Parmi les aspirations à l'émigration, toutes ne s'achèvent pas sur une réussite. On me questionne souvent sur les raisons qui ont poussé leurs ancêtres à quitter la France. Souvent, il s'agit de fuir les aléas économiques ou des problèmes familiaux. Parfois, c'est le mirage d'une fortune facile qui les attire. L'histoire qui suit en est un exemple frappant. Le « rêve » tourne mal.
Joseph Honoré Beaupied, né le 16 mai 1826 à Tarbes, vivait dans l'ombre de son frère aîné, Joseph René. Officier au régiment du Train, il était couvert d'honneurs, ayant participé au siège de Sébastopol et à la guerre contre l'Allemagne en 1870. Il fut distingué de la Légion d'Honneur. C’est peut-être pour échapper à ce poids – et à son statut de cadet - que Joseph Honoré choisit de quitter la métropole. Mécanicien, il s’installe d’abord à Pointe à Pitre, où il vit en 1845. Il revient parfois à Tarbes.
Installation à Mayagüez
À partir de 1871, on le retrouve à Mayagüez, sur la côte ouest de l'île de Porto Rico, principal port de navigation en plein essor qui comptait environ 20.000 habitants. La région était florissante, centrée sur la culture de la canne à sucre, du tabac et du café.
Cette colonie espagnole comptait vraisemblablement une petite communauté française, comme en témoigne l'existence d'une loge du Grand Orient ou encore la présence de la famille du peintre Pommayrac.
En tant qu'ingénieur, Beaupied déposa plusieurs brevets visant à améliorer la transformation industrielle de la canne à sucre. Cependant, les ennuis survinrent rapidement, liés à un tournant historique majeur : l'abolition de l'esclavage.
Spéculations autour de l’abolition
L'abolition de l'esclavage entraîna d'importants mouvements de populations dans les Amériques au XIXe siècle. Tous les grands mouvements d’esclaves créoles et créolisés dans les Amériques au XIXe siècle furent la conséquence du déclin des introductions de captifs africains.
L’abolition ayant été plus précoce dans les Caraïbes anglophones, on assista à l'émigration de familles d'esclavagistes vers les Caraïbes espagnoles où elles pouvaient vendre plus facilement les esclaves restants en prévision de l'abolition prochaine. Il existait également de fortes disparités internes sur le marché des esclaves.
Ainsi, profitant de la baisse des prix sur le marché portoricain par rapport à celui de Cuba, Beaupied se tourna vers le commerce des esclaves. Il installa un pied-à-terre à Cuba et organisa son commerce avec un compatriote nommé Fontaine, pour exploiter le circuit du cabotage des esclaves.
En septembre 1872, Beaupied acheta dans le district de Vega Baja l’esclave Gregoria avec ses quatre enfants, Raimundo, Marcos, Marcelino et Aquilina. En décembre, il tenta de persuader Gregoria de les déplacer à Cuba. Beaupied avait obtenu les licences nécessaires pour leur embarquement à San Juan, au Nord de Porto Rico quand elle refusa et fit scandale.
Beaupied les achemina alors vers le petit port voisin de Palo Seco, plus discret. Mais le capitaine du vapeur sur lequel il souhaitait les embarquer dénonça le marchand au magistrat du tribunal des esclaves local, Pablo Padilla. Lequel adressa un message au port pour empêcher le départ et récupérer les esclaves. Beaupied sépara alors la mère de ses enfants pour tenter de les emmener seuls.
Sur ordre du magistrat, le capitaine leur ordonna de quitter le navire mais, après avoir constaté que les papiers de Beaupied étaient en règle, il ne put intervenir davantage. La communauté noire libre de Palo Seco se mobilisa alors pour empêcher l'embarquement. Sous la pression, Beaupied dut renoncer à la propriété des enfants et le magistrat Padilla les prit sous sa protection.
Entretemps, Gregoria disparut, probablement noyée après avoir tenté d’échapper à Beaupied. Malgré les remontrances du consul de Grande-Bretagne, le gouverneur de Porto Rico refusa de reconnaître son décès, car il n'y avait ni rapport officiel ni enquête. Grégoria étant portée disparue, l'affaire fut close en août 1873, quatre mois après l'abolition de l'esclavage à Porto Rico.
Le commerce du cabotage était une caractéristique de l'esclavage dans les Amériques. Malgré les lois promulguées pour en freiner l’effet le plus désastreux, la question de la séparation permanente des familles, l’éclatement de la cellule familiale n’a jamais été une source d’inquiétude parmi les propriétaires d’esclaves, à moins qu’il ne menace le système de l’esclavage lui-même. Et cette menace était presque toujours associée à une certaine forme de politique abolitionniste de la part des autorités, même en l’absence de loi d’abolition stricto sensu.
Endettement et retour vers l’Europe
Beaupied se trouva désormais dans une situation difficile, d’autant qu’il ne perçut aucune indemnité en échange de la perte de propriété sur les enfants. Il s’endetta. Il fut condamné par contumace en août 1875 pour des dettes vraisemblablement liées aux frais de cabotage vers Cuba. (note)
Le 26 janvier1881, un article du Boletin mercantil de Puerto Rico montre que Beaupied est poursuivi par sa mauvaise réputation. Connu comme mauvais payeur, il répondait aux accusations par de violentes insultes, tout en se présentant comme une personne respectable.
Beaupied finit donc par quitter Porto Rico. Le 1er mai 1883, il apparaît dans le registre d’immigration aux États-Unis en provenance de La Havane, sur le « Niagara ». Trois jours plus tard, le 4 mai, le juge de Mayagüez le cite à comparaître dans le cadre d’un « procès criminel » pour « injures graves et calomnies ». (note)
Beaupied avait cependant poursuivi son activité d’ingénieur. Lors de son court passage aux États-Unis, il prit le temps de déposer plusieurs brevets dans des domaines variés : l’invention d’un couvercle destiné à des récipients culinaires ou d’un essieu de wagon de chemin de fer. Mais il embarqua le 27 juin à New York sur un navire de la Compagnie Générale Transatlantique, le quatre mâts « Normandie » (note), à destination du Havre.
Mais où est-il allé ? A Tarbes, ses parents sont morts depuis longtemps. On peut le localiser à Anvers en 1886. Un peu plus tard, il s'installe à Paris, 7 rue Chevert, dans le quartier des Invalides.
En 1888, le tribunal de Mayagüez publie encore plusieurs avis de recouvrement judiciaire. On apprend qu’il avait une propriété de 324 hectares à Loiza, ville située à l’Est de Porto Rico, à l’opposé de Mayagüez. Ce domaine fut mis en vente en 1889 pour la somme de 4000 francs. (note)
En 1902, il est « ferblantier » (note) au 208 rue du Faubourg St Denis, près de la Gare du Nord. Il meurt cette année-là dans le dénuement, sous le nom de « Jean Baptiste Honoré Beaupied ». Il a laissé un enfant à Porto Rico, né vraisemblablement de l’union avec une esclave, symbole amer de son destin tragique.
Bibliographie
Sur l’abolition de l’esclavage à Porto Rico et à Cuba, voir :
Joseph C. Dorsey, « Seamy sides of abolition Puerto Rico and the Cabotage slave trade to Cuba 1848-1873 », in Slavery & Abolition, A Journal of Slave and Post-Slave Studies, Volume 19, 1998, pp. 107-128,
Seminario multidisciplinario de José Emilio González, « El proceso abolicionista en Porto Rico » in La institución de la esclavitud (1823-1873), Université de Porto Rico, 1974, pp. 21-29. Ce document reproduit la correspondance entre le Consul du Royaume-Uni, le ministre espagnol des Colonies et le gouverneur de Porto Rico, à propos de l’affaire Beaupied.
La dynastie des Servan-Schreiber
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