hier par le gouvernement de recourir à l’article 49-3 pour faire passer la réforme des retraites, de deux choses l'une : 1) Ou bien le gouvernement échappe à la censure et l... Lire la suite
Christian (20-02-2023 10:45:44)
Après le triste spectacle que nous ont offert ministres et députés de tous bords la semaine dernière, la crise sociale, qui semble déjà largement amorcée, est peut-être sur le point de tourner à la cr... Lire la suite