Le 7 janvier 1785, à Douvres (Angleterre), un autodidacte normand, Jean-Pierre Blanchard, s’élance dans les airs à bord d’un ballon gonflé à l’hydrogène. Accompagné de son mécène américain John Jeffries, il s’élance au-dessus des flots et, en moins de trois heures, accomplit la première traversée aérienne de la Manche.
Cet exploit survient à peine plus de treize mois après le premier vol habité. C’était le 21 novembre 1783 à Paris l’envol de Pilâtre de Rozier et du marquis d’Arlandes à bord d’un ballon gonflé à l’air chaud et conçu par les frères Montgolfier.
Mais qui est Jean Pierre Blanchard, cet homme tombé dans l’oubli dans son pays natal mais toujours célébré aux États-Unis ?
Un autodidacte dans son siècle
Jean-Pierre Blanchard est né en 1753 dans le village normand du Petit-Andely, dans une famille modeste. Dès son plus jeune âge, il travaille dans l’atelier de son père, ébéniste- armurier et créateur d’automates, et se passionne pour la mécanique. C’est un autodidacte à l’esprit créatif et original.
À l’âge de 12 ans, il invente un piège à rats dans lequel l’animal capturé actionne la gâchette d’un pistolet qui lui donne la mort.
À seize ans, il met au point une pompe hydraulique qui permet d’acheminer l’eau de la Seine jusqu’au sommet de Château-Gaillard. Il renouvelle cette expérience chez le duc de Penthièvre, Louis de Bourbon, dans son château de Bizy à Vernon.
En 1769, il construit un « carrosse sans chevaux », première voiture à pédalier, ancêtre du vélocipède et du pédalo, et conduit son prototype à Paris. La reine Marie-Antoinette puis Benjamin Franklin seront ses plus célèbres passagers en 1779. Hélas, ces prototypes n’ont pas le succès commercial escompté.
Il délaisse alors les machines terrestres pour étudier le vol des oiseaux qui le fascine et travaille sur un projet de vaisseau volant équipé d’ailes mécaniques. Comme il est prudent, il imagine en même temps un grand parasol pliant afin de ralentir sa chute en cas d’incident.
Un premier mécène, le baron François Racine de Monville, Seigneur de Thuit près des Andelys l’accueille en 1781 dans son domaine, « le Désert de Retz », à proximité de Paris, afin de lui permettre de travailler sur ses machines volantes.
En 1782, un deuxième mécène, l’abbé de Viennoy, l’installe dans son hôtel particulier de la rue de Taranne, à Paris, où il peut poursuivre ses expériences sur son prototype de « Vaisseau Volant ».
Hélas, ses expériences se soldent toutes par des échecs. Trop lourde, la machine n’arrive pas à décoller.
Après le ballon à air chaud, le ballon à hydrogène ?
En parallèle de ses travaux, les frères Montgolfier et plusieurs scientifiques étudient les possibilités de voler autrement.
Le 4 juin 1783, à Annonay, devant les notables de la ville, les premiers lâchent un ballon gonflé d’air chaud (non habité). Deux mois plus tard, le 27 août 1783, à Paris, sur le Champ de Mars, devant le tout-Paris et Benjamin Franklin, le physicien Jacques Charles renouvelle l’exploit avec le concours des frères Robert. Mais cette fois, le ballon est rempli d'hydrogène, lequel est produit sous le ballon, la « charlière », en recouvrant dans une barrique des copeaux de fer avec de l'acide sulfurique dilué.
Fort du succès de ses concurrents, Jean-Pierre Blanchard décide alors d’ajouter à son vaisseau volant un ballon à hydrogène afin de pouvoir enfin s’élever dans les airs.
Le 2 mars 1784, soit à peine plus de trois mois après Pilâtre de Rozier, il réalise sa première ascension à Paris sur le Champs de Mars avec un aérostat surplombant un parachute de secours qui se dépliera en cas de besoin au-dessus d’une nacelle équipée d’un gouvernail et de grandes ailes mobiles. Il espère pouvoir se diriger vers la Villette. Mais son équipement est inefficace pour conduire son vaisseau volant contre la force du vent.
L’hydrogène coûte cher, la fabrication d’un ballon aussi. Jean-Pierre Blanchard n’a pas de fortune personnelle. Il quitte Paris où la concurrence est trop forte et retourne dans sa Normandie natale pour réaliser de nouvelles ascensions et améliorer ses techniques de vol.
Ses ascensions en mai et en juillet 1784 à Rouen rencontrent un véritable succès. Mais malgré cela Jean-Pierre Blanchard, sans titre ni fortune, ne reçoit pas les appuis suffisants pour poursuivre sa carrière en France. Les Français le boudent et lui préfèrent l’aéronaute Pilâtre de Rozier qui avait eu les honneurs du premier vol habité.
Fuite des talents
Suivant l’adage « nul n’est prophète en son pays », Jean-Pierre Blanchard part en Angleterre où il est accueilli avec enthousiasme et trouve de riches mécènes prêts à le soutenir pour ses premiers vols en Angleterre et pour son prochain grand projet : le rêve fou de traverser la Manche au départ des côtes anglaises dans un ballon à hydrogène.
En France, Pilâtre de Rozier, l’aéronaute favori des Français, soutenu financièrement par Louis XVI et son ministre Calonne, prépare aussi la traversée de la Manche mais depuis les côtes françaises et dans un ballon à air chaud.
Dès son arrivée à Londres, Jean-Pierre Blanchard réalise une quatrième ascension avec le docteur Scheldon puis une cinquième expérience avec le riche Américain John Jeffries qui souhaite effectuer la traversée de la Manche au départ de Douvres avec lui et financer l’opération.
Blanchard s’installe dans le château de Douvres pour construire le futur aérostat qui lui permettra de traverser la Manche. Il l’équipe d’une hélice actionnée par un moulinet - c’est en quelque sorte l’ancêtre de l‘hélice de l’hélicoptère -.
Ses cinq premiers envols lui ont permis d’étudier les effets des courants aériens selon l’altitude mais il continue à espérer pouvoir diriger son ballon en direction de la France quand il sera au-dessus de la mer.
Jean Pierre travaille d’arrache-pied car il sait qu’en France, son concurrent Pilâtre de Rozier souhaite réaliser cet exploit avant lui. Ce dernier vient lui rendre visite à Douvres peu de temps avant son départ et constate avec dépit que son rival est bientôt prêt à partir. Les deux hommes, bien que rivaux, s’estiment beaucoup et partagent leurs expériences respectives.
Blanchard déconseille à Pilâtre de s’aventurer dans les airs avec une montgolfière combinant dangereusement un ballon à air chaud et une réserve d’hydrogène. Il lui recommande aussi de porter un gilet de sa fabrication composé de plaques de liège cousues sur le tissu pour flotter sur l’eau en cas de chute dans la mer. Il s’agit du tout premier gilet de sauvetage dont l’invention sera revendiquée soixante-neuf ans plus tard par le capitaine John Ross Ward.
L’incroyable exploit
Après plusieurs jours de tempête et de pluie, le 7 janvier 1785, dès six heures du matin, les vents s’apaisent. Ceux venant du Nord/Nord-Ouest semblent enfin propices à la traversée. Une petite montgolfière est lâchée comme test et elle se dirige vers la côte française. Tous les facteurs sont favorables pour la réalisation de ce beau projet ce jour-là.
On s’active alors pour préparer l’aérostat. On dépose des sacs de lest, une bouteille de Champagne, quelques prospectus publicitaires et différents appareils de mesures scientifiques dans l’étroite nacelle de deux mètres onze de longueur sur un mètre cinq de large pour une profondeur de quatre-vingt-cinq centimètres.
À une heure de l’après-midi, par temps sec et froid, Jean-Pierre Blanchard et le docteur Jeffries chaudement vêtus, équipés de leur gilet de sauvetage en liège, s’envolent au-dessus d’une foule ébahie et s’éloignent de la terre en direction de la mer.
Après avoir survolé plusieurs navires, ils aperçoivent au loin la terre de France et s’en rapprochent pendant que la côte anglaise s’estompe. Le ballon descend, Blanchard jette un premier sac de lest. La descente se poursuit. Au bout d’une heure de vol, à mi-chemin entre les deux côtes, les deux hommes ont jeté tout leur lest mais le ballon continue à perdre de l’altitude et à se rapprocher dangereusement de l’eau.
On jette alors à la mer tout ce qui n’est pas indispensable : des brochures et des prospectus publicitaires emportés par Blanchard puis différents cordages, l’ancre qui sert à l’atterrissage, la bouteille de champagne qui siffle en tombant avant d’exploser contre une vague.
Enfin, comme l’aérostat poursuit son inquiétante descente, les deux hommes arrachent les ailes de la nacelle, le gouvernail inutile, le moulinet. Cela ne suffit pas. Ils retirent et jettent tout ce qui peut l’être, les ornements de la nacelle, la nourriture, les couvertures et enfin leurs propres vêtements. Ils se retrouvent tous deux grelottants, en caleçon, avec leur gilet cousu de liège sur le dos.
En dernier recours, les deux hommes envisagent de décrocher la nacelle et de se suspendre au ballon pour éviter de sombrer dans la mer. Heureusement, avant qu’ils n’aient à le faire, l’aérostat remonte soudain très haut, emporté par un courant ascendant à proximité des côtes françaises.
Sous eux, la mer se couvre d’embarcations venues acclamer les deux hommes.
Après deux heures de vol, ils sont enfin au-dessus de la terre ferme. Jean-Pierre Blanchard jette alors plusieurs lettres sur les maisons qu’ils survolent. C’est le début de l’aéropostale !
La seule lettre qui a survécu est un courrier écrit par William Franklin, le fils de Benjamin, adressé à son propre fils Temple.
À terre, les gens les acclament. Des cavaliers tentent de les suivre mais sont vite dépassés car le navire aérien prend de la vitesse et se dirige vers une forêt dense.
Le vent forcit, le ballon frôle dangereusement la cime des arbres. Pour éliminer encore un peu de poids et regagner de la hauteur, en dernier ressort, les deux hommes jettent leur gilet de liège devenu inutile et urinent par-dessus bord. Le facétieux ballon remonte alors et Jean-Pierre Blanchard peut organiser l’atterrissage. Dès qu’il aperçoit une clairière, il ouvre la soupape pour laisser s’échapper l’hydrogène pendant que le docteur Jeffries attrape les branches des arbres pour freiner le ballon, faute d’ancre pour s’accrocher.
À quatre heures moins quelques minutes, soit moins de trois heures après leur départ de Douvres, les deux hommes atterrissent enfin en France dans une clairière de la forêt de Guînes à quelques kilomètres de Calais, frigorifiés mais sains et saufs.
La passion récompensée
Le succès rencontré par Jean-Pierre Blanchard est immense. Après des fêtes grandioses organisées en son honneur à Calais, Jean-Pierre, accompagné de Pilâtre de Rozier, est reçu par Louis XVI et les plus grands de la Cour.
Cet exploit a un retentissement dans le monde entier et Jean-Pierre Blanchard sera invité par toutes les cours d’Europe pour effectuer des démonstrations de vols et des expérimentations de parachute avec son chien qu’il jette hors de sa nacelle à chaque ascension après avoir perfectionné les premiers prototypes.
En 1792, il part aux États-Unis où il réalise le premier voyage aérien américain lors de sa quarante-cinquième ascension puis, ruiné après l’incendie de son atelier et déprimé après le décès de son fils unique, il rentre en France en 1797.
Lors de sa soixante-huitième ascension en février 1808, en présence de Louis Bonaparte, il est frappé d’apoplexie pendant le vol puis projeté au sol.
Blessé et handicapé, il décèdera le 7 mars 1809 chez lui, auprès de Sophie Armant Blanchard sa deuxième épouse mais aussi son élève, qui prendra sa suite en devenant l’aéronaute officielle de l’Empire puis de la Restauration avant de décéder elle-aussi d’un tragique accident d’aéronautique.
Malgré ses contributions au progrès, ses nombreuses inventions et ses multiples exploits, Jean-Pierre Blanchard, le plus fameux aéronaute du XVIIIème siècle, est tombé dans l’oubli dans la patrie qui l’a vu naître, n’ayant jamais pu s’affranchir de ses modestes origines.
Il faudra attendre cent vingt-quatre ans de plus pour que Louis Blériot réalise à nouveau l’exploit incroyable de Jean Pierre Blanchard, la traversée de la Manche par les airs, mais cette fois-ci dans un aéroplane.
Vos réactions à cet article
Recommander cet article
Roland Berger (08-01-2024 15:18:23)
Les États-Unis, pays du show permanent, s'entretient en entretenant ses héros. Donald Trump a bien compris ça.