Mathématicien mais aussi capitaine des dragons, Bougainville est sollicité par le gouvernement de Louis XV pour diriger une expédition maritime jusque dans l'océan Pacifique. C'est ainsi qu'il va jeter l'ancre à Tahiti au printemps 1768.
Le récit qu'il tirera de son séjour dans cette île du bout du monde nourrira en Europe, jusqu'à nos jours, le mythe du « bon sauvage ».
Louis-Antoine de Bougainville n'était pas un marin. Mathématicien et avocat reconnu, né à Paris le 11 novembre 1729, ce protégé de Madame de Pompadour était plus familier des écueils que réservait la fréquentation des salons que de ceux dissimulés sous la surface des océans.
Pourtant, si son nom est toujours célèbre, ce n'est ni grâce à son Traité de calcul intégral ni à ses relations mondaines : il le doit à son aventure exceptionnelle et à une fleur. Pour comprendre ce paradoxe, il faut remonter cinq ans plus tôt, à la signature du traité de Paris par lequel la France cède aux Anglais Québec et la Nouvelle-France.
Louis-Antoine de Bougainville fait ses armes en tant que capitaine de dragons et aide de camp de Montcalm au Canada pendant la guerre de Sept Ans.
Il propose à son gouvernement d'installer des colons acadiens dans l'archipel des Malouines, au large de l'Amérique du sud (aujourd'hui les îles Falkland). Il est en effet convaincu de l'importance de se ménager une base de départ vers le Pacifique et son fameux continent austral. C'est ainsi qu'il guide deux navires, l'Aigle et le Sphynx, vers l'archipel austral, en tant que capitaine de frégate.
Mais la nouvelle colonie n'a pas le temps de se développer. Les Espagnols réclament l'archipel au nom du traité d'Utrecht. Choiseul, secrétaire d'État de la Marine de Louis XV, ne souhaite pas s'attirer les foudres de ses alliés. L'important est que ce bout de terre ne tombe pas entre les mains des Anglais, déjà vainqueurs de la récente guerre de Sept Ans.
Il décide de mettre fin officiellement aux implantations acadiennes et demande à Bougainville de monter une nouvelle expédition pour évacuer vers Montevideo des familles qui le désirent.
Pour ne pas perdre la face, Choiseul imagine de transformer cette nouvelle défaite diplomatique en simple étape sur la route d'un prestigieux tour du monde à la recherche des dernières contrées inconnues.
L'époque s'y prête : les mouvements encyclopédistes encouragent à laisser libre cours à la curiosité pour étendre les connaissances, les savants ne cessent d'améliorer les conditions de navigation et les États cherchent à engranger les ultimes parcelles encore non revendiquées. Les terres australes, leurs mystères et leurs richesses supposées sont bien sûr dans tous les esprits, à commencer par celui de Bougainville.
Il s'agit donc d'une expédition politique, mais aussi scientifique. En témoigne la participation inédite de trois savants : l'ingénieur de Romainville, chargé du relevé cartographique, l'astronome Véron, venu mettre au point la méthode de calcul de la longitude par les distances lunaires, et le naturaliste Commerson, qui doit faire la collecte des espèces botaniques non répertoriées.
N'oublions pas enfin la présence à bord de la « cucurbite », une étrange machine dont on souhaite tester les capacités à dessaler l'eau de mer.
Partie de Nantes le 15 novembre 1766, la frégate de Bougainville, La Boudeuse, consacre quatre précieux mois à mener à bien sa mission diplomatique aux Malouines avant de pouvoir s'élancer vers l'inconnu.
Elle est rejointe à Rio par Philibert Commerson et L'Étoile, une flûte destinée en quelque sorte à servir de garde-manger pendant le voyage.
Les deux bâtiments entrent le 5 décembre 1766 dans le détroit de Magellan, première embûche d'une navigation qui en comportera bien d'autres. Mais lorsque ses connaissances empiriques en matière de conduite de navire ne suffisent plus, Bougainville sait qu'il peut compter sur la grande expérience de son second, Duclos-Guyot.
Les vents leur sont heureusement favorables et les officiers profitent de l'occasion pour aller étudier de près la carrure des habitants de la Terre de Feu, ces Patagons que l'Europe classe parmi les géants.
L'accueil bienveillant des grands Patagons n'est rien en comparaison de celui que réservent aux marins les habitants de Tahiti. L'île du Roi George, reconnue par l'anglais Wallis l'année précédente, est vite rebaptisée Nouvelle-Cythère par des Français qui succombent aux charmes de ce paradis et de ses occupants.
Comme le mouillage n'est pas sûr, le séjour doit malheureusement être écourté et au bout d'à peine une semaine, les navires reprennent leur route à destination de l'ouest et de ses périls. Les cinq mois qui suivent, au cours desquels se succèdent les épisodes de tempêtes, d'accrochages avec les « sauvages » et de famine, sont en effet éprouvants.
La bienveillance du commandant envers ses hommes et son optimisme affiché parviennent difficilement à maintenir un bon moral au sein d'équipages qui commencent à être affaiblis par le scorbut.
C'est donc avec soulagement que l'expédition quitte le labyrinthe de la Nouvelle-Guinée pour rejoindre les comptoirs de la Compagnie Hollandaise aux Moluques puis à Batavia (Djakarta). Le retour en Europe, plus calme, est marqué par une escale à l'île de France (île Maurice) où les savants Véron et Commerson décident de rester pour approfondir leurs recherches.
La première réussite de cette entreprise hors du commun est humaine: sur les 330 hommes de l'expédition, seuls sept y ont laissé la vie, à une époque où il n'était pas rare qu'un vaisseau de la Compagnie des Indes en route pour l'Orient perde un cinquième de son équipage.
En revanche, le bilan de l'expédition est mince sur le plan stratégique et scientifique: quelques îlots offerts à la Couronne, pas de nouvel accès à la Chine, encore moins de continent austral.
Certes, la cucurbite s'est révélée efficace, Véron a mené à bien ses expériences et Commerson a rassemblé un riche herbier, mais il est mort à l'île de France avant d'avoir pu exploiter ses découvertes.
Pour tirer parti de l'expédition, il faut donc jouer sur le prestige et l'effet de curiosité, et Bougainville s'y emploie avec talent dans son Voyage autour du monde, publié le 15 mai 1771, deux ans après son retour.
Avec un véritable don d'écrivain, il transforme son journal de bord en un récit vivant où se mêlent réflexions politiques, exposés des fortunes de mer et tableaux « anthropologiques ».
Ses contemporains ne s'y trompent pas et font un succès au livre, limitant bien souvent leur lecture à la rencontre avec les Tahitiens. Il faut dire qu'ils retrouvent, dans un paysage d'Éden, toutes les caractéristiques dont les philosophes avaient pourvu les « bons sauvages » : beauté, simplicité de l'existence, absence de pudeur et de propriété.
À mesure que nous avions approché la terre, les insulaires avaient environné les navires. L'affluence des pirogues fut si grande autour des vaisseaux, que nous eûmes beaucoup de peine à nous amarrer au milieu de la foule et du bruit. Tous venaient en criant tayo, qui veut dire ami, et en nous donnant mille témoignages d'amitié ; tous demandaient des clous et des pendants d'oreilles. Les pirogues étaient remplies de femmes qui ne le cèdent pas, pour l'agrément de la figure, au plus grand nombre des Européennes et qui, pour la beauté du corps, pourraient le disputer à toutes avec avantage.
La plupart de ces nymphes étaient nues [...]. Je le demande : comment retenir au travail, au milieu d'un spectacle pareil, quatre cents Français, jeunes, marins, et qui depuis six mois n'avaient point vu de femmes ? Malgré toutes les précautions que nous pûmes prendre, il entra à bord une jeune fille, qui vint sur le gaillard d'arrière se placer à une des écoutilles qui sont au-dessus du cabestan; cette écoutille était ouverte pour donner de l'air à ceux qui viraient. La jeune fille laissa tomber négligemment un pagne qui la couvrait, et parut aux yeux de tous telle que Vénus se fit voir au berger phrygien : elle en avait la forme céleste. Matelots et soldats s'empressaient pour parvenir à l'écoutille, et jamais cabestan ne fut viré avec une pareille activité.
Louis-Antoine de Bougainville, Voyage autour du monde par la frégate du Roi La Boudeuse et la flûte L'Étoile, 1771.
Au premier contact, Bougainville se laisse lui aussi aveugler par cette image de la vie naturelle célébrée par Jean-Jacques Rousseau et les utopistes. Mais il parvient à se débarrasser de ses préjugés et à dresser un portrait plus ambigu de ses hôtes après avoir étudié plus attentivement leur mode de vie.
C'est cette vision contrastée qui va servir de support au fameux Supplément au voyage de Bougainville de Denis Diderot, rédigé en 1772. Mise en scène sous forme de dialogues, la rencontre entre insulaires et Français y est réinterprétée sous l'angle de la philosophie pour démontrer la relativité des jugements moraux.
Épargnée jusque là par un isolement qui lui avait permis de profiter pleinement de conditions naturelles exceptionnelles pour bâtir une harmonie sociale, l'île voit cet équilibre détruit par l'arrivée des Européens. Les démentis de Bougainville comme les réserves du philosophe sur un état de nature idéal ne peuvent cependant modérer la déferlante de la renommée paradisiaque de Tahiti, qui a encore cours aujourd'hui.
C'est surtout grâce à une fleur que le nom de Bougainville est resté populaire : tout le monde connaît en effet la bougainvillée, baptisée ainsi en son honneur par le naturaliste de l'expédition, Philibert Commerson. Celui-ci l'avait découverte au Brésil. L'ayant beaucoup plus tard ramenée en France, il l'offre à Joséphine de Beauharnais.
Commerson n'était pas un personnage loquace ; on ne s'étonna donc pas, pendant le tour du monde de Bougainville, de le voir accompagné par un jeune valet encore plus discret. Quelle ne fut donc pas la surprise des équipages lorsque les Tahitiens leur firent comprendre sans équivoque que ce domestique infatigable était en réalité une femme ! C'est ainsi que Jeanne Baret entra dans l'Histoire en devenant la première de son sexe à effectuer un tour du monde complet.
Aotourou aurait, lui, bien aimé être le premier Tahitien à réussir un tel exploit. Bougainville avait cédé face à son insistance à vouloir s'embarquer pour l'Europe. Mais le jeune homme devait mourir sur le chemin du retour avant de retrouver son île, non sans avoir auparavant enchanté les salons parisiens par sa vivacité d'esprit, son humour et l'aisance naturelle avec laquelle il parcourait seul les rues de la capitale. Diderot le fit passer à la postérité en le faisant dialoguer avec l'aumônier de La Boudeuse dans son Supplément au Voyage de Bougainville.
Après son tour du monde, Bougainville poursuit sa carrière militaire en participant aux combats navals contre les Anglais lors de la guerre d'Indépendance américaine. Il devient chef d'escadre le 8 décembre 1779.
À la bataille des Saintes, dans les Antilles, le 12 avril 1782, il est à la tête de six vaisseaux. Il abandonne son amiral, le comte de Grasse, et les douze autres vaisseaux de la flotte, alors qu'ils sont entourés par les navires anglais. Il prétendra ensuite n'avoir pas compris les signaux du navire amiral. Il est traduit en procès à Lorient en 1784 mais la cour le relaxe pour ne pas embarrasser son ministre.
Un projet d'expédition au pôle Nord n'ayant pas reçu le soutien souhaité, il collabore alors à la préparation du voyage de La Pérouse. Nommé vice-amiral en 1791, il est arrêté sous la Terreur et échappe de justesse à l'échafaud grâce à la chute de Robespierre.
Comblé d'honneurs par Napoléon, sénateur et comte d'Empire, il préside à 80 ans, en 1809, le conseil de guerre qui juge les responsables de Trafalgar. Singulier retournement de fortune pour un ancien marin qui ne fut pas sans reproche.
Les grandes explorations
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Anne-Marie Harrison (23-10-2024 15:19:27)
Bougainville ne s'est cependant pas fait prendre au piège de l'idéologie du bon sauvage et s'est d'ailleurs accroché sue ce point avec Rousseau. les exactions commises par les Indiens pendant la g... Lire la suite