La France se trouve au Nord Sahel depuis le début de l’opération Barkhane dans une situation inextricable que le sommet franco-africain du 15 -16 février au Tchad n’a pas réussi à résoudre. Éclairage de Jean-Paul Gourévich, essayiste et consultant spécialiste de l'Afrique...
Le nord Sahel : état des lieux
C’est un territoire vaste comme dix fois la France, aux frontières poreuses et à la géographie tourmentée. Les Etats concernés sont le nord du Mali et du Burkina-Faso, le sud–est du Niger et de la Mauritanie, une petite partie du Tchad. Les forces armées de ces cinq états constituent le G5 Sahel.
Ces pays souffrent d’un sous-développement économique lié en partie à une croissance démographique exubérante. Le Niger qui comptait 3,6 millions d’habitants en 1960 en abrite aujourd’hui 23 millions qui devraient être 100 millions en 2100. En 2018 son indice de développement humain qui conjugue le PIB par habitant, l’espérance de vie et le niveau d’éducation, place ce pays en 148e position sur 151.
À l’exception de la Mauritanie, tous sont largement sous perfusion. Le Mali, dont le PIB est officiellement- c’est à dire hors économie informelle- de 14,7 milliards d’euros pour 21 millions d’habitants, tire ses ressources pour 11% de l’aide publique au développement (APD) bilatérale et multilatérale dont la France est le second contributeur après les Etats-Unis, et pour 7% des transferts de fonds de la diaspora. Sa dette publique représente 45% de son PIB.
Tous les rapports internationaux depuis 1990 ont stigmatisé l’échec des politiques d’APD en matière de croissance démographique, de santé, d’éducation, de promotion de l’égalité homme-femme. Elles sont entravées par la corruption, l’insécurité, les conflits et les trafics. C’est aujourd’hui, selon la formule consacrée, une aide sans développement (l’auteur de ces lignes en sait quelque chose car il a participé à l’évaluation de la coopération franco-malienne 1995-2005).
La France est largement présente dans cette région, en raison de ses relations anciennes avec l’Afrique, de sa politique de formation des élites africaines, de la francophonie et de son rayonnement international, du soutien à ses expatriés. 5500 salariés français travaillent dans 125 filiales implantées au Mali et contribuent pour 20% aux recettes fiscales du pays.
Selon le bilan que nous avons fait de la présence française en Afrique pendant cinq siècles avec ses réussites, ses échecs et ses drames, s’il est exact qu’un néo-colonialisme a succédé au colonialisme, que la France a souvent facilité l’installation de ses protégés aux commandes du pays, assuré leur maintien, et profité largement de l’exploitation de ses matières premières, l’ère de la Françafrique est aujourd’hui révolue.
Contrairement à une opinion largement répandue en France et plus encore chez les Africains, l’Afrique coûte aujourd’hui plus à l’État français qu’elle ne lui rapporte. La zone CFA représente aujourd’hui 1% du commerce extérieur de la France. L’uranium du Niger lui revient plus cher que celui du Kazakhstan. Et l’extraction de l’or au Mali ou au Burkina-Faso est contrôlée par des sociétés ni africaines ni françaises.
L’opération Barkhane
Cette opération lancée en août 2014, qui s’inscrit dans la mission des forces françaises d’intervention et du dispositif Epervier, prolonge l’opération Serval (janvier 2013-juillet 2014) et vise à lutter contre les groupes djihadistes disséminés dans la région du Sahel que le président Macron entend aujourd’hui « décapiter » en capturant leurs chefs et en récupérant leurs matériels.
La France est intervenue au Sahel parce qu’elle a été appelée par des gouvernements locaux incapables de faire face à la progression islamiste. Si le gouvernement Hollande n’avait pas lancé l’opération Serval alors que les rebelles avaient atteint Mopti, sur la grande route de Bamako, le Mali serait sans doute tombé sous la coupe des islamistes, entraînant peut-être par effet domino, la chute d’États faibles comme le Niger ou le Burkina-Faso. Mais considérant qu’elle n’a pas vocation à mener une guerre longue et coûteuse (un milliard d’euros par an) dans cette région, la France a participé à la constitution de la force africaine G5, a sollicité le concours de l’ONU et de ses alliés européens.
Du côté français, il y aurait 5 100 militaires engagés avec 200 véhicules logistiques, autant de blindés et un fort appui aérien. Plus le soutien des trois bases arrières des forces françaises : Abidjan, Dakar, Libreville. Plus la Task Force Takuba créée en 2020 constituée de centaines de militaires européens en appui à l’armée française. Plus le soutien en matière de surveillance, de transport et de renseignement des Etats-Unis (coût annuel 45 millions de dollars) mais la nouvelle administration n’a pris aucun engagement pour la suite. Plus les forces du G5 Sahel soit théoriquement 4 000 à 5 000 combattants. Plus le soutien de la MINUSMA, la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations Unies pour la Stabilisation au Mali, créée en avril 2013, dont le mandat est prolongé chaque année. Ses effectifs sont jusqu’en juin 2021 d’environ 15 000 militaires et policiers.
Face à eux, selon les estimations du commandement français, il y aurait 2 000 à 3 000 combattants djihadistes répartis en plusieurs mouvances. Les deux principales sont d’une part l’AQMI (Al Qaïda au Maghreb Islamique) dirigé d’abord par Abdelmalek Droudal, puis après sa liquidation en juin 2020 par les troupes françaises, par Iyad Al Ghali, lié au Groupe de Soutien à l’Islam et aux Musulmans, du prédicateur peul Amadou Koufa, qui accepte l’existence de l’Etat malien mais exige des garanties pour la minorité touareg ; d’autre part l’Etat Islamique dans le Grand Sahara (EIGS), filiale locale de l’Etat Islamique, qui veut établir un califat sur l’ensemble de la zone avec disparition des Etats.
Sur le papier la balance penche du côté des « alliés » dix fois plus nombreux, alors que sur le terrain c’est le contraire comme le montre la progression des islamistes dans tout le secteur, malgré les « victoires » revendiquées par l’état-major français qui peut afficher 600 djihadistes « neutralisés » dont plusieurs chefs, des armes et de la drogue récupérées, des camps ennemis détruits, des otages libérés.
Chez les Français, on comptait au 24 février 2021, 55 militaires tués dans l’ensemble des opérations Serval et Barkhane, dont la moitié en 2019 et 2020. Il faudrait y ajouter environ 200 casques bleus et plusieurs centaines de morts dans les troupes du G5 sans compter les civils, plus de 1 500 victimes de janvier 2019 à avril 2020. Sans compter les 1,5 million de personnes « déplacées » pour échapper aux djihadistes qui ont su par le prosélytisme, l’argent ou la terreur établir leur contrôle sur les populations locales. Comment expliquer cette situation paradoxale ?