Personnage hors du commun tant par sa culture, ses réalisations que sa résistance physique, Alexander von Humboldt a marqué son siècle et l'histoire des sciences en parcourant et étudiant le Nouveau Monde. Rien pourtant ne semblait annoncer ce destin exceptionnel.
Alexander von Humboldt n’aurait en effet jamais dû passer à la postérité. La place semblait toute dévolue à son frère aîné, Wilhelm, brillant linguiste et précurseur des sciences humaines modernes.
Nés dans le château familial berlinois de Tegel, en 1767 et 1769, les deux garçons reçoivent une éducation poussée suivant la volonté de leur père, officier imprégné de la philosophie des Lumières.
Mais très vite Alexander se révèle inférieur à son frère dans de nombreux domaines : plus chétif, il fait aussi preuve de réelles difficultés pour apprendre. Alors que Wilhelm découvre les sciences et la philologie, Alexander est donc orienté vers une carrière moins prestigieuse dans l’administration.
Sa soif infinie de connaissances en botanique, chimie et minéralogie lui permet cependant d’être nommé responsable du département des Mines et Fonderies et d’entreprendre expériences et publications.
À la mort de sa mère en 1796, Humboldt se retrouve à la fois rentier et libre d’attaches. Il peut enfin céder à l’attrait du voyage qu’avait fait naître chez lui Georg Forster en lui racontant son tour du monde aux côtés de James Cook. Il part, donc : on le croise à Schönbrunn au milieu des herbiers, dans le Tyrol en train d’observer les étoiles ou remontant le Nil en compagnie de l’excentrique lord Bristol.
À Paris, il fréquente les plus grands savants et reçoit même de l’explorateur Bougainville une invitation à participer à sa prochaine circumnavigation, projet finalement annulé au dernier moment.
Il rencontre à cette occasion un chirurgien de marine partageant le même désir de courir le monde : il s’agit du rochelais Aimé Goujaud, dit Bonpland (1773-1858) qui, désireux d’accompagner l’expédition de Bonaparte en Égypte, l’entraîne dans ses pérégrinations à travers la Méditerranée.
Finalement ils échouent en Espagne où le roi lui-même, impressionné par leur enthousiasme et l’étendue de leur savoir, signe de sa main les passeports leur permettant de rejoindre les colonies américaines.
Le 5 juin 1799, les deux amis s'embarquent à la Corogne. Direction : le delta de l'Orénoque.
Les voici engagés dans un périple qui, en quatre ans, va leur faire parcourir 15.000 km à travers une grande partie de l’Amérique du sud et des Caraïbes.
Naufrages, attaques d’esclaves en fuite, maladies et prédateurs de toutes sortes auraient pu faire de ce voyage un calvaire. Mais Humboldt, doté d’une résistance physique exceptionnelle, ne sera jamais malade !
De l’Atlantique au Pacifique, rien ne peut arrêter les deux voyageurs : ni les fleuves sur lesquels ils parcourent près de 2 500 km, ni les forêts où ils accumulent échantillons de plantes et croquis d’animaux, ni les montagnes qu’ils domptent avec leurs instruments de mesure.
Après leur passage, le lien entre l’Orénoque et l’Amazone n’est plus un mystère, l’anatomie des crocodiles, jaguars ou lamantins est dévoilée, les volcans des Andes sont disséqués dans les atlas.
Et au besoin, les explorateurs n’hésitent pas à servir de cobayes pour faire avancer la science : c’est ainsi qu’ils découvrent avec douleur les effets du curare ou les chocs électriques provoqués par certaines anguilles.
Considéré à l’époque comme la plus haute montagne du monde, le Chimborazo s’élève en Équateur à 6310 m.
Humboldt, qui a déjà vaincu à pied (et non à dos de porteurs, comme c’était l’usage) plusieurs volcans andins, ne se laisse pas impressionner et s’élance vers le sommet, toujours en compagnie de Bonpland.
Victimes du mal de l’altitude, les voyageurs sont arrêtés par une crevasse à 238 toises (452 m) de la cime mais acquièrent la gloire internationale d’avoir été les hommes « les plus hauts » du monde.
Le Venezuela, la Colombie, Cuba, le Pérou et enfin le Mexique cèdent devant les deux aventuriers et leur équipage composé de quantités d’instruments, d’herbiers et autres cages.
Ils ne cessent de multiplier les relevés et observations, notant entre autres la présence d’un courant froid océanique le long des côtes du Pérou, connu sous le nom de « courant de Humboldt ».
Leur réputation désormais les précède : la bonne société les fête à chacune de leurs étapes et les autorités s’empressent de mettre à leur service toutes les ressources nécessaires.
Nos savants élargissent leurs centres d’intérêt jusqu’à établir un portrait complet de la région mais aussi de la société.
Qualifié de « second découvreur de l’Amérique », Humboldt a en effet révolutionné l’image de ce continent, tant au niveau de la géographie, de la géologie et des sciences en général que de la perception qu'avait l’Europe de ces populations.
Il en détaille l’origine et la composition démographique, s’intéressant notamment au peuple maya dont il visite les vestiges, mais aussi révèle le profond malaise de l’organisation coloniale et s’indigne de la condition des Indiens et des esclaves.
« Nous le considérons tous comme un homme vraiment extraordinaire […]. Il parlait davantage que Lucas, Findley et moi réunis et deux fois plus vite que quiconque, mêlant l’allemand, le français, l’espagnol et l’anglais. […] j’ai ingurgité en moins de deux heures plus d’informations que je n’en ai recueillies ces deux dernières années […]. Il fait à peine plus de trente ans et il t’évite de parler car il capte avec la plus grande précision les idées que tu veux développer avant que tu aies prononcé trois mots. Outre ses connaissances qui relèvent de son voyage, l’étendue de ses lectures et son savoir scientifique sont époustouflants » (témoignage d’Albert Gallatin, secrétaire au Trésor de Jefferson - 1804).
C'est enfin le retour par Cuba puis les États-Unis où les voyageurs reçoivent un accueil triomphal et sont reçus par le président Thomas Jefferson en personne.
Ils débarquent à Bordeaux le 1er août 1803 et gagnent Paris où Humboldt reprend sa place parmi les grands savants de l’époque et devient l’ami intime du physicien François Arago (1786-1853) et du chimiste Louis Gay-Lussac (1778-1850), son cher « Potasse ».
Alexander von Humboldt croise Simón Bolívar, correspond avec Goethe et est présenté à Napoléon qui ne prend pas la dimension du personnage : « Vous vous occupez de botanique ? lui aurait-il dit en lui tournant le dos. Ma femme aussi s’occupe des plantes ! »
Bonpland se félicite d’ailleurs de la passion de l’impératrice qui lui permet de devenir intendant des jardins de la Malmaison. Ce poste l’empêche cependant de mener à bien la publication des notes recueillies avec son compagnon et il finit par abandonner la tâche à Humboldt avant de quitter définitivement la France pour l’Argentine, à la chute de l’Empire.
La Restauration a en effet changé la donne : les Prussiens sont à Paris, et l’empereur Frédéric-Guillaume III demande à son plus illustre compatriote de se réinstaller dans sa patrie. Pour Humboldt il s’agit d’une première étape vers l’Himalaya, son prochain objectif. Mais pour le moment il est temps de réorganiser et développer le monde scientifique allemand en créant les premiers grands colloques et en donnant à l’université des cours où tout le monde se presse, « du roi au maçon ».
En 1829 enfin, à 58 ans, il saisit l’invitation offerte par le tsar Nicolas Ier pour parcourir l’Oural et la Sibérie à la découverte des ressources du sous-sol. Ce ne sont pas moins de 12 244 chevaux qui se relayent pour boucler en 6 mois l’aller-retour entre Saint-Pétersbourg et la frontière chinoise !
On a estimé qu’Humboldt avait reçu et envoyé plus de 100.000 lettres, chiffre pléthorique dont il finira par se plaindre :
« Écrasé sous le poids d’une correspondance toujours croissante d’une moyenne annuelle d’à peu près 1 600 à 2 000 envois […], je désire de nouveau, publiquement, prier les personnes qui m’honorent de leurs faveurs, de faire en sorte que l’on s’occupe moins de moi dans les deux continents et que ma maison ne serve pas de dépôt postal […].
Je souhaite que cet appel au secours auquel je me suis décidé à regret et trop tard, ne soit pas interprété comme un signe d’hostilité ».
Dans les dernières années de sa vie, Humboldt a la douleur de voir disparaître tous ses proches alors que lui-même bénéficie toujours d’une santé de fer.
Resté célibataire, il se lance à 74 ans dans la rédaction de Cosmos, esquisse d’une description physique du monde, œuvre immense où il souhaite faire la synthèse de ses recherches et découvertes mais qu’il ne pourra terminer.
Le monde entier rend hommage à son savoir et à sa sagesse en lui décernant décorations et titres tout en le noyant sous le courrier.
Finalement c’est à l’âge de 89 ans que s’éteint ce savant universel dont le souvenir est encore vivace notamment grâce aux nombreux sites, localités ou phénomènes naturels qui portent son nom.
Mais pourquoi donc Humboldt a-t-il légué sa bibliothèque à son valet de chambre ? Cette décision fut désastreuse puisque des 11 000 titres que possédait le savant, seuls près de 600 nous sont parvenus. Vendus puis revendus, les ouvrages échouent en 1865 chez Sotheby’s où ils sont détruits presque tous dans un incendie.
Quant aux documents restant en possession de la famille, ils ont disparu à la chute de Berlin, en 1945.
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Voir les 7 commentaires sur cet article
zenon (19-04-2018 20:26:51)
je souhaite partager avec vous mes deux remarques: 1) si l'aventure peut être un mot légèrement péjoratif dans certains contextes (pour décrire les gens ambitieux etc.), cela m'apparait tout à... Lire la suite
Epervier (11-01-2017 12:59:18)
Une correction est à apporter, en ce qui concerne les rapports avec Goethe. En effet, après le premier contact auquel il est fait allusion, les deux hommes ont noué des liens solides et Goethe s'e... Lire la suite
Vera (13-07-2016 08:44:31)
N'oublions pas que son frère Wilhelm et lui sont à l'origine du système humboldtien de l'enseignement supérieur, système holistique associant humanisme et sciences avec recherche au nom de la lib... Lire la suite