Abbayes provençales

Les trois soeurs cisterciennes

Si ce sont généralement les plages et les calanques de la Provence qui attirent les foules dans la région, l’on conseille vivement d’arpenter l’arrière-pays provençal qui regorge de merveilles. 

Parmi elles, les trois sœurs provençales, trois abbayes cisterciennes du XIIème siècle construites dans le style roman : le Thoronet, à quelques kilomètres du Luc, Sénanque, à côté de Gordes, et Silvacane à la Roque d’Anthéron. 

Localisation des trois abbayes cisterciennes de Provence.

L’aventure cistercienne débarque en Provence

À la fin du XIème siècle, les moines clunisiens règnent sur l’Occident avec plus de 1 200 abbayes réparties en Europe. Le pouvoir leur monte à la tête, ils rendent leur propre justice, se détournent du travail de la terre pour s’investir dans les affaires politiques de leur temps et accumulent d’outrageuses richesses. Leur fortune est visible de manière ostentatoire sur leurs églises aux proportions et ornementations démesurées. 

Les fidèles se sentent délaissés, certains prennent alors conscience de la nécessité de renouer avec la pauvreté et l’humilité des premiers chrétiens. 

Le 21 mars 1098, Robert de Molesme fonde un monastère à Cîteaux, près de Dijon. Son ambition est de renouer avec l'idéal monastique de saint Benoît de Nursie, fondé sur la prière, le dépouillement et le travail

L'abbaye accueille en 1112 un jeune noble bourguignon qui, deux ans plus tard, va fonder une « abbaye-fille » à Clairvaux, en Champagne. Connu sous le nom de saint Bernard de Clairvaux, il va étendre l'ordre cistercien à toute l'Europe, de sorte que l'on pourra dire du XIIe siècle chrétien qu'il est celui de Cîteaux comme le XIe siècle fut celui de Cluny.

Selon saint Bernard, « il n'est de vertu plus indispensable à nous tous que celle de l'humble simplicité ». Les moins cisterciens passent la journée entre la prière et les travaux des champs aux côtés des convers, partagent d’humbles repas dans des réfectoires collectifs et dorment à même le sol dans des dortoirs collectifs.

En Provence, trois abbayes cisterciennes majestueuses, témoins de leur époque, voient le jour au XIIème siècle, les « trois sœurs provençales ». Elles sont le reflet du renouveau de la vie monastique intervenu au XIIème siècle. 

Cîteaux et la fondation des 4 premières abbayes. Miniature extraite du Commentaire sur l’Apocalypse d’Alexandre de Brême Cambridge, University Library (entre 1256 et 1271)

Sénanque

Près de Gordes, dans le Lubéron, l’abbaye de Sénanque a la particularité d’avoir été construite dans un vallon d’un kilomètre de long et seulement 300 mètres de large. Bien qu’original, l’emplacement correspond aux recommandations de l’ordre qui préconise : « on ne doit construire aucun monastère dans les villes, les bourgs et les domaines ruraux » ( chap. 9 de la Summa Cartae Caritatis). Son nom viendrait de la présence du cours d’eau de la Sénancole (Sana Aqua« eau saine ») qui suffisait alors largement aux besoins des moines fondateurs de l’abbaye. 

Elle fut fondée par l’évêque de Cavaillon, Alphant, le 9 des calendes de juillet 1148 (23 juin 1148). Mais le chantier dura plus de 60 ans et sa construction ne fut achevée qu’en 1220.

Au moment de la naissance de Sénanque, les cisterciens comptent déjà plus de trois cent cinquante abbayes réparties dans toute l’Europe. Sénanque prospère rapidement grâce aux nombreux dons de riches familles de la région comme les Agoult Simiane de Gordes et les seigneurs de Venasque. Pour remercier ces derniers, les moines acceptent que la dépouille de Geoffroy de Venasque repose dans l’église abbatiale. Elle s’y trouve encore aujourd’hui.

Vue du cloître de l'abbaye de Sénanque aujourd'hui. En agrandissement : un plan de l'abbaye en 1854.Sénanque connaît son apogée aux XIIIème et XIVème siècles, son pouvoir et son influence sont importants. Elle possède quatre moulins, sept granges, un hôpital à Arles, plusieurs maisons à l’Isle sur la Sorgue, Cavaillon, Carpentras, Marseille, une ferme à Maussane, un hospice à Pernes les Fontaines dont une rue conserve encore le nom de Sénanque. 

La situation se dégrade au début du XVème siècle, des troubles agitent le pays et les subsides de l’abbaye s’effondrent, elle ne compte plus que trois frères en 1439. En 1544, prémices des guerres de religion, vingt-cinq Vaudois (dico) attaquent Sénanque. Son monastère est incendié, sa fontaine est détruite, ses archives sont brûlées, ses moines sont pendus. 

Le dernier moine de Sénanque meurt en 1781 et le prieur du Thoronet administre dès lors l’abbaye. Elle accueille en mai 1790 les révolutionnaires qui dressent l’inventaire des biens. Le 24 septembre 1792, l’abbaye est vendue comme bien national pour 28 000 francs. Pour la protéger, les signes ostensibles de religion sont retirés, comme la croix qui couronne l’église.

Il faut attendre 1854 pour voir une communauté de frères se réinstaller à Sénanque. Le prêtre Jean Léonard (1815-1895) devient maître des novices à l’abbaye. Aimé de ses frères, il rayonne par sa culture littéraire et scientifique et sa profonde piété. Mais le 5 novembre 1880, les gendarmes chassent les moines suite à la nouvelle loi contre les congrégations religieuses. La plupart des frères partent à Fontfroide.

En mai 1926, une douzaine de moines s’installe à Sénanque et l’abbaye est rachetée, devenant prieuré de l’abbaye de Lérins, vers Cannes. En 1969, l’abbé de Lérins décide de louer Sénanque à un propriétaire privé, à charge pour lui de restaurer les bâtiments. 

Un contrat de 30 ans, approuvé par le ministre des Affaires Culturelles André Malraux, est signé avec la société Berliet. La restauration suit son cours jusqu'à ce qu'une communauté monastique de Lérins revienne s’installer à Sénanque en 1988. 

La communauté suit la règle de saint Benoît et vit du travail des frères : culture du lavandin, oliveraie, rucher, visites de l’abbaye, hôtellerie et boutique monastique permettent de subvenir aux besoins de la communauté, mais surtout de faire face aux lourdes charges d’entretien et de restauration de l’abbaye de Sénanque.

L’abbaye de Sénanque est ainsi la seule des trois sœurs provençales à avoir conservé sa vocation première.  

L'abbaye de Sénanque.

Thoronet

Au XIIème siècle, une communauté de moines venue de l’abbaye de Mazan en Ardèche construit Notre-Dame de Florielle sur le territoire de Tourtour dans le Var. Mais les conditions d’accès étant trop difficiles, les moines préfèrent le site du Thoronet, peu éloigné de la vallée de l’Argens et de la route entre Saint-Maximin et Fréjus. 

La nouvelle abbaye est construite entre 1160 et 1230 et les dons des comtes de Provence et de riches familles locales permettent aux moines de se constituer un important patrimoine foncier.  De style roman, la salle capitulaire est déjà influencée par le style gothique. Car les trois abbayes élevées en Provence par l’ordre de Citeaux portent dans leur système d’architecture les caractères de l’époque de transition du roman au gothique. 

Les moines abandonnent le Thoronet lors des guerres de religion. En 1660, le prieur fait état de « la grande nécessité que les bâtiments de cette abbaye ont d’être réparés étant en piteux état. » Un siècle plus tard, les derniers moines quittent les lieux et l’abbaye est vendue comme bien national à des particuliers qui la transforment en ferme. 

Chef-d’œuvre en péril, elle bénéficie de l’engouement pour la protection du patrimoine initié par Prosper Mérimée. Classée monument historique en 1840, sa restauration débute en 1841. L’État rachète le site en 1854. Henri Révoil, architecte des monuments historiques écrit en 1873 : « L’abbaye du Thoronet est un lieu délaissé depuis de nombreuses années et cependant, il en est peu de cette époque qui soient aussi complets et aussi intéressants ».

Les restaurations s’enchaînent et l’abbaye devient un monument emblématique de l’art et de l’idéal de vie cisterciens. Elle est un exemple pour l’architecture contemporaine. La pureté et la simplicité des volumes inspirent des générations d’architectes. Le Corbusier, qui visite le site en 1953, est lui-même séduit par l'austérité du lieu : « A l’heure du « béton brut », bénie, bienvenue et saluée soit, au cours de la route, une telle admirable rencontre. » 

L'abbaye du Thoronet.

Les pierres sauvages

L'architecte Fernand Pouillon (1912-1964), d'un immense talent mais injustement condamné pour malversations financières, a écrit en prison un roman consacré à l'abbaye du Thoronet :
« C’est aujourd’hui après quatre heures de marche que nous sommes arrivées au Thoronet, forêt sereine et grave, verte vallée, étroite et peu profonde, traversée par un ruisseau dont le cours, au lieu-dit, va vers le levant. Nous avons tous les trois l’impression d’être en vacances, le temps est frais, ensoleillé ; dès les premières heures du jour nous avons marché en tous sens. Nous avons abordé l’emplacement de l’abbaye depuis l’orient ; un chemin en très mauvais état, raviné, monte, assez raide, en deux lacets à travers une épaisse forêt de chênes et de pins. En arrivant de ce côté, l’abbaye apparaîtra tout à coup. L’emplacement du monastère est en pente douce vers le ruisseau ; j’ai immédiatement pensé que cette forme se prêterait à d’intéressantes dispositions de niveaux. Le soir nous avons gravi le versant exposé au nord. A la première crête nous nous sommes assis. Aussi loin que nos yeux ont pu fouiller les collines nous n’avons pas aperçu la moindre ferme ou cabane. Le chantier, enfin ce que nous pouvons en deviner, apparaît comme un nid de mousse très doux, en réalité ce sont des argeras d’une demi-toise de haut. » (Les Pierres sauvages, Fernand Pouillon, 1964)

Silvacane

En 1144, des moines venus de l’abbaye de Morimond, fille de Cîteaux, s’installent sur un lieu appelé Silva Cana (« forêt de roseaux »), sur une zone rocheuse dominant les marécages de la Durance. Les moines en tirent parti grâce à leur maîtrise du drainage et de l’agriculture. Les familles seigneuriales locales multiplient les dons et la construction de l’abbaye débute en 1175 pour être achevée en 1230. 

Silvacane connaît son apogée aux XIIème et XIIIème siècles. Elle possède cinq granges gérées par des frères convers et fonde l’abbaye de Valsainte. Mais dès le XIIIème siècle, les ennuis déferlent : invasion par les moines de Montmajour, grande Peste, discordes civiles, guerre de Cent Ans, affaiblissement de l’ordre monastique.

En 1455, l'abbaye est rattachée au chapitre de la cathédrale d’Aix-en-Provence. Au début du XVIème siècle, elle devient l’église paroissiale de la Roque d’Anthéron. Silvacane subit quelques dégâts lors des guerres de religions, catholiques puis protestants occupent l’abbaye. À l’abandon sous la Révolution, ses bâtiments sont vendus comme biens nationaux puis transformés en ferme. 

Classée au titre des Monuments Historiques, Silvacane est rachetée par l’État en 1945. Des campagnes de fouilles réalisées entre 1952 et 1998 ont permis de retrouver l'emplacement des bâtiments annexes et d'entreprendre la restauration des salles de l'Abbaye, qui sont, actuellement, toutes ouvertes à la visite.

La Provence a la chance d’abriter ces trois joyaux de l’architecture religieuse, remarquablement bien conservés et restaurés. La visite des trois abbayes est faisable en une journée et recommandée car vous pourrez ainsi apprécier les similitudes de leur architecture tout en remarquant leurs particularités. Bien que « sœurs », Sénanque, le Thoronet et Silvacane ont chacune une personnalité bien affirmée. 

L'abbaye de Silvacane.

Publié ou mis à jour le : 2020-07-29 10:49:36

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