Méditerranée

Un rêve qui dure

La « mer au milieu des terres », comme l’indique l’étymologie, sillonnée aujourd’hui par les croisiéristes et où s’ébrouent les adeptes des quatre S (sea, sun, sex and sky), fut pendant plusieurs millénaires le cœur battant du monde occidental et le lieu de rencontre des trois grandes religions monothéistes, judaïsme, christianisme et islam.

D’une étendue somme toute modeste, 2,5 millions de km2 en incluant les mers intérieures (Adriatique, Égée), la Méditerranée a des atouts exceptionnels qui expliquent son destin historique, en premier lieu sa situation au carrefour des trois continents de l’Ancien Monde : Asie, Afrique, Europe ; en second lieu, de nombreuses échancrures (baies, promontoires, îles) propices au cabotage (navigation à vue).

Dès la fin du Paléolithique, des hommes traversèrent le détroit de Messine et occupèrent la Sicile. D’autres s’installèrent en Crète et à Chypre dès avant le VIIe millénaire av. J.-C. Sur les rivages de la Méditerranée orientale s’épanouirent dès lors quelques-unes des plus belles civilisations de la haute Antiquité.

L’empire romain et ses lointains héritiers, Byzance et l’Italie de la Renaissance, firent de la Méditerranée le centre du monde… jusqu’à ce que l’ouverture des routes atlantiques la rejettent à sa périphérie.

Jean-Paul Gourévitch

Dionysos lutte contre des créatures marines, mosaïque romaine nord-africaine, musée national du Bardo, Tunis.

La Méditerranée : conquête, puissance, déclin 

La Méditerranée(Jean-Paul Gourévitch, Desclée de Brouwer, 2018, 21,50 €)Jean-Paul Gourévitch est consultant international sur l'Afrique et les migrations. Il est aussi spécialiste de la littérature de jeunesse et a publié chez Herodote.net une biographie de l'éditeur Hetzel et une synthèse sur la littérature de jeunesse. Épris du monde méditerranéen, il nous convie dans cet essai à un périple de la haute Antiquité à notre siècle, truffé de menaces, d'espérances et d'exploits.

La Méditerranée de tous les dangers

Pour les Anciens, la Méditerranée faisait figure de mer rebelle, colérique, indomptable, bordée de montagnes abruptes sur la côte Nord et de plaines inhospitalières sur la côte sud, parcourue de vents sauvages qui cèdent la place à des étés torrides où la mer huileuse immobilise les bateaux. Une zone de fracture de l’écorce terrestre source d’inondations, d’éruptions volcaniques et de tremblements de terre. Un cimetière marin pour des bateaux mal préparés à en affronter les dangers et dont les équipages ne pouvaient que s’en remettre à la faveur des dieux.

C’est dans ce contexte qu’il faut replacer l’activité des ports phéniciens et la geste d’Ulysse, premier héros méditerranéen.

La Phénicie correspond à peu près au Liban actuel avec les ports bien abrités de Byblos, de Sidon ou de Tyr. Elle connaît une civilisation prospère dès le XIVe siècle av. J.-C., fondée sur le commerce avec des « succursales » en Afrique du Nord, en Espagne et dans les îles de la Méditerranée pour exporter une production agricole et artisanale excédentaire. Mais la flotte phénicienne à faible tonnage, au gréement rudimentaire, et avec un équipage restreint sans équipements de combat limite ses ambitions à du cabotage sur les côtes et à des traversées risquées en période de temps clément.

Quand les Grecs et Homère sortent de l’anonymat, la Phénicie n’est déjà plus que l’ombre d’elle-même. 

Ulysse et les sirènes,  mosaïque de Dougga, musée national du Bardo, Tunisie. Le héros grec apparaît debout sur un bateau à deux voiles et à un rang de rames, orné d’une tête humaine et d’une palme, attaché au grand mât pour éviter de succomber au charme fatal de la musique des sirènes.

L'Odyssée, une histoire culottée

Nombre d’entre nous se sont délectés aux exploits et aux malheurs d’Ulysse, dont l’odyssée est scandée par la vengeance des dieux. D’autres ont su découvrir que le récit homérique cristallise pour l’éternité les quatre symboles féminins de l’amour : Pénélope l’épouse, Circé la magicienne, Calypso l’amante, et Nausicaa la jeune vierge qui ne baisse pas les yeux quand Ulysse émerge dans sa nudité des broussailles du fleuve aux belles eaux courantes sur la plage d’Ermonès, le corps tout gâté par la mer.
Elle l’accompagne sur son char et le quitte par peur du « qu’en dira-t-on » quand ils approchent de la capitale des Phéaciens. Celle « que les dieux faisaient belle » se tient alors sur l’embrasure de la porte quand Ulysse parfumé par les servantes sort de son bain, mais il ne lui adresse que des paroles convenues en guise d’adieu.

Au-delà des tentatives de localisation des étapes du périple de l'« industrieux Ulysse », la période où s’écrit l’Odyssée n’est pas celle des événements immédiatement  postérieurs à la guerre de Troie (XIIe siècle av. J.-C.) mais le VIIIe siècle, marqué par le début de l’expansionnisme des cités  grecques. 

Il s’agit moins de colonisation que de la mise en place d’un réseau d’échanges et de ventes de produits où le troc laisse progressivement place à la circulation monétaire. Viendront ensuite l’expatriation d’une partie de leur population dans ces « colonies », la généralisation de la communication en langue grecque, l’importation de cultures comme la vigne et l’olivier, et la construction de temples dédiés à leurs dieux.

La trirème de Pythéas, GF Scott Elliot,  XIXe siècle. Cette gravure est accompagnée de la légende suivante : les Phéniciens détenaient depuis longtemps le monopole du commerce de l'étain en Occident, mais les marchands de Marseille voulaient en avoir une part. Une trirème a été construite et placée sous le commandement de Pythéas avec l'objectif de trouver les Cassitérides, autrement dit les îles de l'étain. Après une longue exploration, Pythéas finit par les trouver.  Il remonta ensuite le fleuve Severn où l'équipage fut effrayé par la vague que provoque la marée montante, plus connue sous le nom de mascaret.

Les Grecs affirment ainsi leur préséance dans le monde méditerranéen. Les navires marchands athéniens escortés de galères armées sillonnent le littoral nord, tandis que Rhodes s’implante en Sicile et à Marseille, Corinthe à Corfou et à Syracuse, Mégare dans le Bosphore, Sparte à Tarente… et que naissent des villes qui connaîtront leur heure de gloire comme Byzance, Trapézonte, sur la mer Noire, ou Naucratis en Égypte, ce vaste « emporium » que décrivent Carpentier et Lebrun (Histoire de la Méditerranée, 2001). Ces comptoirs essaiment à leur tour dans des villes proches, démultipliant le modèle de la cité grecque et favorisant la diffusion des produits venus d’Asie, d’Afrique et d’Europe.

Cette expansion, le « biographe » d'Ulysse l’avait légitimée. Personne ou presque n’a prêté attention à la fonction de « guide du routard » de l’épopée homérique, traçant des itinéraires, signalant les dangers et précisant comment aborder dans des ports sûrs comme la rade de Porto Pozzo. 

L’enseignement de l’Iliade et l’Odyssée aux écoliers a accrédité la fierté grecque d’appartenance à une civilisation qui a vaincu ses concurrentes et surmonté les obstacles qui s’opposaient à son  triomphe. Cette période glorieuse s’achève dès le IVe siècle du fait des dissensions internes et des rivalités sanglantes des cités grecques, de l’échec du panhellénisme, de la chevauchée d’Alexandre au Proche-Orient et du recentrage des activités commerciales vers la Méditerranée orientale avec Rhodes capitale de la banque et Alexandrie, capitale du négoce. Puis Carthage impose sa prédominance et sa défaite face à Rome facilitera la création de ce que le géographe grec Strabon (1er siècle av. J.-C.) nommera dans une formule restée célèbre, la « Mare Nostrum ».

L'empire romain à son apogée (Ier et IIe siècles), cartographie : Herodote.net.

l’empire romain : grandeur et décadence.

La carte de la Mare Nostrum atteste une évidence. Rome, avec ses alliés et ses obligés, est non seulement maîtresse de la quasi-totalité du littoral nord, est et sud de la Méditerranée mais aussi des îles et d’une grande partie de l’arrière-pays. Son limes occidental protège l’Empire des menaces d’invasion.

La Mare nostrum des Romains : vue du port d'Ostie, sesterce en bronze, Paris, BnF, Gallica.Du 1er siècle av. J.-C. au 4e siècle après J.-C., malgré les résistances, les révoltes, les coups d’État, les invasions, l’insécurité grandissante, les schismes religieux, la puissance romaine s’étend sur plus de 5 millions de kilomètres carrés.

Ses routes terrestres et maritimes, ses forums et ses temples tous construits sur le même modèle, ses marchés ouverts sur l’ensemble du monde exploré, la citoyenneté accordée par l’édit de Caracalla (212) à l’ensemble des citoyens libres, ont fait de Rome un centre géographique, administratif et le moteur d’un Empire où règne une fragile mais réelle pax romana qui se délitera progressivement dans la longue agonie du Bas-Empire.

Dans la Méditerranée, véritable lac intérieur de l’Empire, le commerce atteint un volume sans précédent cependant que la piraterie est presque éradiquée après les opérations de police menées par Crassus et Pompée. Les dangers de la côte sont aussi mieux maîtrisés grâce aux phares érigés par les ingénieurs romains, à l’imitation de celui d’Alexandrie, sur l’île de Pharos (IIIe siècle av. J.-C.).

Sarcophage du IIIe siècle ap. J.-C. (détail), musée de la Navigation antique, Mayence, Allemagne. Trois navires marchands romains figurent sur le sarcophage intégralement dévoilé lors de l'agrandissement.Les traversées maritimes sont plus rapides et plus sûres que les voyages par voie de terre, à travers des montagnes encore infestées de brigands. Ostie, le port de Rome, est à huit jours de navigation de Gadès (Cadix, sur la rive atlantique de l’Espagne), à trois jours de Marseille, à dix jours d’Alexandrie. Ce commerce fait avant tout la prospérité de l’Orient, grand pourvoyeur de produits de luxe. C’est aussi d’Orient que circulent par la mer les idées et les religions nouvelles. Le christianisme se serait-il développé sans les pérégrinations maritimes de saint Paul ?

Le rêve se brise définitivement à la mort de l’empereur Théodose en 395, qui laisse ses deux fils se partager l’Empire : à Honorius l’Occident, à Arcadius l’Orient. Le premier flanche sous la pression des Wisigoths, des Vandales et des Ostrogoths.  La prise et le sac de Rome par Alaric en 410 ont un retentissement qui dépasse les frontières de l’ancien empire alors que Constantinople, qui s’appuie sur la communauté chrétienne méditerranéenne, devient le centre des échanges commerciaux de toute la Méditerranée orientale.

L’empereur Justinien, qui règne de 527 à 565, va tenter de faire renaître la Mare Nostrum. Ce personnage de condition modeste est un travailleur acharné qui a le sens de l’État mais ses qualités sont gâchées par un autoritarisme excessif et une inconstance chronique.

Aidé de Théodora, une actrice selon les uns, une courtisane selon d’autres, qu’il a élevée au rang d’impératrice, il parvient à établir sa domination sur la quasi-totalité du pourtour de la Méditerranée. Mais il prend ombrage du prestige du général Bélisaire,  le principal instrument de sa reconquête, qui, disgracié, finira  sa vie en mendiant.

Mosaïque de la basilique Saint-Vital à Ravenne représentant Justinien (au centre) entouré de Bélisaire (à gauche) et Narsès (à droite).

Par ailleurs, en-dehors de l’Italie, de la Grèce et de l’Asie Mineure, son pouvoir ne s’étend que sur une partie des côtes et sur une bande limitée que l’armée ne peut surveiller en permanence d’autant plus qu’il a accordé la prédominance à la flotte pour favoriser les échanges commerciaux entre les ports et faciliter l’importation des marchandises et les trafics d’esclaves. Ses successeurs faibles ou incompétents ne sauront pas  préserver la « thalassocratie byzantine » qu’il s’est efforcé de constituer.

C’est une constante qui s’appliquera à toutes les tentatives ultérieures de conquête de la Méditerranée. Celui qui veut y exercer sa domination doit s’assurer le contrôle de la totalité de son littoral, de son arrière pays et des îles.

Le Mihrab de la mosquée de Cordoue désignant la direction de la Mecque, DR.

 Méditerranée musulmane ou Méditerranée chrétienne ?

Sans reprendre le détail d'une histoire largement connue, on peut s’interroger sur l’affrontement entre islam et chrétienté dont certains ont voulu faire le premier « choc des civilisations ».

Portrait du XVIe siècle du général berbère musulman Tariq ibn Ziyad.La conquête arabe qui, sous l’impulsion de l’islam et des « commandements » de Mahomet s’étend de la Perse, de la Mésopotamie et de la Syrie (637) jusqu’à la fin de la Reconquista avec la chute de Grenade  (1492),  se fait à la fois par terre et par mer, sur les terres et dans les cœurs.

Elle est marquée par la conquête de l’Espagne en 711. Sept mille Berbères sous la conduite du général Tariq ibn Ziyad franchissent le détroit de Gibraltar (en arabe djebel al-Tariq, la « montagne de Tariq ») entrent à Tolède et le royaume wisigoth s’effondre comme un château de cartes. Ils s’emparent de Cordoue et achèvent la construction de la grande mosquée en 788.

Cette civilisation s'exalte dans la splendeur d’Al-Andalus magnifiée tant par sa prospérité économique que dans son rayonnement. Cette société multiculturelle mais non tolérante attire savants et artistes, engendre des merveilles d’architecture comme l’Alhambra de Grenade et contribue au progrès de la civilisation tant sur le plan technique (irrigation, jardins, décoration) que scientifique (cartographie, calligraphie, mathématique) ou culturel (poésie arabe, bibliothèque de Cordoue aux 400 000 volumes).

Cette médaille a pourtant son revers. L’expansion des musulmans n’a pas réussi à triompher des Byzantins qui gardent la maîtrise de la Méditerranée orientale, ni des Francs qui les chassent de la Gaule en 759. Elle a perdu le soutien des Berbères qui ne reviendront en Espagne qu’au XIIe siècle et seront défaits par les chrétiens  à Las Navas de Tolosa en 1212.

L’internationalisation de cet empire arabe partagé entre de multiples capitales,  religieuses (La Mecque, Jérusalem), militaires (Koufra, Kairouan),  administratives ou résidentielles (Damas, Bagdad, Fès) et culturelles (Cordoue) le rend quasiment ingouvernable, favorisant les sécessions et les révolutions de palais.

Vue générale de la Grande Mosquée de Kairouan vers 1880, Tropenmuseum, Amsterdam.

Les Omeyyades sont renversés par les Abbassides mais gardent le contrôle de l’Espagne. Les Aghlabides, vassaux des Abbassides, qui règnent sur l’Ifriqya (Tunisie) sont détrônés par les Fatimides supplantés à leur tour par les Almoravides puis par les Almohades.

L’histoire de cette conquête n’est pas toujours exempte de contresens historiques.

Ainsi, on a cru voir dans la bataille de Poitiers (732) le conflit exemplaire entre l’Occident chrétien et l’Orient musulman. De fait, un chroniqueur chrétien, quelques années plus tard, emploiera pour la première fois le mot Européens pour désigner les vainqueurs de l’assaillant musulman. Beaucoup plus tard, au XXe siècle, l’historien belge Henri Pirenne (Mahomet et Charlemagne, 1922) a vu dans l’irruption de l’islam une fracture inédite et brutale au sein du monde méditerranéen, illustré par la chute du commerce entre l’Orient et l’Occident et par le repli des centres de commandement occidentaux dans le bassin rhénan, autour de Metz et Aix-la-Chapelle.

Le califat abbasside, miniature tirée d’un manuscrit de maqâma al-Harîrî, XIe siècle.La réalité est plus nuancée. Tous les chrétiens n’étaient pas du côté de l’Occident et le monde musulman était déjà divisé. La fracture religieuse arabe opposait les sunnites qui suivaient la tradition du Prophète aux chiites qui se réclamaient d’Ali, gendre de Mahomet, alors que la troisième branche de l’islam, le kharidjisme était pratiquée par les Berbères.

La victoire des premiers sur les seconds à Kerbela (680) n’empêcha pas les Abbassides soutenus par les chiites de prendre leur pouvoir, de faire de Damas la ville la plus peuplée du monde connu (2 millions d’habitants) et, en déplaçant le centre du pouvoir vers la Mésopotamie d’encourager les révoltes des provinces de l’ouest.

Par ailleurs, les musulmans avaient laissé aux chrétiens et aux juifs la liberté de pratiquer leur religion en échange d’un impôt, la jizya, payé à leurs autorités. A contrario, les Berbères et des chefs arabes en lutte contre le dernier calife omeyyade, Abd al-Rhaman Ier appelèrent à leur secours… l’empereur chrétien Charlemagne dont les troupes furent vaincues à Roncevaux (778), comme le conte la Chanson de Roland.

Il s’est également créé un véritable mythe d’Al-Andalus dont l’époque est souvent présentée comme l’Âge d’Or du monde islamique.

La réalité est moins glorieuse. Dans le monde musulman, l’arabe, langue du Coran, s’impose progressivement comme seule langue officielle. C’est en arabe que se fait l’enseignement et se gravent les monnaies. Les oulémas, docteurs de la foi, fixent la charia, la loi religieuse. Les cinq préceptes du Coran - la chahada, profession de foi, la zakat, aumône, les prières, le jeûne du Ramadan et le hadj ou pèlerinage à la Mecque - deviennent d’ardentes obligations. La liberté de culte est restreinte et parfois même combattue.

Abdoullah, Les Amoureux, manuscrit d'après l'Å“uvre de Saadi (1575-1576), Saint-Pétersbourg, bibliothèque nationale russeEn ce qui concerne la vie privée, les codes sont identiques mais les pratiques différentes. Dans les tribus arabes, la chasteté et la pudeur sont de mise et  le mariage est la règle même s’il n’exclut pas l’amour. Aussi, certains analystes comme Denis de Rougemont (L'amour et l'Occident, 1939) ont cru pouvoir assimiler l’amour chevaleresque de la poésie arabe  avec l’amour courtois des cours provençales.

Amalgame abusif. Certes on y célèbre, souvent dans les mêmes termes, la beauté de la Dame, on privilégie l’union des âmes à celle des corps ainsi que la vertu de la continence car « le jardin d’amour porte des fleurs qui ne font pas de fruits ». Mais la sensualité est pratiquement absente des textes arabes et  l’amour courtois chanté par les troubadours  ne peut exister qu’en dehors du mariage. Lire à ce propos l’Encyclopédie de l'amour en islam de Malek Chebel (1995).

Dans le creuset méditerranéen, la vitalité des échanges, la diffusion des savoir-faire, le brassage des populations ont mis face à face les deux puissances, arabe et byzantine dont aucune n’a réussi à l’emporter sur l’autre. Elles sont confrontées à l’expansionnisme guerrier des Turcs, maîtres de Jérusalem entre 1073 et 1098,  et à  une nouvelle force,  l’Occident,  qui émergeant de sa nuit politique tente d’imposer par la force une Méditerranée chrétienne.

Première croisade : Philippe Auguste et Richard Cœur de Lion lors de la capitulation d'Acre, Les Grandes Chroniques de France (jusqu'à l'Histoire de Charles V), manuscrit enluminé, Paris, BnF.

Les croisades qui manifestent le réveil politique et spirituel de l’Occident chrétien se déroulent dans un temps et sur un espace restreint. De 1095, date de l’appel aux armes du pape Urbain II pour libérer Jérusalem des Turcs, jusqu’à 1291, chute de la dernière place-forte, Saint-Jean d’Acre, moins de deux siècles ont suffi pour enterrer le rêve d’une Méditerranée chrétienne.

Nous ne referons pas ici l’histoire des croisades que l’historien René Grousset a su remarquablement faire revivre (L’épopée des croisades, 1936).

Première croisade : attaque d'Antioche par les croisés qui escaladent les murs, Sébastien Mamerot, Les Passages d'outremer faits par les Français contre les Turcs depuis Charlemagne jusqu'en 1462, manuscrit enluminé, Jean Colombe, 1474-1475, Paris, BnF.La première croisade, après la victoire de Dorylée (1097), livre aux croisés Jérusalem et leur permet sous la conduite de Tancrède, maître d’Antioche, de Baudoin Ier roi de Jérusalem et de Baudouin de Bourcq, comte d’Édesse, de se constituer un véritable royaume, lieu d’accueil et colonie de peuplement.

La seconde voit se dresser contre les chrétiens un adversaire à leur mesure, Salâh ad-Din Yûsuf  (« la rectitude de la foi ») dit Saladin (1138-1193),  un stratège redoutable dont le mélange de brutalité et d’esprit chevaleresque lui gagne l’estime de ses adversaires. Il s’empare de Jérusalem mais permet aux chrétiens de regagner la côte avec une partie de leurs biens, leur laisse le Saint-Sépulcre et rend aux Juifs le mur des lamentations.

Les suivantes, ponctuées de victoires et d’échecs, aboutissent à la reprise progressive par les musulmans des possessions chrétiennes et à leur réimplantation sur le littoral est de la Méditerranée. Ainsi la quatrième se déroute pour s’emparer de Constantinople (1204).

Frédéric II (à gauche) rencontre le Sultan Al-Kamil. L'empereur conclut le traité de Jaffa avec le sultan, miniature tirée d'un manuscrit de la chronique de Giovani Villani, entre 1341 et 1348, bibliothèque du Vatican.La cinquième qui visait à prendre le contrôle de l’Égypte pour obtenir la reddition de Jérusalem échoue de par l’intransigeance du cardinal Pélage et se termine par la défaite d’une armée tombant d’inanition et encerclée par les eaux du Nil dont les Égyptiens avaient ouvert les digues. La sixième réussit à reconstituer le royaume de Jérusalem par le traité de Jaffa (1229) mais les musulmans reprennent la ville en 1244 et massacrent l’armée franque.

La septième se solde par la capture de saint Louis à la Mansourah (1250). La huitième s’achève par sa mort à Tunis, victime du typhus, et la neuvième par le rembarquement d’Édouard d’Angleterre vers l’Europe.   

Les explications de ce  rêve brisé sont multiples : les divisions entre les croisés et leur incapacité à profiter des dissensions entre leurs adversaires ; la pusillanimité de chefs  comme le roi Frédéric II maître de l’Italie et du Saint-Empire mais aussi admirateur de la civilisation musulmane; l’intelligence de la diplomatie byzantine qui tente de maintenir un équilibre entre les Turcs qu’elle combat et les Francs dont elle se défie : le charisme de Saladin et de ses successeurs; la dynamique du djihad (« guerre sainte »)…

Mais la cause principale nous  semble être la faiblesse démographique des enclaves chrétiennes, limitées à la côte et à ses environs, qui  n’ont  réussi ni à créer un appel d’air de populations ni à s’implanter durablement dans l’arrière-pays à l’exception d’Édesse qui tombera en 1144.

Un navire français attaqué par des pirates barbaresques, Aert Anthoniszoon, vers 1615, National Maritime Museum, Londres.

Capitalisme maritime et piraterie barbaresque

Faute de s’assurer la maîtrise de tout le littoral, on peut régner sur la Méditerranée en imposant son monopole sur ses relations commerciales entre les ports ou au contraire en perturbant leur déroulement. C’est l’objectif contradictoire que se sont données les principautés maritimes italiennes d’une part, les expéditions des pirates de l’autre.

Parmi les premières s’illustrent Gênes et Pise qui, dès l’An Mil, expulsent les musulmans de la Corse et de la Sardaigne. Les Normands conquièrent de leur côté la Sicile.

Au fond de l’Adriatique, la République de Venise sort de sa torpeur et noue des liens étroits avec Byzance et les « échelles » ou ports du Levant. Elle ne tarde pas à créer un véritable empire de la mer (« thalassocratie ») dans l’Adriatique et la Méditerranée orientale. Enfin, après avoir triomphé de Gênes qui avait elle-même réduit à néant les ambitions de Pise, elle développe du XIIe au XVIe siècle un modèle de capitalisme maritime  qui consacre la gloire de la Serenissima.

Vue de Venise, gravure d'Erhard Reuwich, extraite de Reise ins Heilige Land (Voyage en Terre Sainte) de Bernard von Breidenbach, Mayence, 1486, Paris, BnF.

Enrichie par les croisades, ayant installé des comptoirs sur la côte orientale (Tripoli, Tyr) et dans les îles (la Crète, Chypre), elle dispose d’une flotte marchande et militaire considérable (300 navires, 45 galères, 35 000 marins) armée par ses concitoyens détenteurs de parts (les carats), qui financent les expéditions et se partagent les bénéfices. Ses chantiers de construction navale emploient plus de 20 000 ouvriers. Ses entrepôts géants (les fondaci ) servent au stockage des marchandises rapportées du monde entier et aux transactions.

Arudj Barberousse, Johann Theodor de Bry, 1590.Venise, au XVe siècle, contrôle l’ensemble des routes maritimes de la Méditerranée. Mais sa puissance va rapidement souffrir de l’ouverture du commerce à d’autres marchés porteurs liés aux grandes découvertes, de la multiplication des foires commerciales, de la diversification des productions de l’Europe du Nord (draperies, métaux, bois).

À cela s’ajoutent, après la prise de Constantinople par les Turcs, la fermeture des détroits, les ravages de la peste de 1631 (46 000 morts) et l’annexion par l’Autriche, le déclin politique d’une cité devenue capitale du plaisir et du rêve méditerranéens, ce qu’elle est restée aujourd’hui.

Les ambitions des pirates sont exactement à l’opposé de celles des principautés maritimes puisqu’elles visent à ruiner le commerce. Activité millénaire déjà évoquée dans l’Odyssée, la piraterie devient à partir du XIVe siècle une véritable industrie où les Barbaresques prennent rapidement l’ascendant sur les chrétiens. Elle n’exige pas seulement des navires, des armes et des bases protégées mais le soutien tacite d'États puissants et ne peut se développer qu’en l’absence d’une police des mers.

Portrait de Barbaros Hayreddin Pasha (1478-1546) dit Barberousse, XVIe siècle, Paris, musée du Louvre.Longtemps centrée sur les prises de marchandises qu’il faut revendre rapidement si on ne les consomme pas, elle s’oriente lors de razzias sur les côtes ou d’abordages en pleine mer, vers la capture de chrétiens, esclaves qu’on fait travailler ou otages dont on exige rançon. Si celle-ci ne peut être payée, on les nourrit de pain moisi et d’eau croupie, on leur arrache les ongles, on les écorche vifs, on leur grille les pieds, et on leur brûle les cheveux avec de la poix enflammée !

Le plus célèbre pirate, Barberousse, s’entoure d’une « dream team » d’écumeurs des mers - Dragut, El Corsico, Aydin, un chrétien converti à l’islam surnommé « la terreur du diable » -  et affronte victorieusement la flotte de Charles Quint pourtant plus puissante dans la bataille d’Alger (1541).

Cette ville défendue par cinq portes dont la célèbre Bab Azoun, ornée de crochets de fer sur lesquels s’empalent les condamnés qu’on précipite du haut des murs, devient  la capitale d’une piraterie qui ne sera réduite que lors de la prise d’Alger par les troupes de Charles X en 1830.

Paradoxalement, c’est par réaction à la menace de l’expansionnisme ottoman que les puissances européennes vont se coaliser pour prendre le contrôle de l’ensemble du littoral méditerranéen.

Le Maure et le roi d'Espagne. Carte du littoral Atlantique et du détroit de Gibraltar (détail), Augustin Roussin, Marseille, 1633. Un archer maure (représentant le sultan d'Alger), bande son arc et pointe sa flèche en direction du roi d'Espagne, Philippe IV qui regarde vers lui. L'image résume les rapports de force en Méditerranée vers 1633. La carte appartient à un atlas de la Méditerranée dressé par un hydrographe marseillais. Il porte les armes de Richelieu, surintendant de la navigation depuis 1626, qui avait le souci d'améliorer la sécurité du littoral provençal.

Affaiblissement ottoman et ambitions européennes

Le rêve d’une Méditerranée ottomane est une constante historique des dynasties qui se sont succédées à la tête de l’Empire turc.

La prise de Constantinople (1453), les conquêtes entreprises et consolidées sous le règne de Soliman le Magnifique (1520-1566), qui ne craint pas de s’allier aux Français pour défier Charles Quint, avaient inquiété l’Europe chrétienne qui pense, avec sa victoire maritime à Lépante (1571), avoir contenu définitivement les ambitions turques en Méditerranée.

Ainsi que le montre l’historien Fernand Braudel (La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, 1949), le commerce méditerranéen décline sévèrement après Lépante, à l’aube du XVIIe siècle, du fait de l’ouverture de nouvelles voies maritimes par le cap de Bonne-Espérance et à travers l’Atlantique.

La future mission civilisatrice de la France au Maroc après l'élimination de l'Allemagne. Première page du supplément dominical du quotidien Le Petit Journal, 19 novembre 1911, Paris, BnF.L’empire ottoman, trop vaste pour son administration, miné par la corruption et affaibli par des vassaux (le Maroc, l’Égypte, Alger, Tunis) qui contestent son autorité et « oublient » de payer leur tribut, voit s’effriter sa prépondérance tout au long du XVIIIe et du XIXe siècle.

L’émancipation de l’Égypte, la prise d’Alger qui le prive de ses alliés naturels, les pirates, l’accession de la Grèce à l’indépendance poussent les puissances méditerranéennes et en particulier la France, la Russie et l’Angleterre à en finir, malgré leurs dissensions, avec « l’homme malade de l’Europe ».  Un nouvel équilibre méditerranéen s’installe dans lequel les capitaux financiers dopés par l’ouverture du canal de Suez (1869) jouent un rôle décisif.

La Grande-Bretagne règne sur l’Égypte par l’intermédiaire de son consul général au Caire tout en s’assurant des débouchés en Afrique. La France s’est constituée au Maghreb un pré-carré et poursuit sa colonisation dans l’Afrique de l’ouest et centrale. L’Italie, après son échec en Éthiopie, occupe la Tripolitaine en 1911 et s’installe à Rhodes et dans le Dodécanèse. L’Espagne s’implante dans le Rif. L’Allemagne qui se considère comme victime de la conférence de Berlin (1884-85) où les Occidentaux se sont « partagés » leurs zones d’influence sur le continent africain, tente une démonstration de force sur Agadir et se voit concéder un mandat sur le Togo et le Cameroun.

En 1914, les puissances européennes contrôlent toute la côte sud de la Méditerranée. Sur la côte Nord, l’Albanie nouvellement créée, la Bulgarie, la Serbie et la Grèce qui accroissent leur territoire ne laissent à l’Empire turc dépecé qu’une partie de la Thrace et Andrinople.

La fête arabe dans la campagne de Tlemcen, André Suréda (1872-1930), exposition Peintures des lointains, Paris, musée du quai Branly - Jacques Chirac. André Suréda, qui avait de la famille en Algérie, a voyagé à de nombreuses reprises en Afrique du Nord. Il a représenté ici une fête à Tlemcen (nord-est de l’Algérie) en l’honneur d’un marabout, dont le tombeau se trouve au fond du tableau.

L’Europe colonisatrice

Si la Première Guerre mondiale et la révolution bolchévique ont remodelé les frontières à l’intérieur de l’Europe, elles ont en définitive apporté peu de changements dans la redéfinition des zones d’influence des puissances occidentales.

Par le traité de Lausanne, un redécoupage s’est opéré en 1923 entre la Grèce qui quitte l’Asie Mineure et  la Turquie qui renonce à la Thrace. Les « mandats » qui devaient conduire les pays du Sud à l’indépendance ont été répartis entre les vainqueurs. À la France, le Liban et la Syrie, à la Grande-Bretagne, la Jordanie, la Palestine et l’Irak.

Mais cet équilibre est fragile face aux menaces : le réveil nationaliste des pays du Sud en pleine poussée démographique qui revendiquent la maîtrise de leurs nouvelles richesses agricoles, industrielles et pétrolières ; les rêves totalitaires de l’Espagne, de l’Italie et surtout de l’Allemagne qui veulent unifier sous leur domination toute la Méditerranée.

C’est le plan B de Hitler si méconnu par les historiens. Hitler avait imaginé, en cas d’échec du plan A (la ruée vers l’Est et la prise de Moscou) une construction géopolitique où les troupes de Rommel engagées sur le littoral Sud feraient leur jonction avec celles du Grand Reich débouchant du Caucase et poursuivant leur  marche victorieuse au long de la Mer noire. Ainsi la Turquie et le Proche-Orient seraient tombées dans l’orbite des puissances de l’Axe. Mais Rommel est arrêté devant El-Alamein (1942) et l’armée allemande qui part à l’assaut du Caucase et réussit à faire flotter son drapeau sur la cime de l’Elbrouz ne parviendra jamais à franchir les 20 kilomètres qui la séparent du port de Soukhoumi, sur la mer Noire.

Enfin, par-dessus les États qui revendiquent leur indépendance ou font allégeance à leurs suzerains, voici que s’affirment de nouveaux organismes supranationaux : l’OTAN, le Pacte de Varsovie, l’ONU, la Ligue Arabe. Ils vont jouer un rôle décisif dans ce qu’on peut considérer de par son retentissement international comme un tournant majeur de l’histoire de la Méditerranée, l’année 1956. La crise de Suez amorce un tournant majeur dans l’histoire ô combien tempêtueuse de la Méditerranée…

Bibliographie

Il paraît impossible de renouveler l’histoire de la Méditerranée après Fernand Braudel (1902-1985). Le chantre du « temps long » a transformé notre lecture des événements en les replaçant dans leur contexte économique et géographique. Plusieurs historiens comme Carpentier–Lebrun, Chaliand-Rageau, Norwich, s'y sont toutefois risqués avant nous !

Fernand Braudel, La Méditerranée, réédition chez Flammarion (coll champs-histoire), présentée par François Hartog, 2017,
Jean-Paul Gourévitch, La Méditerranée : conquête, puissance, déclin (Desclée de Brouwer 2018),
Carpentier J. Lebrun F., Histoire de la Méditerranée, Points-histoire, 2001,
Chaliand G., Rageau J.P., Atlas historique du monde méditerranéen, Payot 1995,
Norwich John Julius, Histoire de la Méditerranée, Perrin 2008,
Denis de Rougement, L'amour et l'occident, 10x18 Poche 2001, ouvrage à comparer avec Malek Chebel, Encyclopédie de l'amour en islam Payot 1995,
René Grousset, L'épopée des croisades, réédition Tempus-Perrin, 2017,
Roland Courtinat, La piraterie barbaresque en Méditerranée XVIe-XIXe siècle, Dualpha 2008.

Publié ou mis à jour le : 2024-01-19 16:07:38

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