20 février 2020 : est-ce parce qu'il s'ennuyait trop sur sa minuscule planète que le Petit Prince est parti à la conquête du monde ? Véritable phénomène d'édition, le conte avait en 1943 pris son envol pour New York où son auteur Antoine de Saint-Exupéry était en exil pour cause de guerre. Le manuscrit d'origine revient aujourd'hui à Paris, au Musée des Arts Décoratifs qui célèbre ce retour provisoire dans une grande exposition.
C'est l'occasion de revenir sur la genèse d'un livre qui appartient un peu à chacun d'entre nous et demeure le titre le plus traduit au monde (après la Bible et le Coran). Ses 145 millions d’exemplaires se lisent dans 270 langues et dialectes...
Sur un coin de table
Tout est né autour d'un verre : à l'été 1942, Antoine de Saint-Exupéry discute tranquillement avec son éditeur américain Eugene Reynal et son épouse. Installé au café Arnold, la « cantine » des expatriés français en attente de nouvelles de la guerre, l'écrivain se met à gribouiller sur la nappe un bonhomme aux cheveux ébouriffés, affublé d'une longue écharpe. Le petit gars ne sort pas de nulle part puisqu'il avait déjà colonisé nombre des lettres de l'écrivain, apparaissant au hasard de l'inspiration sans cheveux, avec des ailes...
Mais cette fois Reynal a le coup d'oeil et saute sur l'occasion : pourquoi Saint-Ex n'écrirait-il pas un conte de Noël ? Cela le changerait de tous ces récits d'expéditions aériennes périlleuses qui ont fait sa réputation. La grande aventure de l'Aéropostale en Afrique et Amérique du Sud, les problèmes mécaniques à répétition, les accidents et l'errance au milieu du désert... le public connaît ! Il est temps de laisser l'expérience de côté et de laisser parler l'imagination.
Au travail !
Armé d'un stylo Parker et des crayons aquarelle conseillés par Paul-Émile Victor, qui a pu en tester l'efficacité lors de ses explorations, Saint-Exupéry commence à tracer les contours de tout un univers enfantin sur des feuilles très fines, qualifiées de « pelure d'oignon ».
Dans son manoir de Bevin House, il passe toutes les nuits de l'automne 1942 à faire et refaire textes et dessins à coups de cigarettes et de tasses de café.
L'inspiration se fait-elle rare ? Il demande alors à ses amis de poser et met même à contribution le caniche Mocha qui deviendra un parfait petit mouton. À son épouse Consuelo, il emprunte les traits féminins et l'écharpe de son Prince, mais aussi son origine étrangère, sa toux d'asthmatique et sa fragilité face aux périls extérieurs, pour en faire une Rose à la fois coquette et orgueilleuse mais bien vulnérable.
L'Allumeur de réverbères était un familier des rues de son enfance et le Businessman s'inspire du magnat de l'aviation, Pierre Latécoère. Quant au Renard qui ne cesse de se plaindre des retards de son jeune ami, il reprend les reproches que Silvia Reinhardt adressait à son amant, cet écrivain français si peu ponctuel.
Le Petit Prince, c'est lui !
Avec sa taille d'1mètre 88, sa carrure de déménageur et sa calvitie avancée, il semble difficile d'affirmer que Saint-Exupéry ait créé le petit Prince à son image. Et pourtant ! Ils partagent la même aristocratie et surtout les mêmes angoisses.
Le pilote, qui ne cesse de voir sa santé se détériorer à la suite de ses multiples atterrissages en catastrophe, n'a guère le moral. Déjà prédisposé à la solitude, supportant mal l'inaction, il souffre de devoir rester en exil aux États-Unis alors que la civilisation européenne est en train de s’effondrer dans un conflit effroyable. Et ses efforts pour inciter les Américains à entrer pour de bon dans le conflit européen restent vains !
Le Petit Prince qu'il faut consoler, c'est bien Saint-Exupéry qui se retrouve à un tournant de sa vie, déboussolé. La rédaction du conte sera une parenthèse bienvenue dont il ne verra pas la conclusion. En avril 1943, alors que le livre sort aux États-Unis en version anglaise, son auteur s'embarque enfin, direction Alger où il retrouve son escadron de reconnaissance. Il perdra la vie quelques mois plus tard en juillet 1944, sans avoir eu le temps d'assister à la sortie de la version française, deux ans plus tard.
« Quelque chose rayonne en silence... »
Si près de 3 500 exemplaires du Petit Prince sont encore vendus chaque jour dans le monde, s'il reste le livre le plus traduit après la Bible, ce n'est pas seulement parce que les enfants adorent imaginer des éléphants cachés dans des chapeaux. Certes charmant et plein d'imagination, le texte n'oublie pas de faire passer des idées, à la façon du « plaire et instruire » cher à Boileau.
Ici, nous sommes dans la lignée d'un Candide de Voltaire avec un atout supplémentaire : l'iconographie créée par l'auteur lui-même, qui donne un aspect enfantin à l'oeuvre.
Son contenu moral en devient plus facilement accessible: roman d'initiation, il nous incite à travers le parcours du Petit Prince découvrant le monde vaniteux des adultes à garder nos yeux d'enfant, à prendre le temps de laisser éclore l'amour et l'amitié et à simplement profiter de la vie.
Mais l'un des atouts du livre est de ne pas présenter uniquement ce message. Chacun peut tirer sa propre leçon de la métaphore du mouton glouton, des baobabs envahisseurs ou du serpent assassin. C'est bien pour cette raison que le Petit Prince n'a pas fini de voyager...
En 1954, Gérard Philipe, auréolé de son triomphe dans Le Cid quelques années plus tôt, accepte de donner sa voix au narrateur-pilote qui rencontre le Petit Prince. Le comédien est en effet lui aussi tombé sous le charme, comme il l'a expliqué : « L'histoire de la rose et du renard, la rencontre du Petit Prince et de la mort sont des choses admirables et d'une tendresse presque insupportable ». Ses 33 minutes d'enregistrements devinrent vite incontournables, permettant un peu plus à la population de s'approprier l'oeuvre.
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