Alfred Dreyfus sur l'île du Diable

Le bagne en solitaire

Le capitaine Alfred Dreyfus a été condamné à la réclusion à perpétuité sous l’accusation d’espionnage au profit de l’ennemi. Reclus sur un îlot au large de la Guyane, il va devenir pendant plus de quatre ans le prisonnier tout à la fois le plus surveillé, le plus isolé et le plus célèbre du monde !

Michel Pierre

L'île du Diable. L'agrandissement montre la case de Dreyfus sur l'île du Diable.

Isolement absolu

À l’île du Diable, une dépendance du bagne de Cayenne, le capitaine Dreyfus connaît une situation paradoxale, être à la fois dans le silence et la solitude et sentir autour de lui et en permanence, la présence d’innombrables gardiens qui ont pour consigne impérative de ne jamais lui adresser la parole.

Arrivé le 8 mars 1895 dans son lieu de « déportation en enceinte fortifiée » pour effectuer une peine qui le condamne à vie, il n’en repartira que le 9 juin 1899. Cinquante et un mois d’un régime où il a pris la place de bagnards atteints de la lèpre et jusqu’alors confinés dans l’île.

Il est lui, le lépreux de la France, le traître, l’espion, un « accident de la nature » selon le médecin militaire qui, à son corps défendant, assiste à son arrivée.

Illustration représentant la case d'Alfred Dreyfus extraite de l'ouvrage de Xavier Linard, L'ÃŽle du Diable : Guyane française, 1898.  Le prisonnier est représenté adossé à la maison, avec, non loin, un garde militaire affecté à sa surveillance. L'agrandissement montre la couverture du journal Le Progrès Illustré (Supplément du 14 novembre 1897), Rennes, Musée de Bretagne.Sa case est en pierre, de forme carrée et de quatre mètres de coté, avec une seule fenêtre munie de barreaux de fer. La porte est constituée d’une grille et s’ouvre sur un tambour de trois mètres sur deux qui se ferme par une porte de bois. Un surveillant militaire s’y trouve en permanence chaque nuit. Il ne doit jamais « perdre le prisonnier de vue, pendant son sommeil, la case étant nécessairement éclairée ».

Selon la saison, à 5h ou 5h30, Dreyfus est autorisé à circuler entre le débarcadère et un petit vallon, toujours surveillé par un effectif de cinq gardiens dont un sous-officier. Ils sont armés et prêts à répondre « à la moindre alerte venant du dehors, au premier aperçu suspect, qu’il s’agisse d’un navire, d’une embarcation ou d’une personne ».

Il a même été prévu que ces surveillants soient « de race arabe » afin d’ajouter la barrière de la langue à l’obligation du silence. Seuls, le commandant des îles du Salut et le médecin de l’île Royale sont autorisés à parler au condamné.

Dreyfus peut cependant recevoir du courrier (évidemment soumis à la censure) ainsi que des revues et des livres qui font également l’objet d’un contrôle tatillon. Il peut aussi effectuer des achats auprès d’un commerçant de Cayenne et se faire livrer boîtes de conserves, eau en bouteille, vin, linge, savon…

Case en bois des surveillants sur l'île du Diable. L'agrandissement montre la case en pierre destinée au déporté Dreyfus sur l'île du Diable, © Centre des archives d'Outre-Mer, DR.

Hantise de l’évasion

En septembre 1896, la rumeur d’un projet d’évasion pouvant venir de l’extérieur affole les autorités. Une nouvelle case est construite et entourée d’une double palissade.

Pendant les travaux qui durent un mois et demi, du 6 septembre au 21 octobre, Dreyfus doit avoir, chaque nuit, les chevilles entravées à la « double boucle », elle-même reliée à une barre de fer forgée à son pied de lit. Pour encore améliorer la surveillance, au sommet de l’île, est établie une caserne pour vingt surveillants et une tour de fer de vingt mètres de haut munie d’un canon Hotchkiss.

Alfred Dreyfus dans sa case à l'île du Diable, 1898, stéréoscopie, Hambourg, collection Fritz Lachmund.Installé dans sa nouvelle case, le condamné voit sa santé s’étioler malgré ses efforts surhumains pour survivre, avec l’espoir fou de faire un jour valoir son innocence. L’administration en vient à redouter une issue fatale qui jetterait la suspicion sur elle au moment où débute, en métropole, une campagne en faveur d’une révision du procès.

À l’été 1897, elle fait donc édifier à l’intention du prisonnier une case plus haute et plus spacieuse que la précédente, face à l’île Royale. Entourée d’une seule palissade qui délimite une courette dans laquelle Dreyfus peut enfin s’aérer le jour, sa disposition ne lui permet toutefois ni de voir la mer ni le reste de l’île.

C’est dans cette situation de détention qu’il apprend début juin 1899 l’annonce d’un nouveau procès avec la promesse d’un retour en métropole et d’un transfert à la prison de Rennes. Son endurance n’aura pas été vaine...

Lettre à sa femme Lucie - Îles du Salut, 6 janvier 1898
« Chère Lucie,
Je n'ai encore reçu ni ton courrier du mois d'octobre, ni ton courrier du mois de novembre.
Je te parlerai moins que jamais de moi, moins que jamais de nos souffrances dont aucune parole humaine ne saurait amoindrir l'acuité.
Je t'ai écrit il y a quelques jours. J'étais dans un tel état que je ne me souviens vraiment plus de ce que je t'ai écrit.
Mais si je suis épuisé de toute façon, l'âme est restée intangible toujours aussi ardente, et je veux venir te parler de ce qui doit soutenir ton inébranlable courage.
J'ai remis notre sort, celui de nos enfants, le sort d'innocents qui depuis si longtemps se débattent dans l'invraisemblable, entre les mains de Monsieur le Président de la République, entre les mains de M. le Ministre de la Guerre, pour demander un terme enfin à notre épouvantable martyre : j'ai remis la défense de mes droits, les droits de la justice et de la vérité entre les mains de M. le Ministre de la Guerre à qui il appartient de faire réparer cette trop longue et trop épouvantable erreur.
J'attends impatiemment. Je veux souhaiter que j'aurai encore une minute de bonheur sur cette terre, mais ce dont je n'ai pas le droit de douter, c'est que justice ne soit faite, c'est que justice ne te soit rendue à toi, à nos enfants, que tu n'aies un jour de bonheur suprême.
Je te répéterai donc courage et courage.
Je t'embrasse comme je t'aime, de toutes mes forces, de toute la puissance de mon affection ainsi que nos chers et adorés enfants.
Ton dévoué,
Alfred
Mille, Mille baisers à tes chers parents, à tous les nôtres.
Vu par ordre, le chef du bureau des Services Pénitentiaires
Signé : Deniel »

(Alfred et Lucie Dreyfus, Écrire, c’est résister. Correspondance (1894-1899), Folio Histoire, éd. Gallimard 2019, p.162 - 163)

 

Les « Cinq années de ma vie »

Victime malgré lui, Alfred Dreyfus aura en effet eu l’immense mérite d’avoir survécu à sa longue incarcération, sans quoi il n’y aurait pas eu d’Affaire ni de questionnement sur la Vérité et la Justice.

Le reclus est demeuré en permanence sous l’œil soupçonneux de ses gardiens sans compter un mois et demi du supplice de la « double boucle ». Il écrira plus tard n’avoir pas connu « de supplice plus énervant, plus atroce que celui que j’ai subi pendant cinq années, d’avoir deux yeux braqués sur moi, jour et nuit, à tous les moments, dans toutes les conditions, sans une minute de répit. »

Il a subi également des conditions climatiques auxquelles il n’était évidemment pas habitué. Les îles du Salut, plutôt préservées des moustiques si présents sur le continent, n’échappent ni à la chaleur humide quelque peu atténuée par les alizés, ni aux précipitations diluviennes particulièrement à la saison des pluies éprouvante d’avril à juin.

La présence continuelle d’insectes dans sa case le marque dès la première nuit comme il le précise dans son journal en avril 1895 : « Impossible de dormir. Cette cage, devant laquelle se promène le surveillant comme un fantôme qui m’apparaît dans mes rêves, le prurit de toutes les bêtes qui courent sur ma peau, la colère qui gronde dans mon cœur, d’en être là quand on a toujours et partout fait son devoir, tout cela surexcite mes nerfs si ébranlés et chasse le sommeil. »

Ses insomnies nocturnes et ses agitations sont consignées par l’administration pénitentiaire qui y voit la preuve de son esprit retors et dissimulateur, ainsi cette note du 6 juin 1895 : « J’ai remarqué depuis longtemps en effet que ce triste personnage tentait de jouer à l’hallucination. Il simule des cauchemars qu’il sait entretenir lorsqu’il s’aperçoit que le surveillant de service le remarque ».

Dans l’humidité ambiante, sa bibliothèque peu à peu constituée grâce aux envois de Paris se détériore et il écrit : « Mes livres, au bout de peu de temps, furent en piteux état ; les bêtes y établissaient domicile. »

Au fil des mois et des années, Dreyfus rédigea trente-quatre cahiers hors son journal qui deviendra Cinq années de ma vie. L’ensemble a été restitué au déporté après sa libération, en 1900, à l’exception d’un seul, oublié.

Les vingt premiers, rédigés entre 1895 et 1898, constitués de brouillons de lettres, de mathématiques et de dessins, ont aujourd’hui disparu, détruits par Alfred Dreyfus lui-même. Les quatorze suivants qu’il a conservés, rédigés entre 1898 et 1899, comprennent des notes de lectures, des cours de mathématiques remémorés, des exercices d’anglais, des cartes et des dessins.

Dans toutes ses pages, Journal ou cahiers, nul cri de vengeance, nul dépit de cette armée qui l’a fait condamner, pas de remise en cause de l’autorité, seulement de hautes considérations sur la morale et la justice. Déporté innocent, victime harcelé, condamné à la mort lente, il reste marqué par sa formation militaire, il ne trahit pas l’armée qui l’a trahi.

Il n’exprime aucun hostilité contre ses gardiens et note même dans son Journal le 30 juillet 1895 : « Un surveillant vient de partir, accablé par les fièvres du pays. C’est le deuxième qui est obligé de s’en aller depuis que je suis ici. Je le regrette, car c’était un brave homme, faisant strictement le service qui lui était imposé, mais loyalement, avec tact et mesure. »

Lorsqu’il revient de son terrible exil, Dreyfus est épuisé, amaigri, malade comme le décrit Victor Basch, cofondateur en 1898 de la Ligue des Droits de l’Homme : « Il nous apparut hâve, flottant dans son uniforme que cependant, tant il était décharné, on avait bourré de coton. La voix était rauque comme celle d’un sourd-muet, comme si, pendant ses cinq ans de réclusion, il avait perdu l’usage de la parole. Au bout de quelques audiences, il était visiblement à bout de forces, miné de fièvre, ses joues se coloraient de taches rouges qu’ignoblement Barrès comparaît à celles qui lustraient la peau des petits cochons. »

Dépêche télégraphique, Cayenne le 25 mai 1899, Colonies Paris

« Madame Dreyfus - Îles du Salut 23 mai - Ma chère Lucie, depuis les quelques lignes que je t'ai adressées le 6 mai j'attendais chaque jour nouvelle du terme de notre atroce martyre car j'espérais que Cour concilierait enfin devoir justice avec droit humanité. Je regrette profondément pour bonne renommée de notre cher pays France voir se renouveler dans notre siècle affligeant spectacle donné avant Révolution où l'on voyait innocents immolés aux lenteurs de la justice, aux formes et lenteurs contre lesquelles se sont élevées protestations de tous grands écrivains 18e siècle et celles de quelques magistrats comme avocat général Sirvent, l'Hospital, Sorbon et avant eux celles du plus illustre de tous Montesquieu qui voulait dès cette époque qu'on apportât dans justice sentiment humanité. J'espère donc que Cour va enfin apporter sentiment dans son œuvre justice et réparation, qui dure depuis huit longs mois, une éternité pour des innocents qui souffrent cruellement, pour des innocents pour qui chaque heure est de trop. J'espère que je vais enfin recevoir la nouvelle du terme de ce supplice aussi cruel qu'immérité et pouvoir prendre moi-même dans quelques jours chemin de notre cher pays. Mille baisers. Alfred.
Vu par ordre, le chef du bureau des Services Pénitentiaires
Signé : Deniel »
(Alfred et Lucie Dreyfus, Écrire, c’est résister. Correspondance (1894-1899), Folio Histoire, éd. Gallimard 2019, p.190 - 191)

Bibliographie

Michel Pierre, Le temps des bagnes, 1748 – 1953, éd. Taillandier, 2017,
Michel Pierre, Le Dernier Exil, histoire des bagnes et des forçats, Éditions Gallimard, coll. « Découvertes Gallimard / Histoire » (no 71), 1989, rééditions 2000 et 2008,
Alfred Dreyfus, Cinq années de ma vie, Paris, La Découverte, 1994,
Alfred Dreyfus, Carnets 1899 - 1907, Paris, Calmann-Lévy, 1998,
Alfred et Lucie Dreyfus, Écris-moi souvent, écris moi longuement. Correspondance de l'île du Diable 1894-1899, Paris, Mille et une nuits, 2006,
Alfred et Lucie Dreyfus, Écrire, c’est résister. Correspondance (1894-1899), Folio Histoire, éd. Gallimard 2019.


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Publié ou mis à jour le : 2022-02-23 16:48:48

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