Guerre des identités

Qui sont les Ukrainiens ?

2 avril 2023. La question ukrainienne est un cas d’école pour l’historien. Nous avons ici l'exemple d’un conflit dont les éléments déclencheurs reposent sur l'absence de résolution politique de problèmes s’accumulant sur une zone tampon : le nom « Ukraine » est l’équivalent du français « Marche »...

La question du droit des minorités dans les pays de l'ex-Union Soviétique n'a pas été réglée par les instances internationales après la disparition de l'URSS. Ainsi, en Ukraine, mais aussi dans les Pays baltes, les Russes, qui représentent une forte minorité (26 % des Estoniens et des Lettons), ne sont pas considérés comme des citoyens ou subissent des discriminations.

La question des nationalités nous renvoie à la notion de citoyenneté. Qu'est-ce qu'un Ukrainien ? Il existe en réalité plusieurs définitions du peuple ukrainien. Une conception ethnique, qu'on peut faire remonter au XIXe siècle, issu d?un catholicisme actif dans l?ancienne Galicie des États autrichiens (uniatisme) et une définition politique, par la création d?une République socialiste soviétique d?Ukraine il y a cent ans, sur une portion occidentale de l?Empire russe.

Les Etats autrichiens en 1826 avec les limites de la Galicie à l'Ouest de Kamenetz (E. de Las Cases alias Lesage, atlas historique de lesage, 1827).

Le déboulonnage des statues de Lénine par les nationalistes ukrainiens, à partir de la première moitié des années 2010, n?est pas qu?un règlement de compte idéologique - bien que la dimension anticommuniste soit importante ; elle vise à rompre avec l'idée d'une nation ukrainienne politique. Il s?agit d?imposer la conception ethnique portée par les nationalistes concentrés en Galicie, région autrichienne puis polonaise annexée par l?URSS en 1945.

Les statues de Lénine ont été remplacées par celles de Stepan Bandera plutôt que par un hommage à l?anarchiste Makhno, fondateur de l'Armée révolutionnaire insurrectionnelle ukrainienne qui combattit les bolchéviques. 

Bandera était le leader de l?armée nationaliste OUN, qui  compta près de 300 000 membres en 1944. Son idéologie était anticommuniste, russophobe et polonophobe. Tandis que Bandera était emprisonné par les nazis, son armée participait à la Shoah. Lui-même représentait un courant politique nazi et antisémite dont la mémoire est gravée aujourd?hui dans la tradition populaire des régions de Lviv et d?Ivano-frankivsk. Le parti nazi Svoboda a ainsi dépassé les 30% en Galicie aux élections législatives de 2012. 

L?existence d?une Ukraine « libérale » sur le plan des moeurs, par opposition aux conceptions communautaires russes (voir les analyses anthropologiques d'Emmanuel Todd), parfois revendiquées ouvertement au Donbass, ne suffit donc pas à imposer l?idéologie libertaire du XXe s. Elle se manifeste plutôt par une association avec une idéologie inégalitaire, sous sa forme la plus brutale dans l?histoire contemporaine.

L'Ukraine de Lénine était censée associer les différentes nationalités du territoire à égalité de droits. Il est rarement fait mention d?une telle diversité. Les analyses nous présentent en général un peuple ukrainien remarquable par son unité. La vision communiste de l?Ukraine en quelque sorte.

Or, la majorité du territoire est issue de l?empire russe. Elle est en grande partie occupée par une population russe ou de culture russe ou associant diverses nationalités. Depuis 2014, cette Ukraine politique est visée par des lois discriminatoires visant à imposer l?usage de la langue de l?Ouest du pays. Ceci ne concerne donc pas seulement le Donbass. Des présidents soutenus par les russophones ont été élus à la tête du pays et, avant la suppression des partis d?opposition, le « Parti des régions » faisait régulièrement 30% des voix aux élections. 

Il a donc fallu le soutien des États-Unis et de l'Union européenne (en contradiction avec sa « Charte des langues régionales ou minoritaires ») pour imposer une loi établissant dans un même pays plusieurs catégories de citoyens selon des critères ethno-culturels. L'interdiction de la langue russe comme langue administrative dans les régions russophones (« Loi sur la Langue », 17 juillet 2019), sinon comme langue usuelle, menace également les autres minorités dans son principe. Comment concilier l?existence des romani des Balkans, ruthènes, tatars de Crimée, biélorusses, moldaves, bulgares, hongrois, roumains, polonais, arméniens, grecs, tatars de l'Oural, yiddish, azéris, géorgiens, allemands, gagaouzes avec une politique d?ukrainisation ?

À Marioupol, la communauté grecque (250000 personnes en 2014) s?est fortement réduite après l?arrivée des miliciens du bataillon Azov. Et l'on peut penser que les réticences de la Hongrie à condamner la Russie prend certainement en compte les intérêts de la minorité hongroise vivant en Ukraine.

Mais les minorités ne sont pas forcément favorables à un rattachement à la Russie. Ainsi, les chefs de la communauté des Tatars de Crimée, délocalisés dans l?oblast de Kherson, furent les principaux acteurs d?un blocus alimentaire et énergétique de la Crimée à partir de 2015. Certes, le conflit dépasse le cadre régional et ne repose pas que sur des questions culturelles. Mais gardons nous des caricatures portées par la propagande de guerre.

L?Ukraine pose la question, comme dans le reste de l?Europe, de la nation et du cadre dans lequel s?exerce la souveraineté. Ici, dans ce coin d?Europe où l'État n?est guère présent et où les blessures de la Seconde guerre mondiale restent vives, les fauteurs de guerre espèrent entretenir durablement une zone d?instabilité, à l?exemple du Proche-Orient.

Philippe Chapelin
Publié ou mis à jour le : 2023-03-31 17:04:33

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