Histoire de l'eau (2/4)

Aux sources des civilisations

Elle partage nos vies et fait partie de nos obsessions sans même que l'on s'en rende compte. Qui en effet peut prétendre se passer de l'eau ? S'en éloigner est même un déchirement si l'on en croit les 90 % de la population mondiale qui vit à moins de 10 km d'une étendue d'eau douce. Mais l'adorer ne signifie pas lui passer tous ses caprices, au contraire : on a sans cesse cherché à maîtriser cette farouche pour mieux l'exploiter et finalement bâtir nos plus belles civilisations grâce à son aide.

Isabelle Grégor

Claude Monet, Un bras de Seine près de Vétheuil, 1878, musée des Beaux-Arts de Tours. Agrandissement : Frits Thaulow, La Dordogne, 1903.

Auprès de mon eau...

Que diriez-vous d'un petit coin douillet, frais et ombragé pour faire un pique-nique ? Comme nous, nos ancêtres de la Préhistoire avaient bien compris l'intérêt de se rapprocher des points d'eau pour avoir à portée de main de quoi étancher leur soif, voire se mettre sous la dent quelque espèce de poisson peu farouche. Mais quand le mauvais temps arrive, une bonne grotte est la bienvenue !

C'est ainsi que les abris sous roche doivent en partie leur succès au confort qu'ils offraient contre la pluie et le froid. Puis nos ancêtres ont de plus en plus souvent préféré, à la grotte, des habitats sommaires qui leur permettaient de se déplacer plus facilement, mais toujours à proximité d'une source ou d'une rivière. Cela explique qu'en France, les vallées de la Dordogne ou de la Vézère soient devenus des lieux « fréquentés » grâce à leurs charmes très aquatiques.

Saumon sculpté sur paroi, Abri du Poisson, Eyzies-de-Tayac, 27 000 ans av. J.-C.

Ce petit futé de Neandertal ne s'est pas contenté d'un toit sur la tête. Équipé d'une bonne outre, certainement confectionnée à partir de la vessie ou la panse d'un animal, il s'est aménagé ce qui ressemble bien à des cuisines primitives : dans l'abri de Romani, occupé il y a 60 000 ans, tout indique en effet la présence d'un point d'eau chauffé avec des pierres brûlantes, peut-être pour faire mijoter de bons petits plats. Un luxe qui avait un bel avenir devant lui !

Le triomphe de la cruche et de la rigole

Au Néolithique, on ne se contente plus d'improviser, on s'organise pour recueillir, transporter et conserver l'eau dans des poteries de plus en plus perfectionnées. Il devient aussi évident que l'on se marche un peu trop sur les pieds aux abords des cours d'eau. Il faut trouver une solution pour abreuver ce petit monde, et cette solution va venir des profondeurs de la terre : le puits !

Céramique du néolithique, IIIe millénaire, dolmen de Conguel, Saint-Germain-en-Laye, musée d'Archéologie nationale.Il arrive à point nommé puisqu'à partir de 8 000 av. J.-C., nos vieux chasseurs-cueilleurs du Proche-Orient se creusent les méninges pour quitter leur mode de vie nomade et passer le virage de l'agriculture. Cela sera fait en beauté grâce à la mise en œuvre de la domination de l'eau qui permet l'agriculture.

Après avoir fait confiance au ciel pour arroser les plantes, les premiers cultivateurs se sont vite rendu compte qu'il leur fallait créer des systèmes artificiels d'irrigation pour une plus grande régularité et donc un meilleur rendement. Pour commencer, un simple chadouf, système primitif de levage, fit l'affaire.

Manuscrit Al-Jazari, vers 1205, représentant une roue persanne. Agrandissement : Noria médiévale de la ville de Hama, Syrie. Photo G. Grégor (2009).Puis l'ingénieur et le potier s'allièrent pour imaginer la noria qui permet de redistribuer l'eau grâce à des godets attachés à une roue.

Les premiers canaux, creusés au Ve siècle avant J.-C. en basse Mésopotamie (« le pays d'entre les deux fleuves ») par les Sumériens, sont vite accompagnés de barrages et de réservoirs tandis que les digues permettent de contrôler un élément qui reste dangereux. Le Tigre, l'Euphrate et leurs affluents peuvent en effet se montrer impitoyables dans ce pays relativement plat.

Mais à grands coups de pioche on canalise, on arrose, on draine... bref, on maîtrise enfin l'eau ! Les champs sortent de terre dans ce qui devient un Croissant fertile tandis que fontaines et jardins donnent aux premières villes un petit côté paradisiaque, bienvenu dans ces régions chaudes.

Balage Balogh, Reconstitution de la ville de Mari, sur l'Euphrate, à l'âge du Bronze moyen, XXe siècle, Etats-Unis, collection Balogh. Agrandissement : Noria sur le fleuve Oronte et la mosquée Nur al-Din, Hama, Syrie (2001).

Des cités acrobates

Parvenir à se procurer l'eau, c'est bien, mais vivre carrément au-dessus, quelle idée ! Pourtant l'humidité permanente et les risques d'inondation n'ont pas arrêté les audacieux du Néolithique qui, entre 5500 et 800 av. J.-C., ont bâti de fragiles maisons sur pilotis dans les lacs et marais. La raison en est simple : puisque l'eau est un milieu hostile, autant l'utiliser pour se mettre hors de portée des ennemis éventuels.

Une étendue d'eau, un terrain spongieux, quelques palissades et une unique voie d'accès, le tour est joué, comme à Chalain ou Clairvaux, dans le Jura. Ne reste plus aux habitants qu'à profiter des terres alentours pour cultiver tranquillement.

Pirogue du lac de Chalain (Jura) taillée aux environs de l'an 1000 avant J.-C. (Âge du Bronze final). Découverte en 1904 dans les marnes du lac, elle est aujourd'hui au musée archéologique de Lons-le-Saunier. Agrandissement : Ferdinand Keller, Reconstitution du village lacustre de Meilen, 1854.

Loin de disparaître avec les progrès de la civilisation, ce type d'habitat où l'homme vit en bonne entente avec l'eau n'a cessé de séduire. Hérodote en fait mention à propos d'un peuple de Macédoine, les Paeoniens, qui, prudents, attachaient leurs enfants par le pied avec une corde pour leur éviter de se noyer (Histoires, Ve siècle av. J.-C.).

Plus connu bien sûr est l'exemple de Venise, bâtie à partir du VIe siècle dans une lagune dont le seul intérêt était de rebuter les envahisseurs lombards. Trop nombreux pour se partager les terrains secs, les premiers réfugiés ont commencé par drainer des parcelles avant de se résigner à construire des maisons en équilibre sur de longs pieux enfoncés dans la vase. C'est ainsi qu'en deux siècles, les marais ont peu à peu cédé le terrain à une ville de plus en plus resplendissante, que les inondations ne parvinrent jamais à engloutir.

Bas-reliefs du palais sud-ouest de Ninive représentant par Sennachérib sur son trône après la prise de Lakish , VIIe siècle av. J.-C., British Museum. Agrandissement : Tuyaux en terre cuite de l'aqueduc pisistradid, in du VIe siècle v. J.-C., mis au jour à Athènes à la gare d'Evangelismos.

L'eau fait-elle l'État ?

En Mésopotamie, gare aux distraits : « Si quelqu’un a négligé de renforcer la digue de son champ [...] et inonde le secteur d’irrigation, l’homme dans la digue duquel la brèche s’est ouverte devra compenser le grain qu’il aura fait perdre. » Cet article du code d'Hammurabi (1750 av. J.-C.), l'un des premiers ensembles de lois connus, montre que la gestion de l'eau est une affaire prise très au sérieux, et ce jusqu'au sommet de l'État.

Vestiges des arches soutenant le canal en pierre de l'Aqua Marcia (144 à 140 av. J.-C) et les canaux en brique de l'Aqua Tepula (125 av. J.-C) et de l'Aqua Iulia (33 av. J.-C.). Agrandissement : Pietro Sassi, Aqueduc de l'Aqua Claudia (l'un des aqueducs romains qui alimentent Rome en eau potable, 39 à 52 apr. J.-C.), XIXe siècle, Rome, Galleria d'Arte Ottocento.Du paysan au souverain, chacun se doit d'être à la hauteur pour préserver ce qui est considéré comme un trésor national autour duquel la société développe sa solidarité, ses communications, et finalement se fédère dans un effort collectif. Il en faut en effet de l'organisation pour entretenir les canaux et les barrages de roseaux, bien fragiles face aux caprices des grands fleuves !

Quant à la construction, au VIIe siècle av. J.-C., du premier aqueduc voulu par le roi assyrien Sennachérib Ier, on ne peut qu'imaginer l'administration, les finances et les bras nécessaires à un tel projet. Même si l'on ne peut généraliser cette hypothèse à la naissance de toute civilisation, il n'y a guère de doute que Tigre et Euphrate, Nil et Fleuve jaune ont servi de pôle d'attractivité pour les populations, et ont donc joué un rôle capital dans l'émergence de ces premières nations qualifiées d'« États hydrauliques ».

6 650 km de bonheur

Voilà un peuple heureux : pour les Égyptiens, nul besoin de se préoccuper de l'acheminement de l'eau pour abreuver et fertiliser leurs champs. Il leur suffisait de jeter quelques graines et le sol, naturellement rendu riche et humide par les crues régulières du Nil, faisait le reste ! Ne leur restait plus qu'à créer et entretenir un réseau de canaux, de digues et de nilomètres pour optimiser l'ensemble.

Le Nil méritait bien d'être divinisé ! Mais ces aménagements ne se firent pas sans efforts puisqu'il fallut des siècles pour maîtriser le grand fleuve et permettre l'établissement autour de ses rives, protégées par le désert, d'un solide État-nation, véritable « don du Nil » pour Hérodote.

Indispensable pour les cultures, le fleuve offrait aussi ses voies navigables pour le transport des productions. Mais cela ne suffisait pas : face aux besoins grandissants, il fallut les doubler avec des artères fluviales artificielles. En 600 av. J.-C., on se lança donc dans une nouvelle folie : le creusement d'un canal reliant Nil et mer Rouge ! Baptisé « canal des Pharaons », il sera perfectionné par Darius puis abandonné avant que, 25 siècles plus tard, les pelles des ouvriers de Ferdinand de Lesseps ne donnent vie à un défi similaire.

Fragment de la stèle à la gloire de Darius trouvé près de Kabret, au bord du Petit Lac Amer, (Égypte), le plus ancien témoignage direct concernant le creusement du canal. Darius : je suis un Perse. En dehors de la Perse, j'ai conquis l'Égypte. J'ai ordonné ce canal creusé depuis la rivière appelée Nil qui coule en Égypte à la mer qui commence en Perse. Quand ce canal a été creusé comme je l'ai ordonné, des bateaux sont allés de l'Égypte jusqu'en Perse, comme je l'avais voulu.

Un chantier vraiment... pharaonique !

Le canal des Pharaons n'a pas manqué de stupéfier les historiens, à commencer par le premier d'entre eux, Hérodote...
« Ce canal a de longueur quatre journées de navigation, et assez de largeur pour que deux trirèmes puissent y voguer de front. L'eau dont il est rempli vient du Nil et y entre un peu au-dessus de Bubastis [Tell Basta]. Ce canal aboutit à la mer Érythrée, près de Patumos, ville d'Arabie. On commença à le creuser dans cette partie de la plaine d'Égypte qui est du côté de l'Arabie. La montagne qui s'étend vers Memphis, et dans laquelle sont les carrières, est au-dessus de cette plaine, et lui est contiguë. De cette montagne au golfe Arabique, il n'y a que mille stades ; mais le canal est d'autant plus long, qu'il l'ait plus de détours.
Sous le règne de Nécos [Nékao II, pharaon de 610 à 595 av. J.-C.], six vingt mille [sic] hommes périrent en le creusant. Ce prince fit arrêter l'ouvrage, sur la réponse d'un oracle qui l'avertit qu'il travaillait pour le barbare. Les Égyptiens appellent barbares tous ceux qui ne parlent pas leur langue » (Histoires, Ve siècle av. J.-C.).

Démesure chinoise

« Le Mandat du Ciel » : c'est ainsi qu'était baptisée, en Chine ancienne, la croyance selon laquelle le souverain tirait son pouvoir du Ciel. Et ce pouvoir, il devait en premier lieu l'exercer pour protéger sa population des pires catastrophes qui soient, les inondations dévastatrices du fleuve Jaune.

Le roi Yu le Grand (~ 2208 av. J.-C ? 2197 av. J.-C.) imaginé par le peintre de la dynastie Song Ma Lin, Taiwan, musée de Taipei. Agrandissement : Yu le Grand  en promenade, dynastie Qing, Pékin musée du Palais.C'est pourquoi, au VIIe siècle avant J.-C., il fut décidé non seulement d'associer le peuple à la construction des digues et barrages, mais de créer dans chaque province une administration dédiée à cette question. Pour la première fois, l'environnement influençait directement l'organisation de l'État ! La légende de Yu le Grand qui, 2000 ans av. J.-C., aurait ainsi permis aux Chinois de quitter les montagnes pour s'installer dans les plaines, illustre bien le rôle joué par la domestication du fleuve dans la naissance du pays.

Lorsque, aux VIe et VIIe siècles avant J.-C., taoïsme et confucianisme s'implantèrent, les choses se compliquèrent : la première doctrine conseillait en effet de laisser la nature relativement libre, tandis que la seconde préférait la méthode forte. Finalement ce furent les adeptes de Confucius qui l'emportèrent et l'on chercha, autant que possible, à dompter fleuves et rivières.

Pour cela, on fit preuve d'une belle ingéniosité comme pour la construction du système d’irrigation de Dujiangyan, le plus ancien au monde. Non seulement on parvint à faire passer un canal dans une montagne avant même l'invention de la poudre, mais on imagina des digues mobiles constituées de paniers de bambous et pierres. Ce chef-d'œuvre, toujours en service, peut rivaliser en démesure avec le Grand Canal Pékin-Hangzhou d'une longueur de 1700 km, construit à partir du Ve siècle av. J.-C. pour relier nord et sud.

Vue du Grand Canal, Rouleau n°6 du Voyage d'inspection de Qianlong dans les provinces du Sud, 1770, Metropolitan Museum of Art. Agrandissement : Système d?irrigation de Dujiangyan (Sichuan).Publié ou mis à jour le : 2024-02-28 16:08:15

didierM (04-02-2024 13:29:42)

merci pour vos article sur l'eau dans l'histoire, pourriez vous nous parler des projets de bassine géante, qui sont en cours dans le sud ouest de la France, largement soutenus et financés par le min... Lire la suite

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