L’hébreu fut très longtemps cantonné aux cérémonies religieuses. Lors de ses études en France, Eliezer Ben-Yéhouda constate à quel point langue et sentiment national se soutiennent l’un l’autre. Il décide alors de consacrer sa vie à faire de l’hébreu la langue quotidienne des juifs installés sur les terres sous domination ottomane puis anglaise qui verront naître l’État d’Israël. Un combat long et difficile, qui lui a valu bien des inimités, mais sa vision est aujourd’hui une réalité.
Un élève doué
Né dans une famille très traditionnelle de hassidim en Lituanie, Eliezer Perlman devient à 5 ans, orphelin de père. Bien que sa mère soit illettrée, elle se rend compte des dons de son fils, lui fait donner une instruction de base, puis l’envoie étudier en Yeshiva, une maison d’étude talmudique.
Le rabbin de la Yeshiva, Josef Belviker, bien que traditionnel, soutient en cachette la Haskala, le mouvement des Lumières adapté aux besoins d’un Judaïsme moderne, et le jeune Eliezer se sent très proche de Belviker. C’est chez lui qu’il découvre la grammaire juive et s’attache à la langue hébraïque classique. Il découvre également la littérature générale, notamment grâce aux traductions que faisaient les hébraïsants modernistes qui avaient renouvelé un intérêt pour l’hébreu écrit parmi le public juif du XIXe siècle.
Eliezer se lie d’amitié avec un juif riche et ouvert Shlomo Younès, dont la fille lui fait découvrir la littérature russe. C’est à elle qu’il proposera de devenir son épouse, lorsqu’il décidera de « monter » en terre d’Israël. En attendant, il part en Lettonie étudier au « Gymnasia », un lycée juif maskil, où en un an il réussit à étudier le programme de 3 années, et peux ainsi entrer dans la quatrième à 16 ans, ce qui lui permet d’avoir son bac en 1878. Mais les lois antisémites russes lui interdisent d’entrer à l’université. Il part donc à Paris dans l’intention d’étudier la médecine, et passe sa première année à apprendre la langue française.
En 1879 il entame ses études mais dès avril de la même année, il publie son premier article dans un périodique en hébreu, affirmant que le nationalisme juif ne pourra renaître qu’en terre d’Israël et à travers la langue hébraïque. C’est dans cet article qu’il signe pour la première fois de son nom de plume « Ben Yéhouda », le fils de la Judée.
Cette découverte du nationalisme semble avoir été inspirée par le patriotisme français de l’époque, dont il constate qu’il associe amour de la terre de France et amour de la langue française. C’est d’ailleurs dans un café des grands boulevards, « Le Brébant », qu’il tient pour la première fois une conversation en hébreu avec deux amis. Car l’apport essentiel de Ben Yéhouda n’est pas dans l’idée de se servir à nouveau de la langue hébraïque comme langue littéraire.
Son influence essentielle se fait sentir dans le passage à l’utilisation orale de l’hébreu. Le but de sa vie entière apparaît dans cette première discussion à Paris : faire de l’hébreu une langue quotidienne, une langue d’échange entre les adeptes d’un renouveau du nationalisme juif.
Le premier foyer « Hébreu »
Il abandonne ses études de médecine pour entrer à l’ENIO, l’école de formation d’instituteurs de l’Alliance Israélite Universelle, dans l’intention de devenir enseignant à l’école d’agriculture de Mikwé Israël, créée par l’Alliance dès 1869 près de Jaffa. Mais il est atteint de tuberculose, et les médecins l’envoient en Algérie passer l’hiver 1880-1881 pour que la chaleur du climat le guérisse. C’est là qu’il découvre la prononciation séfarade de l’hébreu, qui lui parait plus claire et mieux adapté à une langue moderne. C’est pourquoi, alors que l’État d’Israël a été créé essentiellement par des ashkénazes, c’est la prononciation séfarade qu’on utilise en hébreu moderne.
Revenu à Paris, il décide de monter immédiatement en terre d’Israël, écrit à Déborah Younès pour lui proposer de le rejoindre et de l’épouser, et le jeune couple débarque en octobre 1881 dans le port de Jaffa. Pendant le voyage, ils ont décidé que leur foyer serait le premier dans lequel on ne parlera que l’hébreu. Leur fils qui naît un an après, Bentsion (le fils de Sion) est effectivement le premier enfant de l’époque moderne à être élevé uniquement en hébreu, un hébreu moderne que Ben Yéhuda adapte et invente pour lui et pour la maison.
Il nous faut nous arrêter un moment sur la date d’arrivée d’Eliezer Ben Yéhouda en Israël. En 1881/1882 a lieu le début de la première Alyah (montée), la première vague d’immigration de l’histoire du sionisme, déclenchée par la série de pogroms (dico) qui ont lieu en Russie. Une partie des nouveaux immigrants décident de créer des implantations agricoles à travers la Palestine turque. Ils ont refusé de faire partie de ces centaines de milliers d’exilés qui partent chercher refuge vers l’ouest, notamment vers les États-Unis. Ils veulent cesser cette recherche permanente de nouveaux asiles depuis deux mille ans, mais s’implanter grâce à l’agriculture sur le sol de la terre d’Israël.
Mais si Ben Yéhuda comprend cette démarche, son but n’est pas de faire revivre la terre, mais bien la langue. C’est pourquoi il s’implante à Jérusalem, et abandonne sa nationalité russe pour devenir sujet turc. Il est écrit dans la Bible (dico) « car c’est de Sion que sort la loi, et la parole de Dieu de Jérusalem ». Mais pour lui, qui s’éloigne de plus en plus des croyances traditionnelles juives, c’est l’hébreu qui doit sortir de Jérusalem, et le vocabulaire de Sion.
Le créateur du dictionnaire
Pendant 40 ans, il va tout faire pour que la langue hébraïque redevienne celle des nouveaux hébreux. Création et rédaction de journaux en hébreu, y compris pour la jeunesse. Enseignement mais surtout invention de méthodes pour enseigner l’hébreu en hébreu. Fondation d’associations pour la promotion de la langue hébraïque, parmi lesquelles la future « académie pour la langue hébraïque », équivalent de l’Académie française, et qui encore aujourd’hui est la gardienne du langage en Israël. Et surtout, la création d’un dictionnaire, à la fois historique et moderne, philologique et usuel.
Eliezer Ben Yéhouda en verra la parution des cinq premiers tomes, sur les seize qui le composent. C’est la deuxième femme de Ben Yéhouda, Hemda, la sœur de Déborah, qui terminera le travail en 1950, près de trente ans après la mort d’Eliezer. Car les difficultés n’ont pas manqué, à commencer par les difficultés de la vie. La maladie et les épidémies ont emporté sa première femme, mais également plusieurs de ses enfants encore jeunes. Mais surtout Ben Yéhouda, peu porté aux compromis et intransigeant sur tout ce qui touche à la renaissance de l’hébreu, a été pris dans de nombreuses polémiques.
La communauté juive du Jérusalem, au début du XXe siècle, est dominée encore par les rabbins et les différents groupes de religieux très orthodoxes. Ceux-ci voient d’un très mauvais œil le comportement plutôt laïque de Ben Yéhouda, mais également les positions qu’il prend et soutient dans les colonnes de son journal. En premier lieu, ses appels à « désacraliser » l’hébreu, la langue sacrée de la Bible, et qui dans le quotidien ne doit pas être utilisée pour n’importe quel action. Beaucoup usent d’ailleurs au quotidien le yiddish, importé d’Europe de l’Est pour les échanges prosaïques, afin de respecter la sainteté de la langue de la Bible.
Les appels de Ben Yéhouda à utiliser l’hébreu dans tous les domaines, même les plus triviaux, déclenchent l’ire de ces milieux ultra conservateurs. Mais il y a plus. Les religieux de Jérusalem sont financés par la « halouka », les dons venus des communautés juives à travers le monde et partagés entre les principales sectes et maisons d’études. Pour Ben Yéhouda, il faut détruire ce système afin que les Juifs soient obligés de travailler, et qu’ils participent au système productif du futur état. Ses articles incendiaires risquent d’influencer les donateurs étrangers.
Arrêté et jugé...
Il se permet de dénoncer également certains rabbins connus qui interdisent à leurs ouailles tout changement de comportement, mais envoient leurs propres enfants apprendre clandestinement des langues étrangères chez des consuls étrangers de la ville. La haine contre Ben Yéhouda sera telle que lorsqu’il meurt, toutes les société juives d’enterrement refusent de s’occuper de son corps, et c’est un volontaire, ami du défunt, qui fera lui-même la préparation traditionnelle avant la cérémonie.
Autre difficulté, les rapports avec les autorités turques de la ville, toujours promptes à la méfiance vis-à-vis de tout ce qui peut paraître comme des manifestations de nationalisme indépendant. En novembre 1893, il est même arrêté et jugé comme ayant appelé dans son journal à la révolte contre le pouvoir ottoman. Condamné à un an de prison, il est finalement innocenté en appel en avril, mais son journal ne pourra reparaître qu’en 1895.
En fait, Ben Yéhouda n’aura qu’un succès limité à Jérusalem, et les milieux juifs de la ville ne s’hébraïseront que très peu et de manière très lente. Ce sont en fait dans les nouvelles implantations, celles de la première Alyah dans les deux dernières décennies du XIXe siècle, mais surtout celles de la deuxième Alyah, à partir de 1903, que l’on voit se développer des écoles en hébreu et que les nouveaux mots introduits par Ben Yéhouda sont utilisés.
L’Hébreu plutôt que... l’Allemand
Le triomphe de Ben Yéhouda, si l’on peut dire, se constate véritablement lors de la « guerre des langues », juste avant la première guerre mondiale. En 1913, une organisation philanthropique allemande, Ezra, décide de lancer le projet d’une école technologique de niveau universitaire à Haiffa.
Pour ses promoteurs, il est bien évident que l’enseignement doit se faire en allemand, langue scientifique reconnue. Mais à travers tout le « yishouv », l’ensemble des implantations juives de Palestine turque, c’est un concert de protestation, accompagné de manifestations et de grèves. Finalement l’organisation Ezra cède au printemps 1914, et accepte que les cours soient donnés en hébreu, mais les évènements de la guerre mondiale retardèrent son achèvement jusque 1924.
La dernière contribution de Ben Yéhouda, deux ans avant sa mort suite à la tuberculose, fut d’avoir réussi à convaincre le premier gouverneur du mandat britannique, sir Herbet Samuel, de mettre sur un pied d’égalité l’hébreu avec l’anglais et l’arabe comme langue officielle de la Palestine anglaise.
L’importance de Eliezer Ben Yéhouda dans la renaissance de la langue hébraïque se mesure essentiellement par l’influence de ses idées et surtout par le symbole qu’il devint de la lutte pour l’émancipation du peuple juif, et son succès à retrouver non seulement une terre, mais aussi une langue et une culture.
L’État d’Israël n’est pas seulement le seul pays juif au monde, mais également le seul où une langue vieille de plus de 3000 ans, celle de la Bible, a repris sa place comme véhicule de communication entre ses habitants.
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