Romancier, historien et essayiste, Jean-Paul Gourévitch a publié un Abécédaire illustré de la littérature jeunesse (Atelier du Poisson Soluble, septembre 2013) en 2500 entrées et 1600 illustrations.
À l'occasion des 45 ans du Festival international de la bande dessinée d'Angoulême qui se sont déroulés en 2019, il nous propose ci-après une redécouverte de la bande dessinée en six entrées : « 9e art », Images d'Épinal, Rodolphe Töpffer, Enfant Roi, France et BD, Folie Manga...
Qualifiée de « 9e art » par Claude Beylie, terme popularisé ensuite par Francis Lacassin (Pour un neuvième art : la bande dessinée, 1971), la BD est au sens strict du terme un enchaînement de textes et d’images graphiques et fixes divisées en planches, elles-mêmes segmentées en vignettes, composant un récit essentiellement distractif. Les textes se trouvent à l’intérieur des images sous forme de bulles appelées phylactères pour les dialogues et de cartouches pour les récits.
Son rythme s’apparente aux codes du cinéma tant sur le plan visuel (couleurs, décors, prises de vues, cadrage, montage…) que sur le plan sonore ((bruitages, effets de voix marqués par les changements de typographie…). Apparue dans la presse américaine à la fin du XIXe siècle, elle s’est répandue dans le monde entier et a très vite séduit le public enfantin. Mais une partie de sa production (BD érotique, BD politique, BD de recherche…) reste réservée à un lectorat adulte.
Le premier héros de BD est un gamin aux oreilles en feuilles de chou, Yellow Kid, dessiné par Richard Felton Outcault dans Truth Magazine (1894) et repris dans le New York World en 1895. En 1897, le New York Journal American offre dans son supplément illustré pour la famille les aventures des Katzenjammers Kids de Dirks (Pim Pam Poum dans la traduction française ultérieure). Le premier album de BD sort en 1908. C’est Little Nemo in Slumberland de Winsor McCay.
L’acclimatation en France est beaucoup plus tardive. Les aventures de Bécassine dans la Semaine de Suzette à partir de 1905 restent fidèles malgré une mise en page originale à la séparation du texte de Caumery et de l’image de Pinchon, tout comme celles de l’espiègle Lili dessinée par Vallet puis Giffey pour Fillette dès 1909. Les exploits des Pieds Nickelés de Louis Forton dans l’Epatant s’ornent de très rares bulles avec signes graphiques ou interjections populaires.
La bande dessinée est à l’époque considérée par les pédagogues et les moralistes comme de la sous-littérature. C’est Alain Saint-Ogan (1895-1974) qui lui donne sa légitimité culturelle en introduisant systématiquement des bulles à l’intérieur des vignettes avec ses héros Zig et Puce.
Malgré l’inflation des magazines importés des États-Unis et adaptés à la clientèle française, il a fallu attendre l’exposition Bande Dessinée et figuration narrative du musée des Arts décoratifs de 1967 puis le catalogue éponyme de Pierre Couperie et de son équipe pour que ce neuvième art soit reconnu comme tel. Et l’ouvrage d’Antoine Roux La Bande dessinée peut être éducative (L’École 1970) pour que la BD fasse son entrée dans les programmes scolaires.
Comme ses cousines (imageries Pinot, Quantin, Vaché…), l’image d’Épinal se présente sous la forme d’une feuille imprimée divisée en vignettes couleur qui illustrent un récit que le texte disposé sous l’image commente ou complète. Elle doit son nom à Jean Carles Pellerin (1756-1836), le premier à imprimer ces séries à Épinal (Vosges), et connaît son heure de gloire dans la seconde moitié du XIXe siècle sous la forme de planches morales, instructives ou amusantes, parfois réunies en recueil et se poursuit laborieusement jusqu’au milieu du XXe siècle. Elle sera supplantée par les albums chromos où les enfants collent sur un texte pré-imprimé de nature historique, géographique, éducatif ou sportif, des vignettes en couleur offertes en cadeau par exemple dans les plaques de chocolat ou achetées dans les boutiques spécialisées.
Pédagogue et écrivain suisse, il est le premier à avoir mis en textes et en images au moyen de la lithographie ce qu’il a appelé des « histoires en estampes » (Histoire de Monsieur Cryptogame 1846) une littérature qui « agit principalement sur les enfants et sur le peuple…les deux classes de personnes qu’il est le plus aisé de pervertir et qu’il serait le plus désirable de moraliser ». Cet auteur-illustrateur est parfois considéré comme l’inventeur de la BD (T. Groensteen, B. Peeters : Töpffer, l’invention de la bande dessinée, 1994). Il aura une influence directe sur la production française comme Gustave Doré à ses débuts (Désagréments d’un voyage d’agrément, 1847) et surtout Christophe (La famille Fenouillard, 1889).
Le public enfantin n’a pas attendu la consécration des autorités pour faire fête à des héros qui l’entraînent, à travers magazines et albums, dans des aventures passionnantes qui sollicitent son imagination.
Parmi les héros animaliers, Félix le chat personnage de dessin animé créé par Pat Sullivan et repris en BD par Otto Messmer fut publié en France dès 1929 ; la souris Mickey (dessinée par Ub Iwerks en 1928 sur un scénario de Walt Disney), et sa famille firent le bonheur des lecteurs français du Journal de Mickey (premier numéro le 21 octobre 1934 avec un tirage de plus de 500 000 exemplaires) mais les Albums Mickey de Walt Disney restaient confinés dans un modèle traditionnel : un dessin et une légende par page.
Parallèlement, les jeunes et les moins jeunes se délectaient aux exploits de jeunes héros qui leur servaient de modèles comme Bibi Fricotin (Forton, 1924), Tintin (Hergé, 1929), Spirou (Rob-Vel puis Jijé et Franquin). Le Journal de Spirou parut en Belgique dès 1938 mais ne fut diffusé en France qu’à à partir de 1945.
Les amoureux d’aventures plus violentes et corsées préféraient Hurrah (à partir de 1935) avec Brick Bradford et le roi de la police montée, l’As (à partir de 1937) avec Tarzan, Buck Rogers, Terry et les pirates, Robinson (à partir de 1936) avec le magicien Mandrake, et des superhéros comme Jim la Jungle, Guy l’Eclair, Luc Bradefer, parfois proches de la science-fiction.
Ces journaux qui touchaient un large public empiétaient sur ceux dont le lectorat était plus politique ou confessionnel, Cœurs Vaillants, pour les catholiques, Le journal de Copain Cop pour les laïques, Mon Camarade pour les communistes.
En 2018, le marché français de la BD avec un chiffre d’affaires de 510 millions d’euros et une production annuelle qui tourne autour de 40 millions d’exemplaires représente environ 13% du chiffre d’affaires de l’édition française. Il continue à croître alors que l’édition jeunesse stagne. C’est dire que la potion magique fait toujours son effet.
Plusieurs maisons ont été fermées ou rachetées mais l’édition indépendante continue à se battre pour sa survie alors que quatre consortiums représentent près de 40% du marché des nouveautés.
De nombreux jeunes bédéistes se sont fait connaître et s’imposent dans les salons consacrés au livre de jeunesse, explorant des voies nouvelles (BD alternative, combinaison de la BD avec le roman graphique ou le roman-photo…), avec des formats plus libres et plus d’héroïnes. Ils y côtoient les bédéistes africains (note) qui, faute de trouver dans leur pays des débouchés rémunérateurs, font une brillante carrière en France comme la scénariste ivoirienne de BD, Marguerite Abouet, auteure avec l’illustrateur français Clément Oubrerie de la saga Aya de Yopougon, prix du premier album au festival d’Angoulême de 2006 et adaptée en cinéma d’animation en 2013.
Mais l’événement majeur est la folie manga qui représente en France 38% du secteur de la BD, en progression de 11% sur l’année précédente car selon une enquête de 2010 les Français étaient les deuxièmes plus grands lecteurs de mangas sur la planète !
Le manga est une forme de BD née au Japon à la fin du XIXe siècle et primitivement destinée aux adultes. Il signifiait en japonais « image grotesque » et on l’emploie aujourd’hui pour désigner l’ensemble de la BD japonaise.
Les mangas pour enfants apparaissent au début du XXe siècle, « shôjos » pour les filles, « shônens » pour les garçons, s’inspirent des dessins animés américains (les « cartoons ») et des BD américaines (les « comics »). Les dessins animés japonais comme Candy, Goldorak ou Albator les font découvrir au monde entier.
Osamu Tezuka, (1928-1989), le père du manga moderne, a révolutionné l’art du manga en le rapprochant des codes du cinéma. Il a créé plus de 700 histoires et plus d’un millier de personnages dont Astroboy. Aujourd’hui le Japon publie annuellement plus d’un milliard de nouveaux mangas, principalement dans des mangashis, des magazines de plusieurs centaines de pages.
Kana fut un des premiers éditeurs français dès sa création en 1996, à acclimater des mangas en gardant le style de lecture japonais, de droite à gauche. Les jeunes raffolent aujourd’hui des sagas de leurs héros, Naruto, Dragon Ball, Cat Street, One Piece, Yu-Gi-Oh, le plus souvent des solitaires qui surmontent leurs faiblesses pour triompher des obstacles.
Ils apprécient la vivacité de l’action, les mouvements du dessin avec les angles de prises de vues proches du cinéma (panoramiques, zooms, plongées, contre-plongées…), le dynamisme des cadres qui tranche avec le quadrillage rectangulaire de la BD, les onomatopées, les modes de bruitages (des éclats pour les cris, des bulles rondes pour les paroles douces)… et le dépaysement par rapport à la vie quotidienne.
Nul ne peut dire si cette mode est destinée à survivre et pour combien de temps. Mais on peut noter que des mangas sont étudiés dès le CM2, que plusieurs collèges proposent des ateliers de créations, que les expositions se multiplient dans les médiathèques, que les bédéistes actuels sont de plus en plus nombreux à s’en inspirer, et que la japonaise, Rumiko Takahashi, première auteure de shônen et créatrice du personnage de Ranma 1/2 vient de remporter le grand prix du festival d’Angoulême 2019. Le Pays du Soleil Levant a illuminé la production française. Reste à savoir s’il ne risque pas à terme de la carboniser.
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