7 juin 2019. Le philosophe Michel Foucault (1926-1984) avait proposé de « penser le pouvoir sans le roi », Florian Besson l'a pris au pied de la lettre dans sa thèse sur Les barons de la chrétienté orientale (2017) !
Aux franges de la chrétienté, ces barons « viennent avec leurs coutumes, leurs pratiques, leurs idées » mais ils « s'adaptent aux conditions locales et inventent un système socio-politique original ». Dans sa réflexion sur les mécanismes de pouvoir sur les hommes et les territoires, Florian Besson propose une vision nouvelle de la féodalité...
L'historiographie de l'Orient latin, abondante, a surtout été fascinée par les rois de Jérusalem. Il faut dire que ce sont des figures fascinantes : Godefroy de Bouillon, le fondateur, Mélisende de Jérusalem, Baudouin IV le roi-lépreux... Ces figures ont cristallisé l'attention.
Il y avait également un parti-pris philosophique derrière ce retournement : il s'agissait en réalité de répondre à l'invitation de Michel Foucault de « penser le pouvoir sans le roi », c’est-à-dire de ne pas systématiquement se baser sur la norme et le droit, mais d'étudier le pouvoir comme rapport de forces.
L'autorité royale n'est pas la base du système féodal, ni son horizon d'attente : elle est simplement un rapport de forces parmi d'autres, qui, à un moment donné, parvient à se cristalliser et à s'institutionnaliser.
D'abord, il faut bien comprendre qu'un grand nombre de pratiques du pouvoir de l'aristocratie de l'Orient latin ne sont pas spécifiques à cet espace. Les nobles qui s'y installent, après le succès de la première croisade, viennent avec leurs coutumes, leurs pratiques, leurs idées. Du coup, quand on étudie par exemple les façons de rendre la justice, de régler les conflits fonciers, de se marier, on est frappé par les similitudes entre les seigneurs d'Orient latin et, par exemple, ceux de Gascogne, de Provence, de Normandie, d'Angleterre.
Ces similitudes ne doivent pas être ignorées – ce que les historiens ont souvent tendance à faire car on est toujours plus attiré par le neuf et par l'original... – car elles soulignent qu'on a bien affaire à une civilisation féodale cohérente d'un bout à l'autre de l'Occident médiéval.
Cela dit, il y a quand même de nombreuses spécificités propres à l'Orient latin. Les seigneurs latins s'adaptent aux conditions locales et inventent un système socio-politique original : par exemple, en Orient latin, il n'y a pas de serfs ni de corvées. La présence de nombreuses communautés confessionnelles différentes force également à s'adapter et à innover, pour mener une politique faite à la fois d'intégrations et d'exclusions. L'économie des États latins d'Orient est plus monétarisée que celle des royaumes occidentaux, notamment du fait du voisinage d'États musulmans qui utilisent depuis des siècles une monnaie d'or : du coup, les fiefs-rentes – c’est-à-dire des rentes en argent qui sont données comme des fiefs fonciers – jouent un rôle majeur en Orient latin, bien plus qu'en Occident.
Souvent, derrière ces adaptations, on devine des influences byzantines ou musulmanes. Les seigneurs de l'Orient latin s'orientalisent peu à peu, et c'est l'une des choses qui m'a le plus intéressé.
S'approprier un territoire, c'est une façon de construire un « chez soi » ; ce qui revient à se poser comme propriétaire d'un lieu, donc comme maître d'un espace. En un sens très réel, s'approprier le territoire est synonyme de le gouverner.
L'autorité des seigneurs féodaux, durant toute la période médiévale, s'ancre dans la terre. Comme le notait George Duby, la seigneurie est un régime politique qui articule domination sur les hommes et domination sur l'espace. C'est d'autant plus nécessaire pour les Latins qui s’installent en Orient : ils sont en effet des nouveaux venus, sur une terre étrangère qu’il s’agit de conquérir, d’organiser, de conserver. Très tôt, les seigneurs s'emploient à construire des châteaux, à découper l'espace en fiefs, à inventer une frontière avec le monde musulman.
Ce qui est très intéressant avec ces dynamiques spatiales, c'est que les enjeux se mêlent d'une façon inextricable. Prenons le symbole même de la domination nobiliaire : le château. Il y a bien sûr un enjeu militaire. Mais il y a également des enjeux économiques, car le château permet l'exploitation des dominés, autrement dit des paysans, qui doivent non seulement payer des taxes au seigneur, mais également payer pour utiliser les équipements seigneuriaux – le four, le moulin, les bains. Et enfin des enjeux symboliques : construits en hauteur, rehaussés par des tours et des étendards, le château marque l'espace visuel. Pas étonnant que les seigneurs le mettent sur leurs sceaux... !
Florian Besson est agrégé d’histoire depuis 2012.
En décembre 2017, il a soutenu sa thèse Les barons de la chrétienté orientale, Pratiques du pouvoir et cultures politiques en Orient latin (1097-1229) sous la direction de Élisabeth Crouzet-Pavan à l’Université Paris-Sorbonne.
Vos réactions à cet article
Recommander cet article
Aucune réaction disponible