Vincent Van Gogh (1853 - 1890)

« L'oiseau fou de douleur »

« Vincent » : cette signature, on peut la trouver sur près de 870 tableaux, et toujours avec la même émotion. Un simple prénom qui dit tout de la modestie de Van Gogh, cet artiste qui, toute sa vie, ne s'est pas cru à la hauteur de l'œuvre qu'il souhaitait créer. Lui qui a travaillé « comme une locomotive à peindre » n'a pas su voir à quel point ses toiles apportaient un nouveau regard sur le monde, bien loin des ténèbres dans lesquels il sombrait jour après jour.

Isabelle Grégor

Vincent Van Gogh, Les Tournesols, 1887, New York City, Metropolitan Museum of Art. Agrandissement :  Vincent Van Gogh, Nature morte d'oranges et de citrons avec des gants bleus, 1889, Washnigton, National Gallery of Art.

Peut mieux faire...

Le peintre des couleurs est né sous le signe du deuil. Son arrivée dans le foyer de la famille Van Gogh, à Zundert dans la région du Brabant-Septentrional (sud des Pays-Bas), le 30 mars 1853, a lieu un an jour pour jour après la perte d'un autre Vincent, mort-né.

Portrait photographique de Vincent Van Gogh à 19 ans, 1872, Amsterdam, musée Van Gogh. Agrandissement : Le presbytère de Zundert, maison natale de Vincent Van Gogh, 1900. Le peintre est né au premier étage.Son père, Theodore, est pasteur et peut donc loger ses 5 enfants dans son presbytère. Mais pas question pour eux d'aller se mêler aux paysans des alentours : les parents Van Gogh sont modestes, certes, mais veillent à inculquer à leur progéniture une parfaite éducation.

Le dessin en fait bien sûr partie et c'est Anna, la mère, qui va guider la main du jeune Vincent dans ses premiers croquis. Le garçon se montre attentif, beaucoup plus que pour les leçons du maître d'école !

C'est décidé : celui que la servante présente comme un « fameux asticot » peu sociable étudiera désormais dans un pensionnat voisin avant de poursuivre des études à Tilbourg. Mais le projet est vite abandonné puisque les résultats restent médiocres. À 15 ans, Vincent met fin à ses études.

Vincent Van Gogh, Vue de l'atelier à La Haye, 1882, Collection particulière.

Détours et désillusions...

L'entrée dans la vie active se fait en douceur grâce à l'intervention de l'oncle « Cent » qui le fait embaucher dans une galerie d'Art, Goupil et Cie, à La Haye.

Portrait photographique de Théo Van Gogh, 1888. Agrandissement : Vincent van Gogh, Portrait de Théo, 1887, Amsterdam, Van Gogh Museum.Si son jeune frère, Théo, part de son côté pour Bruxelles travailler pour une succursale, rien ne pourra jamais séparer les deux hommes comme en témoigne l'intense activité de correspondance qui se met en place entre eux : ainsi Vincent n'enverra pas moins de 650 lettres à son cadet, lettres qui feront plus tard la joie des historiens de l'Art.

Des objets font aussi le voyage, comme ces feuilles de chêne du Brabant qu'envoie Théo à son frère lorsque celui-ci est muté à Londres. Il a 20 ans et profite de la ville et de ses musées, sans guère songer à lui-même devenir artiste.

Vincent van Gogh, La douleur, 1882, Amsterdam, musée Van Gogh. Agrandissement : Vincent Van Gogh, Petit chemin à Montmartre, 1886, Amsterdam, musée Van Gogh.Il préfère faire les yeux doux à la fille de sa logeuse qui se montre d'une totale indifférence. Il faut dire que la belle Eugénie est déjà fiancée...

Premier échec pour le jeune homme, et première période de dépression qui n'est guère soulagée par son nouveau poste chez Goupil, à Paris. Installé dans le quartier Montmartre, il commence à plonger dans le mysticisme et hante davantage les églises que les expositions.

Se montre-t-il alors trop désagréable avec les clients de son entreprise ? En tous les cas, son « honorable directeur » lui fait comprendre qu'il vaut mieux qu'il change de voie.

Le prédicateur

C'est ce qu'il fait en repartant en Angleterre pour y « répandre les paroles de la Bible » parmi les plus nécessiteux.

Ses premiers sermons sont à destination de la population pauvre de Ramsgate, sur la côte nord-est, où il occupe un poste comme enseignant assistant dans une pension. Mais parler arithmétique et orthographe l'ennuie : il veut être missionnaire !

Vincent Van Gogh, Nature morte à la bible ouverte, 1885, Amsterdam, musée Van Gogh.

Bien décidé à consacrer sa vie à Dieu, Vincent reprend le bateau pour la Hollande et s'installe en 1877 chez son oncle Jan à Amsterdam. À 24 ans, il semble bien décidé à prendre sa vie en main et à réussir ces 7 longues années d'études qui l'attendent pour devenir pasteur.

Vincent van Gogh, Café Au Charbonnage à Bruxelles, 1878, Amsterdam, musée Van Gogh. Agrandissement : Vincent van Gogh, Homme creusant dans le verger, 1883, Londres, British Museum.Grec, latin... Face à l'ampleur de la tâche, ses parents s'inquiètent, et ils ont raison : « Je travaille difficilement », écrit-il à son frère, ajoutant ailleurs : « Instinctivement pendant que j'écris, je fais de temps en temps un petit dessin ».

En octobre 1878, le couperet tombe : il est refusé à l'université de théologie. Qu'importe ! Il se sent plus que jamais voué à aider son prochain et se rend pour cela dans la région très pauvre du Borinage, en Belgique.

Devenu officiellement prédicateur laïc, il vit avec les mineurs qu'il retrouve dans les arrière-salles de café pour leur lire la Bible pendant qu'ils lui apprennent le français. Mais sa fougue et son abnégation font peur et son contrat, une nouvelle fois, n'est pas renouvelé.

Lucien Pissarro, Van gogh et son frère Théo, 1887. Agrandissement : Van Gogh, Lettre à John Peter Russell, 1888, New York, musée Solomon R. Guggenheim.

« À quoi pourrais-je être utile ? »

Van Gogh est seul, sans diplôme et sans métier. Il comprend bien, lorsque sa famille lui propose de devenir imprimeur ou même boulanger, qu'elle commence à voir en lui un parasite. La solution serait-elle dans ces « griffonnages maladroits » dont il couvre ses lettres à Théo ?

Vincent Van Gogh, Autoportrait, 1887, Hartford, Wadsworth Atheneum. Agrandissement : Vincent Van Gogh, Autoportrait, 1887, Amsterdam, musée Van Gogh.À 27 ans, notre dessinateur amateur rejoint Bruxelles pour enfin découvrir les techniques de son art auprès d'un jeune peintre, le chevalier Anthon Van Rappart. Entre le riche aristocrate et l'apprenti miséreux, le courant passe et l'élève progresse bien, du moins jusqu'au départ de son mentor.

Une nouvelle fois, Van Gogh se voit contraint de retourner chez ses parents où il installe un petit atelier, derrière le presbytère. L'espoir revient ! L'artiste en devenir accumule d'autant plus les croquis qu'il se sent pousser des ailes depuis qu'il est tombé amoureux de sa cousine Kee. Lorsque cette jeune veuve repousse ses avances et que son propre père le chasse de chez lui, lassé de ses excentricités, c'est de nouveau vers le dessin qu'il se tourne.

Sur les conseils du peintre Antoine Mauve, il choisit l'aquarelle et se transforme en « un bûcheur ou un bœuf de labour ». Il sait qu'il peut compter sur les encouragements de Sien, un de ses modèles, une « colombe apprivoisée » qu'il compte bien épouser, même si l'ancienne prostituée est enceinte d'un autre et lui a certainement transmis une maladie vénérienne.

Finalement, face aux disputes « conjugales » et à la menace d'un placement sous curatelle, Van Gogh suit les conseils de son frère et créancier et abandonne l'idée de se bâtir une famille recomposée.

Vincent van Gogh, Nature morte au chapeau de paille et à la pipe, dirigée par Anton Mauve, 1881, Otterlo, musée Kröller-Müller. Agrandissement : Vincent Van Gogh, Champs de tulipes, 1883, Washington, National Gallery of Art.

« C'est ainsi que je me vois... »

Cette lettre à Théo datée de l'été 1883 est prophétique : Vincent Van Gogh semble savoir que sa vie sera intense, toute consacrée à la création, mais courte...
Vincent Van Gogh, Autoportrait au chapeau de paille, 1887, Detroit, The Detroit Institute of Arts. Agrandissement : Van Gogh, Le Peintre allant au travail , 1888.« En ce qui concerne le délai me permettant encore de travailler et que j'ai encore devant moi, je crois, sans être irréfléchi, pouvoir supposer la chose suivante : mon corps parviendra quand bien même à résister encore un certain nombre d'années - un certain nombre, disons entre six et dix... […].
C'est ainsi que je continue à vivre en ma qualité d'ignorant qui sait toutefois une chose : en l'espace de quelques années je dois réaliser un certain travail [...] dans la mesure où je possède en quelque sorte, une certaine dette et obligation - parce qu'en effet, ça fait trente ans que je déambule sur cette terre - de léguer, par gratitude, un certain souvenir sous la forme d'un travail de dessin et de peinture - non créer pour plaire à telle ou telle tendance, mais pour exprimer un pur sentiment humain. Ce travail est mon objectif...
C'est ainsi que je me vois - comme quelqu'un qui doit créer pendant quelques courtes années quelque chose contenant cœur et amour »
(Lettre à Théo, été 1883).

Vincent Van Gogh, Le Jardin du presbytère à Nuenen en hiver, 1885, Pasadena, Norton Simon Museum of Art. Agrandissement : Vincent Van Gogh, Paysan travaillant, 1882, Izumi (Japon), musée des Beaux-Arts Kubosō.

« Continuer, persévérer, voilà l'essentiel »

C'est dans la région de la Drenthe, au milieu des tourbières et de la « vraie vie », qu'il pense pouvoir trouver la paix.

Vincent Van Gogh, Sortie de l'église à Nuenen, 1884, Amsterdam, musée Van Gogh. Agrandissement : Vincent van Gogh, Anvers, 1885-1886, Amsterdam, musée Van Gogh.Mais la pluie et la solitude finissent par guider de nouveau ses pas chez ses parents, désormais installés à Nuenen.

Une fois de plus, il ne se sent rien d'autre qu'« un grand chien hirsute », de ceux qui « ont les pattes mouillées [et qui] aboie[nt] si bruyamment ». Ce n'est pourtant pas l'avis de Margot, la fille de l'ancien pasteur, qui apprécie cet extravagant au point d'envisager de l'épouser.

Pas question ! Désespérée par l'opposition de ses parents, la jeune femme tente de se suicider en avalant de la strychnine. Sauvée de justesse, elle quitte la ville pour « un voyage d'affaires » et sort de la vie de Van Gogh.

Vincent van Gogh, Portrait de paysan, 1885, Bruxelles, musées royaux des Beaux-Arts de Belgique. Agrandissement : Vincent Van Gogh,Tête de paysanne au bonnet blanc, 1885, Edimbourg, Galerie nationale d'Écosse.Dépité, l'artiste retourne donc à sa peinture et, en avril 1885, installe son chevalet dans la salle à manger de l'humble famille De Groot. Il a un but : « faire en sorte qu'on ait l'idée que ces petites gens […] ont eux-mêmes bêché la terre où les patates ont poussé ».

Œuvre à portée morale, ses sombres Mangeurs de pommes de terre sont loin de rencontrer le succès escompté et Van Gogh décide de revenir aux fondamentaux en allant s'inscrire à l'école des Beaux-Arts d'Anvers. Rubens, il n'y a rien de mieux ! Mais la solitude et une mauvaise santé due à la sous-alimentation finissent par détruire ses bonnes intentions et au bout d'un mois il file sur Paris. Les Impressionnistes l'attendent !

Vincent van Gogh, Nature morte avec pommes de terre, 1885, Rotterdam, musée Boijmans Van Beuningen. Agrandissement : Vincent Van Gogh, Les Mangeurs de pommes de terre, 1885, Amsterdam, musée Van Gogh.

Direction plein sud

À son arrivée, en février 1886, il rejoint l'atelier du peintre Fernand Cormon avant d'en claquer la porte. Mais l'expérience aura eu du bon puisqu'il s'est fait des connaissances utiles : Henri de Toulouse-Lautrec, Paul Gauguin et même le père Tanguy, marchand de couleurs du Tout-Paris impressionniste.

Vincent Van Gogh, Vue de Paris depuis la chambre de Vincent, rue Lepic, 1887, Amsterdam, musée Van Gogh. Agrandissement : Vincent Van Gogh, Portrait du père Tanguy, 1887-1888, Paris, musée Rodin.Sous leur influence, il met dans ses toiles « du plein air et de la bonne humeur » notamment lorsqu'il peint les bords de Seine à Asnières où l'emmène son ami Émile Bernard. Van Gogh parvient même à monter des petites expositions dans des cafés, mais celui qui « n'est pas d'un contact facile, car il n'épargne rien ni personne » (Théo) finit par se brouiller avec les propriétaires et quitter les lieux, ses toiles sous le bras.

Affaibli par l'absinthe et le tabac, il décide alors de se « retire[r] quelque part dans le Midi, pour ne pas voir tant de peintres qui [le] dégoûtent comme hommes... » (Lettre à Théo, 1887).

 Vincent van Gogh, Le Restaurant de la Sirène à Asnières, 1887, Paris, musée d'Orsay. Agrandissement : Vincent Van Gogh, Le Pont d'Asnières, 1887, Zurich, Fondation Bührle.

Direction, Arles ! La ville qui l'accueille le 19 février 1888 est plongée dans le froid mais « la neige [est] comme les paysages d'hiver qu'ont faits les Japonais ».

Vincent van Gogh, Champs recouverts de neige autour d'Arles, 1888, New York, musée Solomon R. Guggenheim. Agrandissement : Vincent van Gogh, La Maison jaune, 1888, Amsterdam, musée Van Gogh.Ces estampes d'après Hokusaï ou Hiroshige, il les agrafe sur les murs de sa chambre, d'abord dans un hôtel-restaurant puis dans une maison « jaune », place Lamartine.

Dès qu'il peut, il abandonne sa chambre pour parcourir la campagne, posant son chevalet devant un groupe de cyprès ou au milieu de champs en cours de moisson. Natures mortes et portraits d'habitants modestes viennent compléter la série des quelque 200 peintures qu'il réalise en 15 mois.

Mais la solitude, pour ce peintre au nom étrange que les habitants regardent avec méfiance, est trop lourde : c'est le moment d'enfin réaliser son rêve et de créer une communauté d'artistes.

La plaine de la Crau avec la ruine de Montmajour Arles, 1888, Amsterdam, musée Van Gogh. Agrandissement : Vincent Van Gogh, Le Pont de Langlois à Arles, avec dame au parapluie, 1888, Cologne, Wallraf Richarts Museum.

L'embrasement

Pour cette communauté, il fallait un « abbé » : ce sera Gauguin, l'ami très cher qui, justement, doit quelques services à Théo. Il ne peut donc faire autrement que de rejoindre, en octobre 1888, la chambre décorée de tournesols que Van Gogh lui a préparée.

Commencent de longues discussions sur l'Art suivies d'aussi intenses séances de création avec l'ambition de « peindre avec l’entrain d’un Marseillais mangeant la bouillabaisse ». Mais l'idylle est de courte durée, tant les goûts et caractères sont trop différents pour cohabiter.

 Paul gauguin, Vincent Van Gogh peignant les tournesols, 1888, Amsterdam, musée Van Gogh. Agrandissement : Vincent van Gogh, Quatre tournesols coupés, 1887, Otterlo, musée Kröller-Müller.

Vincent van Gogh, Autoportrait à l'oreille bandée, 1889, Londres, Institut Courtauld. Agrandissement : Vincent van Gogh, Portrait du docteur Félix Rey, 1889, Arles, Moscou, musée des Beaux-Arts Pouchkine.Le 23 décembre, finalement, la crise éclate : épuisé par la tension nerveuse, déstabilisé par un Gauguin qui ne cesse de lui annoncer son départ, Van Gogh le menace avec un rasoir. Rien ne peut le calmer : rentré chez lui, il se coupe toute l'oreille gauche avant d'aller l'offrir à une mystérieuse Rachel, femme de ménage ou « pensionnaire d'un établissement interlope » (Le Petit Provençal, 25 décembre 1888).

« Une simple toquade d'artiste »... C'est ainsi que Van Gogh a résumé l'épisode dans une lettre, à sa sortie de l'hôpital. C'est donc en artiste qu'il se réinstalle à la Maison jaune, plein d'enthousiasme à l'idée de donner à nouveau vie à ses Tournesols.

Mais « le fou roux », comme l'appellent ses voisins après une deuxième hospitalisation, fait peur. C'est donc avec soulagement que les Arlésiens voient placer en cellule d'isolement celui qu'ils considèrent désormais comme un « danger pour la communauté ».

« Contre les barreaux de la cage »

Van Gogh ne savait pas seulement manier les pinceaux, il avait également à cœur de trouver les mots justes, ce qui rend la lecture de sa correspondance passionnante. Voici comment il tente de faire comprendre à son frère Théo le malaise qu'il ressent à devoir vivre à ses crochets :
Vincent van Gogh, Autoportrait, 1889, Collection particulière. Agrandissement : Vincent van Gogh, La Ronde des prisonniers, 1890, Moscou, musée des Beaux-Arts Pouchkine.« Il y a quelque chose au-dedans de moi, qu’est-ce que c’est donc ! [...]. Un oiseau en cage au printemps sait fortement bien qu’il y a quelque chose à quoi il serait bon, il sent fortement bien qu’il y a quelque chose à faire mais il ne peut le faire, qu’est-ce que c’est ? Il ne le se rappelle pas bien, puis il a des idées vagues et se dit « les autres font leurs nids et font leurs petits et élèvent la couvée », puis il se cogne le crâne contre les barreaux de la cage. Et puis la cage reste là et l’oiseau est fou de douleur.
« Voila un fainéant » dit un autre oiseau qui passe – celui-là c’est une espèce de rentier. Pourtant le prisonnier vit et ne meurt pas, rien ne parait en dehors de ce qui se passe en dedans, il se porte bien, il est plus ou moins gai au rayon de soleil. Mais vient la saison des migrations. Accès de mélancolie – mais, disent les enfants qui le soignent, dans sa cage il a pourtant tout ce qu’il lui faut ! – mais lui de regarder au dehors le ciel gonflé chargé d’orage et de sentir la révolte contre la fatalité en dedans de soi. Je suis en cage, je suis en cage et il ne me manque donc rien, imbéciles ! J’ai tout ce qu’il me faut moi !
Ah, de grâce, la liberté, être un oiseau comme les autres oiseaux ! »
(juin 1880).

Vincent Van Gogh, Les Iris, 1890, New York, Metropolitan Museum of Art. Agrandissement : Vincent van Gogh, La Chambre à Arles (troisième version), 1889, Amsterdam, musée Van Gogh.

« La cruche cassée »

Quelque peu rétabli, Van Gogh comprend qu'il doit abandonner l'idée de vivre seul dans la Maison jaune. Il souffre en effet d'hallucinations et a même tenté de boire de l'essence de térébenthine. Il reste cependant capable d'analyser sa situation qu'il met sur le compte du café, de l'alcool et du manque de nourriture.

Vincent Van Gogh, Arbres devant l'hospice Saint-Paul, 1889, Los Angeles, The Armand Hammer Museum of Art. Agrandissement : Vincent van Gogh, Autoportrait sur fond bleu, 1889, Paris, musée d'Orsay.S'il souffre ainsi, c'est pour la bonne cause : « pour atteindre le ton jaune intense que j'ai atteint cet été, il a justement fallu que je me stimule pas mal ». Et tant pis s'il reste incompris, c'est le lot de tous les artistes qui ne sont, « dans la société actuelle, [que de] la cruche cassée ». C'est donc décidé : il demande à être interné dans un ancien monastère transformé en « maison de santé » à Saint-Rémy-de-Provence (mai 1889).

Là, il reprend ses pinceaux et se met à représenter les paysages vus depuis sa fenêtre à barreaux, avant de pouvoir s'approcher des iris du jardin. Aucun doute, la peinture l'apaise et lui permet de surmonter les crises qui le frappent à présent régulièrement, le poussant même à avaler ses couleurs.

Vincent van Gogh, La Nuit Étoilée, Arles, 1888, Paris, musée d'Orsay. Agrandissement : Vincent van Gogh, La Nuit Étoilée, Saint-Rémy-de-Provence, New-York, MoMA.

Savoir qu'une de ses 700 toiles a trouvé preneur ne le réjouit pas, au contraire. Il se sent « trop abîmé de chagrin pour pouvoir faire face à la publicité » et préfère se concentrer sur La Nuit étoilée, la réplique de sa Chambre à Arle ou encore ce Portrait de l'artiste (1889) sur fond bleu qui viennent s'ajouter aux 150 œuvres qu'il réalise dans l'année.

Parmi elles, L'Amandier en fleur (1890) dédié à un autre Vincent, le nouveau-né de Théo, semble enfin refléter un début d'éclaircie au milieu de cette période bien sombre. Mais peu après, une nouvelle crise le terrasse.

Vincent van Gogh, Premiers pas, d'après Millet, 1890, New York, Metropolitan Museum of Art. Agrandissement : Vincent Van Gogh, Branches fleuries d'amandier, 1890, Amsterdam, musée Van Gogh.

La victoire des corbeaux noirs

Comment mettre fin à ce cauchemar ? C'est Camille Pissarro qui va proposer une solution en parlant à Théo d'un certain Gachet, médecin et peintre amateur dans le village d'Auvers-sur-Oise, à une trentaine de kilomètres de Paris.

Vincent Van Gogh, Portrait du docteur Gachet avec branche de digitale, 1890, Paris, musée d'Orsay. Agrandissement : Vincent van Gogh, Paysanne dans un champ de blé à Auvers-sur-Oise, 1890, Collection particulière. Agréablement surpris de l'attention que lui porte ce « drôle de bonhomme », Van Gogh s'installe à deux pas de chez lui, à l'auberge Ravoux. La chambre y est bon marché et ses propriétaires ignorent tout du passé de l'artiste malheureux.

Celui-ci ne lâche plus ses pinceaux : on l'aperçoit tantôt qui invite les habitants à poser, tantôt qui parcourt la campagne à la recherche d'un point de vue original. Il n'est pas le seul puisque le village a l'habitude d'accueillir des peintres qui en apprécient le calme, comme Daumier, Corot ou Daubigny quelques années auparavant.

Au début de l'été 1890, Van Gogh part à Paris rendre visite à son frère. Mais sa petite famille vit une période difficile et l'ambiance est tendue, trop tendue pour Vincent qui, une fois de plus, s'en veut de représenter une charge pour les finances du couple. Il repart donc à Auvers faire vivre sa passion, mais la solitude et un immense sentiment d'échec l'étouffent.

Vincent van Gogh, Chaumières sur une colline, Auvers-sur-Oise, Londres, Tate Gallery. Agrandissement : Vincent van Gogh, Auvers-sur-Oise, Champ de blé aux corbeaux, juillet 1890,  Amsterdam, musée Van Gogh.

L'église d'Auvers-sur-Oise. Agrandissement : Vincent van Gogh, L'église d'Auvers-sur-Oise, 1890, Paris, musée d'Orsay.Le 27 juillet 1890, c'est un Van Gogh agonisant que les Ravoux découvrent dans sa petite chambre. Appelé en hâte, le docteur Gachet se refuse à tenter d'extraire la balle de revolver qui s'est cachée sous le cœur. D'ailleurs, le lendemain, Théo qui est arrivé par le premier train peut rassurer son épouse : « Sa forte constitution a repris le dessus ».

Il ne survivra pourtant que quelques heures : veillé par son frère, il meurt dans la nuit du 30 juillet après ces quelques mots : « La tristesse durera toujours ». Son cercueil, décoré de tournesols, est porté en terre le lendemain dans le petit cimetière d'Auvers sans que le curé ait accepté d'accorder l'office des morts. Le peintre ne s'est-il pas suicidé ?

C'est du moins l'explication la plus probable, même si certaines hypothèses parlent d'accident, voire d'assassinat par deux jeunes du village. Théo, fragilisé par la syphilis, ne lui survivra que 6 mois, non sans avoir jeté ses dernières forces dans l'organisation d'une exposition qui connaîtra enfin ce succès tant attendu par les deux frères.

Vincent van Gogh, Auvers-sur Oise, Maison blanche, la nuit, 1890, Saint-Pétersbourg, musée de l'Ermitage. Agrandissement : Tombes des deux frères Van Gogh à Auvers-sur-Oise.

« Un fou, Van Gogh ? »

« On dit – et je le crois fort volontiers – qu'il est difficile de se connaître soi-même – mais il n'est pas aisé non plus de se peindre soi-même ». Pour relever ce défi, Van Gogh s'est placé face à son miroir à 34 reprises pour produire une série d'autoportraits qui n'ont pas fini de fasciner.
Lui-même frappé de troubles psychiatriques et interné plusieurs fois, l'écrivain et dessinateur Antonin Artaud ne pouvait que se pencher sur ces toiles et sur le parcours de Van Gogh, victime selon lui d'une bourgeoisie aveugle. Il s'intéresse ici à l'Autoportrait au chapeau de feutre (1888) pour y analyser la question de la folie :
Vincent Van Gogh, Autoportrait au chapeau de feutre, 1888, Amsterdam, musée Van Gogh.« Que celui qui a su un jour regarder une face humaine regarde le portrait de Van Gogh par lui-même, je pense à celui avec un chapeau mou.
Peinte par Van Gogh extralucide, cette figure de boucher roux, qui nous inspecte et nous épie, qui nous scrute avec un œil torve aussi.
Je ne connais pas un seul psychiatre qui saurait scruter un visage d'homme avec une force aussi écrasante et en disséquer comme au tranchoir l'irréfragable psychologie.
L'œil de Van Gogh est d’un grand génie, mais à la façon dont je le vois me disséquer moi- même du fond de la toile où il a surgi, ce n’est plus le génie d’un peintre que je sens en ce moment vivre en lui, mais celui d'un certain philosophe par moi jamais rencontré dans la vie. [...]
Le regard de Van Gogh est pendu, vissé, il est vitré derrière ses paupières rares, ses sourcils maigres et sans un pli.
C’est un regard qui enfonce droit, il transperce dans cette figure taillée à la serpe comme un arbre bien équarri.
Mais Van Gogh a saisi le moment où la prunelle va verser dans le vide, où ce regard, parti contre nous comme la bombe d'un météore, prend la couleur atone du vide et de l’inerte qui le remplit.
Mieux qu’aucun psychiatre au monde, c’est ainsi que le grand Van Gogh a situé sa maladie »
(Antonin Artaud, Van Gogh le suicidé de la société, 1947).

Vincent van Gogh, Barques des Saintes-Maries-de-la-Mer, 1888, Amsterdam, musée Van Gogh. Agrandissement : Vincent van Gogh, La Vigne rouge, 1888, Moscou, musée des Beaux-Arts Pouchkine.

L'inclassable

Mort à 37 ans, Vincent Van Gogh n'aura eu le temps que d'initier, entre son arrivée à Arles et son suicide, une œuvre majeure.

Vincent van Gogh, Japonaiserie, d'après Hiroshige : Le Pommier en fleurs, 1887. Agrandissement : Grand pont, averse soudaine à Atake, 1887,  Amsterdam, musée Van Gogh.Pour en arriver au paroxysme de ces 29 mois d'intense création, le peintre a commencé par se nourrir passionnément de l'héritage de ses aînés, associant l'art du clair-obscur à la hollandaise à la maîtrise des contrastes de l'école de Barbizon. Mais les tons sombres qu'il affectionne en début de carrière disparaissent lors de son arrivée à Paris pour laisser une place éclatante aux couleurs des Impressionnistes.

Sensibles aux études de l'époque sur l'association des couleurs, il se sert de pelotes de laine dont il pose les fils côté à côte pour trouver l'accord parfait. Le résultat est flamboyant : fini le clair-obscur, vive la lumière ! Pour la glorifier, il allonge sa touche, couvrant ses toiles de petits coups de pinceaux qui créent des paysages et formes sans perspective, à la façon des estampes japonaises.

Agrandissement : Vincent van Gogh sur son lit de mort, dessin de Paul Gachet (signé Paul van Ryssel), 1890, Paris, musée du Louvre. Au fur et à mesure du temps, les couleurs vont se faire plus vives, les traits plus marqués, les contours plus soulignés. Pas question en effet de se contenter de rendre compte d'une « impression », lui veut se « se sert[vir] de la couleur […] pour [s]'exprimer fortement », ouvrant ainsi la voie aux fauves et expressionnistes. Et ce qu'il veut partager, c'est sa sensibilité la plus profonde : « S’il est vrai que j’ai parfois des ennuis par-dessus la tête, il n’est pas moins vrai qu’il subsiste en moi une harmonie et une musique calmes et pures ».

Mais au fur et à mesure des années et des crises s'accroît le mal-être ressenti face au « but bigrement difficile [d'] atteindre le vrai », et les « immenses étendues de blés sous des ciels troublés » ne lui parlent plus que « de la tristesse, de la solitude extrême ». C'est donc un artiste rongé par la passion de la peinture qui meurt à Auvers, un artiste qui n'aura jamais douté de l'abîme où le conduisait sa quête : « mon travail à moi, j'y risque ma vie et ma raison y a fondu à moitié ».

Vincent van Gogh, Oliviers au fond des Alpilles, 1889, New Tork, MoMA.  Agrandissement : Vincent Van Gogh, Champ de blé sous un ciel d'orage, 1890, Amsterdam, musée Van Gogh.

« Le mythe ensanglanté » (Georges Bataille)

Un indigent, un fou, au mieux un artiste maudit. Depuis sa disparition en 1890, c'est un Van Gogh torturé qui hante les mauvais livres d'Art, double idéal de ces héros romantiques géniaux mais incompris. Mais si, à l'instar d'un Rimbaud mort l'année suivante au même âge, Van Gogh a vécu la vie de bohème et couru après la reconnaissance, il n'est en rien ce pauvre peintre que l'on adore célébrer.

Vincent van Gogh, Autoportrait en peintre, 1888, Amsterdam, musée Van Gogh. Agrandissement : Vincent van Gogh, Quatorze tournesols, 1889, Amsterdam, musée Van Gogh. Homme d'une très grande culture, fin connaisseur en littérature comme en Art, il était capable comme le montre sa correspondance de se lancer dans des analyses très fines sur son parcours ou sur le marché de l'Art. Celui-ci n'était en rien indifférent à son œuvre : très vite ses collègues peintres, comme Monet, Pissarro ou Gauguin reconnaissent son talent, et un journaliste du Mercure de France célèbre en 1890 ses créations avec un bel enthousiasme, évoquant l' « insolence à fixer le soleil face à face [de cet] exalté ennemi des sobriétés bourgeoises, une sorte de géant ivre, un cerveau en ébullition déversant sa lave dans les ravins de l’art ».

Pourtant, toute sa vie Van Gogh aura douté : « Que suis-je aux yeux de la plupart des gens ? une nullité, un marginal, un homme désagréable ». Est-ce pour cela qu'il se méfiait tant du succès ? Il aurait été étonné de voir la fascination qui accompagne aujourd'hui tout ce qui a trait à son œuvre !

Affiche de La Vie passionnée de Vincent van Gogh, Vincente Minnelli (1956). Agrandissement : Affiche de Van Gogh, Maurice Pialat (1991).Né après la Première Guerre mondiale, cet engouement pour ce « martyr » livré à la folie et poussé au suicide aura conquis le monde entier grâce à ses ventes records de Tournesols et à des films comme La Vie passionnée de Vincent Van Gogh de Vicente Minelli (1956) ou le Van Gogh de Maurice Pialat (1991).

Et tout amateur de peinture se doit désormais d'aller un jour à sa rencontre dans le musée que consacre, depuis 1973, Amsterdam au plus francophile des peintres hollandais.

Anatomie d'un café

Dans les quelque 600 lettres adressées à Théo, Van Gogh a souvent cherché à décrire à son frère les tableaux sur lesquels il travaillait, avant de les lui faire parvenir. Voici par exemple comment il présente le célèbre Café de nuit (1888) :
« Dans mon tableau de café de nuit, j'ai cherché à exprimer que le café est un endroit où l'on peut se ruiner, devenir fou, commettre des crimes. Enfin j'ai cherché par des contrastes de rose tendre et de rouge sang et lie de vin, de doux vert Louis XV et Véronèse, contrastant avec les verts jaunes et les verts bleus durs, tout cela dans une atmosfère (sic) de fournaise infernale, de souffre pâle, exprimer comme la puissance des ténèbres d'un assommoir.
Et toutefois sous une apparence de gaieté japonaise et la bonhomie, du Tartarin.
Que dirait pourtant de ce tableau Monsieur Tersteeg, lui qui devant un Sisley, ce Sisley le plus discret et le plus tendre des impressionnistes, dit déjà : « je ne peux m'empêcher de penser que l'artiste qui a peint cela était un peu gris ». Devant mon tableau à moi il dirait que c'est du delirium tremens en plein alors »
(lettre du 8 septembre 1888).

Vincent Van Gogh, Le Café de nuit, place Lamartine, Arles, 1888, Yale Université Art Gallery.

Bibliographie

Pascal Bonafoux, Van Gogh. Le soleil en face, éd. Gallimard (« Découvertes »), 1987,
Nienke Denekamp et René Van Blerk, Le Grand atlas de Van Gogh, éd. Rubinstein/Van Gogh Museum, 2015,
Van Gogh, la Symphonie de l'adieu, hors-série Le Figaro, septembre 2023,
Lettres de Vincent Van Gogh à son frère Théo, éd. Grasset, 1937.

Publié ou mis à jour le : 2023-09-30 15:44:53
GIRAUD Paul (08-10-2023 16:43:32)

Je m'étonne que dans cet excellent article ne soit pas réfutée la thèse du suicide. Selon une étude anglaise des adolescents du village auraient tiré sur lui, le blessant mortellement. De plus... Lire la suite

Yannick (01-10-2023 13:32:06)

Un grand bravo pour cet article qui me semble résumer fort bien l'itinéraire de cette âme damnée, torturée à l'extrême. Comme ces fleurs splendides poussant pourtant dans des terreaux immonde... Lire la suite

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