Un jeudi matin, confortablement installé sur une banquette du Café des Frères Prévert, Andres Serrano, 73 ans, parle avec émoi de « son » Amérique. Dans cet ex-cabaret installé au rez-de-chaussée de l’actuel musée Maillol, fréquenté en son temps par Boris Vian, Yves Montand et autres Barbara, l’artiste new-yorkais témoigne de sa volonté à « contribuer au débat sur l’identité américaine dans toute sa diversité ».
Avec « Portraits de l’Amérique » (30 avril–20 octobre 2024), le musée Maillol propose un voyage dans l'œuvre étasunienne d’un artiste provocateur. Au fil de dix séries et quatre-vingt-dix photographies à l’objectivité glacée, l’exposition livre le portrait anthropologique d’une Amérique fracturée, telle que Serrano la croise au quotidien depuis quarante ans. Et telle qu’il la sent évoluer sous son objectif, vers toujours plus de violence, de déclassement, et de marginalisation.
Le maître du portrait
Né à New York en 1950, Andres Serrano est diplômé de la Brooklyn Museum Art School. Il expose ses œuvres pour la première fois au mitan des années 1980. Une collection qui, déjà, révèle la fascination de l’artiste pour le rêve américain qui a façonné sa propre biographie – Serrano est d’origine hondurienne et afro-cubaine.
Dès ses débuts, il récuse l'appellation de photographe et se définit comme artiste plasticien, déclarant : « J’utilise la photographie comme un peintre utilise sa toile ». Cet « artiste à caméra », comme il aime à se décrire, se distingue par son talent pour capter l’humanité de ses sujets, les inscrivant au cœur de la vie sociale américaine sans jamais porter de jugement sur eux. Par leur truchement, Andres Serrano met en lumière les points de tension de la société américaine, qu’il a traduit en une trentaine de séries, comme autant de témoignages.
À quelques mois d’une bataille électorale cruciale qui dictera l’identité de l’Amérique, cette rétrospective au musée Maillol invite à la réflexion et à l’introspection autour de thèmes aussi clivants que fondateurs : la religion, la précarité, le racisme, les armes à feu… et le trumpisme.
La religion : Immersions
En 1987, Serrano se fait remarquer avec un portrait d’un genre nouveau. Une photographie de 150 sur 100 qui met en scène la fin tragique du Christ sur la Croix – un portrait qui, par son chromatisme chaud et la qualité de ses lumières, n’est pas sans rappeler les crucifixions de Vélasquez. Visiteur assidu du Metropolitan Museum of Art, Serrano maîtrise parfaitement ses classiques, de la peinture religieuse aux toiles de la Renaissance. À cette exception près...
Le crucifix en plastique mis en scène par Serrano est en réalité immergé dans le sang et l’urine. Un détail que, comme souvent dans l'œuvre de Serrano, on ne comprend qu’en lisant le cartel de l'œuvre.
Avec Piss Christ, l’artiste, fort de son expérience dans la publicité, choque le spectateur pour mieux retenir son attention. Un effet renforcé par la scénographie du musée Maillol, qui expose l’oeuvre seule, derrière un voile blanc. Cette photographie, que Serrano (fervent catholique) avait pensée comme un hommage au Christ doublé d’une critique de la marchandisation de son image, crée le scandale dans l’Amérique de Ronald Reagan.
Serrano ne semble alors qu’un prétexte au déferlement de la « Nouvelle droite » et de la « majorité morale » contre le National Endowment for the Arts (NEA), qui avait sponsorisé son exposition avec de l’argent public. Les télé-évangélistes en font l’ennemi public numéro un.
Ce scandale marque le début des « Culture Wars » qui continuent de fracturer l’Amérique. Et si Ronald Reagan n’est pas parvenu à réduire les budgets de la NEA, Donald Trump, lui, y parviendra en 2020.
Le même Donald Trump qui, trois ans plus tôt, est accusé d’avoir eu recours à des prostituées russes au Ritz Carlton de Moscou pour qu’elles… s’urinent dessus. L’Amérique conservatrice, vent debout contre Piss Christ, semble prête à fermer les yeux sur l’affaire des golden showers pour voir élire son candidat à la Maison Blanche. Preuve que, trente-sept ans plus tard, cette œuvre de Serrano symbolise mieux que jamais l’hypocrisie du puritanisme américain.
La précarité : Nomads
Serrano ne se contente pas de choquer pour choquer. Son travail met également en lumière les divisions et les injustices persistantes dans la société américaine.
Dans sa série Nomads (1990), première incursion dans l’Amérique de l’extrême précarité, il capture des portraits saisissants de sans-abri, mis à l’honneur par la sobre scénographie du musée Maillol.
Comme Edward Sheriff Curtis (1868-1952) en son temps, Serrano procède en ethnographe, attentif à inscrire ses sujets d’étude dans une histoire plus large. Dans le métro new-yorkais, il part à la rencontre de ces nomades post industriels que sont les homeless américains. Il y installe un studio mobile léger dans lequel défilent ses sujets, qu’il rémunère avant de les faire poser au trois-quarts pour mieux monumentaliser leur présence, suivant une traduction picturale ancestrale.
L’extraordinaire humanité de ces portraits rend leur fierté aux laissés-pour-compte du rêve américain qui, enfin, sont dignes d’être représentés – et regardés. Avec Bertha et les autres, Serrano compile avec sa caractéristique ferveur encyclopédique une véritable galerie de l’Amérique paupérisée.
Vingt-cinq ans plus tard, Serrano remet ça avec sa série Residents of New York, dans laquelle il magnifie de nouveau la figure errante américaine. En 2014, il expose les cartons sur lesquels les homeless résument leur histoire pour susciter la compassion des passants. Après leur avoir donné une image, Serrano leur offre une voix pour raconter le déclassement américain à la première personne.
En 2024, le Department of Housing and Urban Development américain décompte quelque 650 000 sans-abris, et la galerie humaine de Serrano continue d’interroger quant à l’incapacité de la première économie mondiale à protéger ses citoyens les plus démunis.
Les armes : Objects of Desire
Avec Objects of Desire (1992), Serrano met en scène la passion presqu’érotique de l’Amérique pour ses armes à feu. Jouant du close-up, comme il l’avait fait pour Nomads, il confère à ces objets une monumentalité qui trahit l’obsession et la pulsion mortifère de l’Amérique pour ces objets meurtriers.
« Dieu a créé l'homme et Sam Colt les a rendus égaux ». Tel est l’adage de la National Rifle Association, qu’une bonne partie de l’Amérique a fait sien. Au musée Maillol, la scénographie est plus nuancée.
Cette photographie de Serrano, qui clôt l’exposition, est présentée face à celle d’un drapeau américain ensanglanté. Si Blood on the Flag date de 2001 et de l’après 11 Septembre, le message reste clair : les armes à feu tuent l’Amérique.
Avec cette série, Serrano vise juste – littéralement. Armé de son Nikon, il shoot la beauté et la laideur de l’Amérique, révélant les profondes fissures que provoque la question des armes dans son identité collective, entre la puissance envoûtante de l’acier et l’aspect hypnotique du sang qui n’en finit pas de couler.
Le racisme : Infamous
Avec sa série Infamous (2019), Serrano dresse un panorama historique de la question raciale aux États-Unis.
Après The Klan (1990) pour laquelle il a posé son objectif devant les lambeaux de l’Amérique blanche du Klu Klux Klan, et Native Americans (1995), panorama humain des vestiges de l’Amérique pré-coloniale, cette nouvelle série pose le même constat : un racisme omniprésent et sans retenue.
Surfant sur Ebay, Serrano, grand collectionneur, s’est mis à acheter et à photographier des dizaines d’artefacts porteurs de blackface et d’une vision essentialiste de la race. Ces objets historiques y sont vendus sans que leur racisme inhérent ne soit jamais remis en question, dans une forme d’aveuglement moral inhérent au capitalisme.
En photographiant Larry, cette poupée vintage pour enfant, Serrano transpose au présent les relents d’un discours passé dont les arguments continuent de s’écrire au présent. Avec sa série Infamous, l’artiste met en image la part douloureuse de la mémoire américaine, dans laquelle la guerre de Sécession et la tentation ségrégationniste ne sont jamais très loin. Dossier clé de la présidentielle de 2020, cette mémoire complexe ne manquera pas de marquer celle de 2024.
Trump : The Game
Avec The Game : All Things Trump (2018–2019), qui clôt le parcours de l’exposition, Serrano met en scène plus de 500 produits dérivés trumpiens, eux aussi achetés sur Ebay.
Vodka Trump, bouteille de Coca Cola Trump, cigares Trump, portrait de Trump signé Serrano (2004)… ce bric-à-brac d’objets dérivés forme l’univers clinquant et égocentré du 45e président des Etats-Unis. Présenté dans une sorte de dispositif d’histoire pas-très-naturelle, ces artefacts, qualifiés de « Trumperies » par le musée Maillol, dégage une sensation de délire sociopathe.
Avec The Game, Serrano raconte le marketing d’une vie – celle de Donald Trump, mais aussi celle de l’Amérique, dont Trump s’est nourri pour forger son image. C’est là la clé du jeu mis en scène par l'artiste : l’identification de l’ancien (-futur ?) président à une certaine Amérique, celle des laissés-pour-compte qui voient en cette furieuse accumulation l’expression d’une réussite économique, sociale et politique – qu’ils entendent bien prolonger.
À six mois de l'élection du 47e président des États-Unis, l'œuvre de Serrano met les points sur les i. Interrogé lors de la visite de presse, l’artiste est catégorique : « Je pense que l'avenir des États-Unis s'écrit en ce moment. C'est une répétition de l'histoire, et avant tout de la Guerre Civile. Et Donald Trump l'a ravivée. » Avec cette exposition, Andres Serrano nous propose de plonger au cœur de cette histoire sous un prisme réaliste et provocateur, à contre-courant du rêve américain qui n’en finit pas de faire des déçus.
Vos réactions à cet article
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Plok (26-05-2024 23:34:33)
"Le crucifix en plastique mis en scène par Serrano est en réalité immergé dans le sang et l’urine." C'est surtout une provocation repugnante, pour plaire a la bourgeoisie liberale toujours pret... Lire la suite
CATMAM (26-05-2024 11:53:20)
Merci Diane, je découvre que la revue HERODOTE s'enrichit avec de belles chroniques sur l'actualité artistique ou cinématographique ! Bravo