29 janvier 2019. De quoi les gilets jaunes sont-ils le nom ? Sans s'en douter, ils annoncent peut-être l’arrivée ou plutôt le retour d’un système impérial basé sur l'institutionnalisation de la violence. Celle-ci vise à dominer les masses laborieuses pour mieux les pressurer.
Sommes-nous en train de tourner le dos à plusieurs siècles d'expérience démocratique ? L'historien Gabriel Martinez-Gros, auteur d'une magistrale Brève Histoire des empires (Seuil, 2014), s'exprime sur le sujet pour la première fois.
Un millier de voitures brûlent et…
Ce matin-là, la radio commentait l’arrestation la veille d’Éric Drouet, coupable de n’avoir pas déposé en préfecture une demande d’autorisation de manifester- en fait la « manifestation » se limitait à une dizaine de Gilets Jaunes et au dépôt de quelques bougies en hommage aux victimes de ces dernières semaines.
Un dirigeant toulousain du mouvement, interrogé, faisait remarquer qu’on arrêtait Drouet pour une peccadille, mais qu’on laissait brûler sans réagir – et sans la moindre arrestation – un millier de véhicules dans la nuit du Réveillon. Toujours à Toulouse, un peu plus tard sur la même radio, une militante Gilet Jaune s’indignait des destructions dont les manifestations étaient le prétexte. « Regardez, ajoutait-elle, ils sont en train de monter une barricade. Et les gens de la rue ne font rien ».
Les deux remarques, justes et profondes, mettent le doigt sur la brèche qui s’élargit dans notre société entre ceux qui prennent le droit de la violence et ceux qui en ont peur. Les premiers sont une mince minorité, belliqueuse et solidaire dans le combat quotidien de la rue – c’est ce qu’on nomme une « bande » ; les autres, craintifs et isolés, l’immense majorité, fuient l’affrontement avant de devoir probablement se soumettre.
La violence fait ligne de crête entre ceux qui l’acceptent, puis la revendiquent et en font une arme, une position sociale et un moyen de vivre ; et ceux qui sont destinés, tôt ou tard, à capituler devant eux. Ce fossé n’existait pas dans les mêmes proportions il y a cinquante ans, et encore moins il y a cinq cents ans. On y serait descendu dans « sa » rue pour la protéger et la revendiquer.
Mais il y a plus étonnant : l’action de l’État, qui est supposé combler le fossé de violence qui se creuse au sein de la citoyenneté, l’approfondit au contraire, comme le note bien le premier témoin, en respectant le territoire des bandes et en appesantissant à l’inverse son autorité sur les pacifiques.
Si les riverains se mêlaient de s’emparer de la sécurité de leur rue, c’est à eux que la police recevrait instruction de s’en prendre. On serait tenté de crier à l’absurdité. On aurait tort. On est en fait en présence d’un fonctionnement politique parfaitement cohérent, l’un des plus anciens au monde et des mieux connus.
Les Gilets Jaunes face à l’empire
Sans le savoir bien sûr, les Gilets Jaunes viennent de découvrir l’empire. Car l’empire, ce n’est ni un territoire, ni une dynastie, et moins encore un peuple – réalité que l’empire abhorre -, c’est un système de gouvernement précisément fondé sur cette infranchissable ligne de partage entre violents solidaires d’une part, soumis désolidarisés de l’autre, ce que le grand historien arabe du XIVe siècle Ibn Khaldûn nomme « bédouins » (les violents solidaires) et « sédentaires » (les soumis désolidarisés) ; ou ce que le sociologue Ernest Gellner, grand lecteur du premier, nommait plus simplement « loups » et « moutons ».