23 novembre 2020 : le nazisme a-t-il été « un grand moment managérial et une des matrices du management moderne » ? C’est la thèse que défend Johann Chapoutot dans son essai « Libres d’obéir » (Gallimard, 163 p., 16 €), à travers une analyse de la carrière de Reinhard Höhn, ancien juriste SS, créateur après-guerre d’une école de management prospère et reconnue.
D’emblée, l'historien pose que le management nazi a eu des développements dans l’Allemagne d’après-guerre et il raconte comment d’anciens hauts responsables de la SS en ont été les théoriciens « mais aussi les praticiens heureux ». À le lire, le mode de management « par la joie » (durch Freude) mis en place par les nazis est une notion encore « familière aujourd’hui », à l’heure où l’« engagement », la « motivation » et l’« implication » sont censés procéder du « plaisir » de travailler et de la « bienveillance » de la structure.
Le parallèle dérange mais pose utilement deux questions : celle de notre rapport à la liberté, souvent réduite au choix des moyens, et qui a de moins en moins prise sur les finalités poursuivies par les entreprises ou les dirigeants ; mais aussi la question de la neutralité du management, dans une économie qui, pour apporter la prospérité à une petite part de l’humanité, cause des dommages majeurs à d’autres êtres humains et à la planète.
L’intérêt des nazis pour le management découle d’abord de la nature de leur projet et des moyens qu’ils doivent mobiliser. Une armée qui multiplie ses effectifs « par plus de cinquante en quelques années a un fort besoin de cadres ». Cette croissance réduit d’autant les effectifs des administrateurs dont va avoir besoin un IIIe Reich devenu gigantesque (Riesenreich) grâce aux conquêtes militaires.
En 1941, le IIIe Reich s’étend des Pyrénées à la Baltique, domine l’Europe centrale jusqu’à la Grèce et occupe la partie européenne de l’URSS. Il faut donc faire plus avec moins d’hommes. Wilhelm Stuckart, docteur en droit et haut fonctionnaire nazi au ministère de l’Intérieur, en appelle à « l’initiative créatrice » et vante une organisation la plus décentralisée possible, schéma qui correspond à « l’essence et à l’identité allemandes ».
Cet héritage du Saint Empire romain germanique s’oppose évidemment à la centralisation française ou soviétique, cause de la « mort de l’esprit d’initiative et de la joie au travail »… Rien de tel dans le Reich allemand où « le centre de gravité de l’administration se situe dans les échelons inférieurs grâce à l’attribution de la plus grande marge de liberté à la décision et à l’initiative de l’individu ».
Pour faciliter les choses, des lois de simplification administrative ont été prises. Johann Chapoutot rappelle le « décret de simplification de l’administration » du 28 août 1939. Deux simples pages qui demandent une réduction des délais, réduisent les contrôles, élargissent le système d’accord tacite tout en réduisant les moyens et voies de recours des usagers de l’administration… Car les nazis, précise l’historien, sont des anti-étatistes convaincus.
Les querelles de compétences sont donc récurrentes et Hitler joue en permanence un rôle d’arbitre. L’historien y voit la marque d’un « darwinisme administratif » qui, s’il implique une perte importante de temps et d’énergie dans des initiatives concurrentes, présente l’intérêt d’entraîner l’ensemble du système dans une « logique de radicalité cumulative », selon une formule célèbre de l'historien Hans Mommsen. Cette radicalité cumulative serait, pour les dirigeants nazis, « par principe vertueuse » puisqu’elle correspond à leur vision du monde, lieu d’un combat permanent de tous contre tous.