Aux sources de l'Histoire

Du bagne de Nouméa à l'Australie en 1898

Vous connaissez peut-être le film Under Capricorn (1948), dans lequel Alfred Hitchcock présente l’échec de l’intégration d’un ancien forçat à la haute société australienne.

L’Australie est à l’origine une simple colonie pénitentiaire britannique, établie en 1788. Un effet de la perte de la colonie américaine. En 1841, trois habitants de la Nouvelle-Galles du Sud (Sidney) sur cinq étaient des déportés. En 1851, seulement trois sur dix. Le pays attirait en effet de plus en plus de colons. Et la présence des forçats devint dérangeante. La déportation cessa en 1840 et l’Australie construisit le modèle peut-être le plus pur de société libérale.

Mais au moment de l’abandon de son statut pénitentiaire, c’est la France qui décida d’ériger l’île voisine de Nouvelle-Calédonie en colonie de forçats.

Ce qui suscita le courroux des Australiens : « À peine nous sommes-nous débarrassés de la colonisation pénale britannique que nous sommes menacés par la colonisation pénale française. Un ramassis de canailles parisiennes à quelques kilomètres d’un voyage facile près de nos côtes du nord apportera aussi peu de sécurité et de joie aux colons qu’un tas de parias similaires à Van Diemen’s Land [Tasmanie]. Cela ne devrait pas être autorisé ! » (Sydney Morning Herald, 3 novembre 1853)

La proximité des côtes australiennes à l’échelle du Pacifique Sud (1960 km) a effectivement suscité l’espoir de nombreux bagnards détenus en Nouvelle-Calédonie. L’évasion était assez aisée puisqu’en cas de peine de longue durée, ou après sa libération, le prisonnier était assigné à résidence. On l’établissait sur un lopin de terre. Le condamné devenait un colon.

En 1884, l’autorité pénitentiaire recensa 381 évasions réussies en vingt ans, au total 675 évasions entre 1866 et 1913. Mais la plupart du temps, les évadés étaient arrêtés par les autorités australiennes et renvoyés au bagne.

La plus célèbre évasion fut celle du journaliste Henri Rochefort, en 1874, déporté pour son soutien à la Commune de Paris. Mais ce n’est pas mon propos, qui concerne des condamnés de droit commun. Je prendrai ci-après un exemple particulier d’évasion, celui d’une insoumission à l’assignation à résidence.

Henri Baret : extrait des matricules des chiourmes de Toulon (1869)

Un bagnard en route vers la liberté

Henri Victor Baret est né à La Chapelle Saint-Martial dans la Creuse en 1843 dans un milieu de petits propriétaires terriens. Il s’installe à Paris, passage Hébert, avec sa sœur et son frère, qui est maçon. Henri, qui reste célibataire, est tailleur de pierres mais parfois désigné comme « clerc d’avoué » (il sait parfaitement lire et écrire).

Il appartient à une bande de voleurs, un véritable « gang des maçons de la Creuse ». Ainsi participe-t-il à plusieurs cambriolages entre 1866 et 1868 qui lui vaudront les assises. Il a déjà été condamné à la prison à plusieurs reprises depuis 1864. Le vol avec violence d’une montre en or en 1866 aggrave son cas. Sa description physique révèle la nature de ses mœurs : son corps est recouvert de nombreuses cicatrices.

Liste des passagers du Gunga pour Sidney en 1878Henri Baret est condamné le 30 octobre 1868 par la Cour d’assises de la Seine à dix ans de travaux forcés et son recours auprès de la Cour de cassation est rejeté. Il arrive au bagne de Toulon en février 1869. Il est placé en cellule à la suite d’une bagarre. Finalement, il est embarqué le 20 janvier 1870 sur la frégate La Sybille, qui atteint la Nouvelle-Calédonie le 27 mai. Ce vaisseau participa en 1875 à la déportation des Communards.

Bénéficiant d’une remise de peine d’un an, il est libéré le 1er janvier 1878. Mais Henri est astreint à la résidence perpétuelle, ce qui équivaut à un bannissement du territoire métropolitain. Le régime d’astreinte est très souple. Autorisé à quitter temporairement la colonie, il s’embarque pour Sydney le 22 décembre 1878, à 35 ans, sur le vapeur Le Gunga, pour ne jamais revenir.

Peut-être existait-il une certaine tolérance si l’assigné pouvait justifier de son domicile (le dossier évoque un contact en 1892). Mais rien n’indique que les autorités ont réagi.

Une famille au bagne

La déportation pouvait aussi provoquer l’émigration de toute une famille. Ainsi avec Désiré Larcher, né en 1840, ouvrier cordonnier de Gaillon, dans l’Eure.

Il s’agit typiquement du genre d’individu jugé irrécupérable par la société. Condamné une première fois à 15 mois de prison en 1866 pour vol avec violence, il ne fréquente guère l’atelier de son patron, maître cordonnier à Gaillon : arrêté et condamné à quelques mois de prison à Rouen en avril 1870, il s’évade. Puis il est arrêté à Évreux en juillet 1872, quelques semaines après son mariage avec Héloïse.

De leurs cinq enfants, deux seulement survivront : Alphonsine, de conception prénuptiale, et Alphonse, un garçon né en 1874 (l'un et l'autre portent le prénom du grand-père). Leur vie de famille est rythmée par les courses-poursuites avec la police. En 1874 et en 1875, Désiré est arrêté à plusieurs reprises à Louviers pour rébellion et violences diverses, puis en janvier 1876 à Nantes en état d’ébriété.

Finalement, il est condamné aux travaux forcés à perpétuité le 25 janvier 1878, pour un « vol aggravé » commis probablement avec la complicité de son beau-frère. Une condamnation que l’accusé, qualifié de « récidiviste incorrigible » ne conteste pas en cassation.

Condamnation de Désiré Larcher au bagne à perpétuité (1878)

Il est embarqué pour la Nouvelle Calédonie sur le vaisseau La Loire le 16 juillet. Ce vieux trois-mâts avait été remis à flot pour répondre à l’augmentation des déportations et il avait transporté jusqu’à 650 forçats en une seule traversée. Mais ce jour-là, il quitte Rochefort avec seulement 360 bagnards, dont le dernier convoi de Communards. Il parvient à Nouméa, après une escale à Teneriffe, le 25 octobre 1878, en pleine révolte canaque.

Les mois passent et le 22 avril 1880, sous la plume du maire de Gaillon, Héloïse, qui vit sans ressources, supplie le ministre de la Marine de lui permettre de rejoindre son mari. Le ministère lui offre le passage ainsi qu'à ses deux enfants. la petite famille s’embarque sur Le Buffon à Bordeaux le 25 janvier 1881.

La famille s’établit à La Foa, au village du Petit Méharé, sur un lopin de terre confié au prisonnier. Mais Héloïse ne s’acclimate pas à cette nouvelle vie et meurt en 1883 à l’âge de 36 ans. 

Désormais livré à lui-même, Désiré viole sa fille. Le 30 novembre 1886, il est condamné à mort par le Conseil de guerre de Nouméa. Une peine commuée un an plus tard en travaux forcés à perpétuité dont cinq ans à la double chaîne. La peine est progressivement réduite mais il meurt en 1919 en captivité sur l’île de Nou.

[Voir l'image en grandes dimensions]
Lettre d'Alphonse Larcher au gouverneur de Nouvelle-CalédonieSon fils Alphonse a été envoyé à la ferme-école de Néméara (Bourail), un établissement confié aux Frères Maristes par l’autorité pénitentiaire pour accueillir les enfants de détenus. En 1889, il prie le gouverneur de Nouvelle-Calédonie de lui permettre de rejoindre l’École des mousses de Brest à bord de L’Austerlitz, pour entrer dans la Marine. Mais la requête est rejetée, les fils de marins étant prioritaires.

Alphonse, sans attaches en France, décide alors de partir pour l’Australie. Abandonnant sa sœur, qui épousera plus tard un ancien bagnard, il quitte Nouméa pour Brisbane en 1898 sur le cotre Paul et s’établit comme pêcheur.

Nous savons qu’il acquit la citoyenneté britannique en 1904 grâce à une requête dans laquelle il affirma que tous ses papiers avaient été détruits lors du passage d’un cyclone en janvier 1918. Effectivement, un cyclone dévastateur avait survolé son village le 20 janvier.

Une émigration marginale

Il fallait donc des circonstances particulières pour que les Français gagnent l’Australie. Leur immigration demeura marginale bien que la présence française dans le Pacifique ait favorisé les échanges. En 1947, le consulat de France à Sidney ne recensait que 2200 Français. Il faut dire que, contrairement à d’autres nationalités, les Français ne s’organisaient pas en communauté et se sont fondus rapidement dans le groupe majoritaire anglo-saxon.

Mais on croise également en Australie et même en Nouvelle-Zélande une population d’ascendance française plus lointaine. En effet, de nombreux colons installés dans ces pays au XIXe siècle sont les descendants de Mauriciens anglicisés à partir du traité de Paris de 1814 qui plaça l’île Maurice, ex-Île de France, sous contrôle britannique. On rencontre enfin en Australie des Sud-Africains d’origine française encore plus lointaine, descendants de huguenots émigrés à la fin du XVIIe siècle.

Il faut dire que l’émigration en Océanie a toujours revêtu un caractère particulier à cause de son éloignement de l’Europe. En comparaison, même au temps de la marine à voile, la traversée vers New York n’était en comparaison qu’une sympathique croisière. Le surnom « Aussies » donné aux Australiens par les Anglo-Saxons évoque encore dans leur imaginaire une population à l’écart du monde.

Philippe Chapelin, généalogiste

Publié ou mis à jour le : 2022-06-15 17:29:45

Aucune réaction disponible

Respectez l'orthographe et la bienséance. Les commentaires sont affichés après validation mais n'engagent que leurs auteurs.

Actualités de l'Histoire
Revue de presse et anniversaires

Histoire & multimédia
vidéos, podcasts, animations

Galerie d'images
un régal pour les yeux

Rétrospectives
2005, 2008, 2011, 2015...

L'Antiquité classique
en 36 cartes animées

Frise des personnages
Une exclusivité Herodote.net