Les premières civilisations de l'Histoire ont dû leur essor à un climat propice. C’est l’intuition de Vincent Boqueho, validée par les données climatiques et météorologiques. Il a défini trois facteurs climatiques de nature à déclencher l’étincelle civilisatrice. Une demi-douzaine de territoires rassemblent ces facteurs sur la planète et Vincent Boqueho a pu constater qu’ils coïncident avec les lieux qui ont vu l’humanité entrer dans l’Histoire, il y a environ 5000 ans. La conclusion ne manquera pas de surprendre : les Olmèques (Mexique), Égyptiens, Sumériens, Indiens et autres Chinois doivent à une heureuse conjonction climatique d’avoir inventé avant tous les autres les villes, l’agriculture et l’État.
Vincent Boqueho (32 ans) est astrophysicien et professeur de physique en classes préparatoires à Nice. Féru d'Histoire longue et collaborateur du site Herodote.net, il présente son analyse de l’influence du climat sur l’Histoire dans un essai percutant : Les civilisations à l’épreuve du climat (éditions Dunod, avril 2012, 186 pages, 18 euros).
Nombreuses cartes à l’appui, il montre que l’apparition des premiers foyers de civilisation, 2 à 3 millénaires avant notre ère, coïncide avec l’existence d’un fort stress climatique qui tend à favoriser les innovations matérielles.
L’humanité post-industrielle s’est-elle émancipée de cette dépendance à l’égard du climat ? L’auteur se permet d’en douter mais, à défaut de certitude, nous invite à en débattre.
Voici ci-après une synthèse succincte par Vincent Boqueho de son essai : Les civilisations à l’épreuve du climat (on peut aussi l'écouter sur RFI, Radio France International, 4 avril 2012).
L’archéologie et les chroniques permettent d’identifier de façon relativement objective les grands foyers de civilisation originels.
Nous pouvons nous accorder sur l’existence de huit foyers autonomes, qui se sont développés indépendamment les uns des autres :
• La civilisation sumérienne en Mésopotamie, née vers 3500 avant J.-C..
• La civilisation égyptienne, née à peu près en même temps.
• La civilisation sabéenne à cheval sur le Yémen et l’Éthiopie actuels, qui trouve ses racines vers 2500 avant J.-C..
• La civilisation de l’Indus dans l’actuel Pakistan, qui prend son essor vers 2300 avant J.-C..
• La civilisation chinoise dans la vallée du Fleuve Jaune (nord de la Chine actuelle), qui commence à émerger vers 2200 avant J.-C..
• La civilisation indienne dans la plaine du Gange au pied de l’Himalaya, qui prend forme peu à peu de 1700 av J.-C. à 500 avant J.-C..
• La civilisation olmèque au sud du Mexique actuel, qui semble émerger vers 1200 avant J.-C..
• La civilisation de Caral sur la côte pacifique péruvienne, qui pourrait avoir émergé dès 3000 avant J.-C..
Les quatre premières pratiquèrent la culture du blé, et apparaissent donc comme les héritières du Croissant fertile au Proche-Orient. L’Égypte et la Mésopotamie sont par ailleurs des précurseurs par rapport à toutes les civilisations ultérieures qui émergeront à leur contact, de proche en proche : Hittites en Anatolie, Minoens en Crète, Hébreux et Phéniciens au Levant, Carthaginois, Romains et Perses...
La culture gréco-romaine se diffusera ensuite en Europe, puis dans le reste du monde à partir de la Renaissance, formant le terreau de l’actuelle civilisation occidentale. La civilisation arabo-musulmane est également une héritière de ce vaste ensemble.
La Chine exporta sa culture jusqu’en Corée et au Japon à l’est, et jusqu’au Vietnam au sud. Quant à la civilisation indienne, elle rayonna jusqu’en Indochine et en Indonésie, comme leur nom l’indique.
Au Mexique, la civilisation olmèque conduira à l’essor de toutes les civilisations de Méso-Amérique, dont les Mayas et les Aztèques sont les plus connus. Au Pérou, de nombreuses civilisations succèderont à celle de Caral, sur la côte pacifique comme sur les plateaux des Andes : les derniers arrivés, les Incas, sont aussi les plus connus.
Chaque civilisation a vu son développement basé sur la culture intensive de certaines céréales ou tubercules. Or, ces plantes sont plus particulièrement adaptées au climat où elles ont été domestiquées : cette contrainte du climat se retrouve dans l’aire de répartition des premières civilisations.
Passons en revue les différents types de climat concernés :
• Le blé a été cultivé dans un climat méditerranéen : les civilisations associées, comme l’Égypte et la Mésopotamie, occupent donc des régions chaudes et sèches.
• Le développement de la civilisation chinoise a été fondé sur la culture du millet, domestiqué dans un climat froid et sec. Ce n’est qu’ultérieurement que la Chine s’appropria la culture du riz au cours de sa progression vers le sud.
• La civilisation indienne est basée sur la culture du riz, caractéristique d’un climat chaud et humide. Il en fut de même de la Chine à partir de l’époque impériale.
• Les civilisations d'Amérique centrale se basèrent sur la culture du maïs, adaptée à un climat plutôt chaud et humide.
• Les civilisations andines fondèrent leur développement sur la culture de la pomme de terre, limitée au climat d’altitude froid et sec.
Une conclusion peut être tirée de ces constats : les premières civilisations occupèrent presque toutes les niches environnementales, depuis les régions froides et sèches jusqu’aux régions chaudes et humides.
À l’inverse, des régions au climat apparemment similaire ont conduit à des évolutions radicalement différentes : ainsi la basse vallée du Mississipi et celle du Rio de la Plata en Amérique n’ont pas connu l’essor de la plaine du Gange en Inde, malgré les analogies climatiques (climat subtropical chaud et humide). De même, les rives du fleuve Orange en Afrique du sud, et celles du fleuve Murray en Australie, n’ont pas connu le même développement que le Nil, le Tigre, l’Euphrate et l’Indus, bien qu’ils irriguent aussi des régions désertiques. Quant à la plaine du Danube, climatiquement comparable à celle du Fleuve Jaune (berceau de la Chine), elle n’a permis l’essor d’aucune civilisation antique.
Ce premier aperçu pourrait donner à penser qu’il n’y a aucun lien entre le climat et l’entrée des hommes dans l’Histoire. Mais nous n’avons pas voulu en rester là…
La diversité climatique constatée entre les premières civilisations autonomes masque un dénominateur commun bien réel.
Pour le déceler, nous avons avancé une hypothèse : une société n’est pas motivée à faire preuve d’innovation si l’environnement ne lui propose pas d’aiguillon. En particulier, c’est le spectre des famines qui invite à domestiquer la nature pour augmenter l’abondance de nourriture.
On peut recenser au moins deux facteurs climatiques influençant ce « stress environnemental » :
Les régions présentant une forte variabilité dans les précipitations annuelles connaissent un stress hydrique très fort : un retard ou une avance de la saison des pluies peut avoir des conséquences catastrophiques. Cette caractéristique climatique pourrait être un puissant moteur pour les innovations.
Les régions chaudes et humides tendent à favoriser la propagation des maladies, notamment par le biais du moustique (c’est l’une des causes majeures de décès dans le monde encore aujourd’hui). Si ce sont donc les maladies qui pilotent la démographie au lieu des famines, la notion de stress environnemental poussant à l’innovation disparaît.
Par ailleurs, on admettra qu’il soit impossible à une communauté humaine de développer une civilisation avancée si elle ne bénéficie pas d’un minimum de pluies…
À partir de ces réflexions, nous avons isolé trois facteurs climatiques dont la présence conjointe pourrait constituer un moteur majeur dans la transition vers l’Histoire :
• Une quantité annuelle de précipitations suffisante (> 500 mm/an) ; indispensable à l’agriculture,
• Des températures hivernales assez faibles (< 13°C) ; pour prévenir les épidémies,
• Un rapport de précipitations entre saison sèche et saison humide suffisant (> 12) ; à l’origine de famines occasionnelles,
Compulsant les données météorologiques disponibles aujourd’hui en quantité, nous avons abouti à la carte climatique suivante, superposée à la carte des premiers foyers de civilisation. Elle montre dix foyers climatiques (en rouge) qui voisinent à une exception près avec les six ou sept grandes civilisations de la haute Antiquité :
L’analogie est troublante et presque parfaite : aucune civilisation autonome n’a jamais émergé à l’écart de l’un des foyers climatiques mis en avant. Et à l’inverse, tous les foyers climatiques ont bel et bien entraîné l’émergence d’une civilisation.
Il existe une seule exception, située autour de la frontière sino-birmane : de fait, c’est la seule zone qui ne jouxte ni plaine ni plateau. Cette hostilité du relief a sans doute empêché l’unité géographique indispensable à l’essor d’une civilisation : de fait, partout ailleurs dans le monde, les grandes civilisations antiques se sont développées dans les zones planes bordant les foyers climatiques.
Ce constat tendrait à confirmer que la naissance de l’Histoire a répondu à un fort déterminisme climatique : la diversité rencontrée dans le développement des différentes régions du monde n’apparaît en aucun cas comme aléatoire.
Comme tout un chacun, nous avons découvert au collège la « théorie des climats » dont Montesquieu fut un ardent et maladroit propagandiste. La naïveté et l’absence de base scientifique de cette « théorie des climats » lui ont valu d’être tôt abandonnée.
Aujourd’hui, les avancées de l’archéologie et les données climatiques permettent d’éclairer d’un jour nouveau l’hypothèse d’une relation de cause à effet entre climat et civilisation.
Très loin de Montesquieu qui postulait une incidence du climat sur la personnalité même des individus, Vincent Boqueho montre dans cette synthèse-ci que le climat a été un stimulant pour certaines communautés humaines. Elles ont tiré de la lutte contre les famines les instruments du décollage économique.
Le rôle du climat, crucial dans la transition de la Préhistoire à l’Histoire, a perduré pendant toute l’Antiquité. On peut constater que la diffusion des civilisations s’est partout faite à l’intérieur du domaine climatique originel. Ceci s’explique facilement : chaque céréale domestiquée est adaptée à un climat bien particulier.
Par exemple, les « civilisations du blé » issues du Croissant fertile ont poursuivi leur diffusion dans toutes les régions au climat méditerranéen ou subtropical sec : à l’est sur le plateau iranien (Perse), à l’ouest sur les rives de la Méditerranée (Grèce, Carthage, Rome, …). À l’inverse, ces civilisations délaissèrent dans un premier temps les régions plus au nord (Asie Centrale) et au sud (Afrique subsaharienne), aux climats distincts.
Ce n’est qu’ultérieurement qu’elles progressèrent en Europe, en privilégiant d’abord sa partie occidentale aux hivers doux (du temps de l’empire romain), puis en se diffusant peu à peu vers sa partie orientale, plus froide, pendant le Moyen Âge. Partout ailleurs dans le monde, les civilisations sont restées à l’intérieur de leur domaine climatique originel.
On pourrait penser que le rôle du climat s’est affaibli depuis la révolution industrielle, c’est-à-dire durant ces deux derniers siècles. Or la répartition actuelle de la richesse dans le monde tendrait à infirmer cette idée comme le montre la carte ci-dessous, avec les capitales économiques des dix pays de plus de dix millions d’habitants les plus riches de la planète, et des dix plus pauvres.
La latitude 30° semble être une limite naturelle, avec les pays riches au-delà et les pays pauvres en-deçà. Faut-il y voir une perpétuation du déterminisme climatique? Cela se discute. La carte, notons-le, présente une exception notable avec l’Afghanistan, pays pauvre situé à plus de 30° de latitude mais victime de guerres quasi-permanentes. Elle pourrait surtout être démentie dans le courant de ce siècle avec l'émergence dans la zone intertropicale de quelques « nouveaux riches » (Chine du sud, Brésil...).
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