Jean Gabin (1904 - 1976)

L'incarnation de la France au cinéma

Jean Gabin, 1939, Studio Harcourt, Charenton-le-Pont, Médiathèque de l'Architecture et du Patrimoine. En agrandissement, Jean Gabin sur le tournage de La Grande Illusion de Jean Renoir en 1937.Plus qu'un monstre sacré, Jean Alexis Moncorgé, dit Jean Gabin, est un mythe du cinéma mais aussi un mythe du XXe siècle qu'il a traversé en plan large et en gros plan. Mieux que quiconque, il a incarné la France. Il pouvait tout jouer et il a tout joué. Toujours crédible, toujours juste, qu'il soit ouvrier, militaire, artiste, clochard ou qu'il préside aux destinées de la République.

Plus de quarante ans après sa mort, le 15 novembre 1976, l’acteur reste une figure emblématique du cinéma, en qui la France se reconnaît. Il représente une certaine idée de notre culture nationale, dans le contexte d'une transformation du pays qui s’est accélérée à partir des années 1950. Plus que tout autre, il a porté cette résistance cocardière face aux changements qui ont bouleversé notre société et a su restituer à l’écran tout un milieu populaire qu’il a assimilé pendant son enfance, à Mériel, son adolescence à Paris et au service de la France combattante...

Patrick Glâtre

Berges de l'Oise à Mériel vues depuis Butry-sur-Oise (Val-d'Oise). En agrandissement, la maison de Jean Gabin (côté gare), Collection du Musée Jean Gabin, DR.

Province et Paris réconciliées

Né le 17 mai 1904, le petit Jean Alexis Moncorgé passe son enfance sur les bords de l’Oise, à Mériel.

Jean Gabin enfant, sur les bords de l'Oise et jouant, Collection du Musée Jean Gabin, DR.Fils d’un chanteur de café-concert qui rentre tard, chaque soir, et d’une mère d’une santé fragile, il avouera plus tard s’être élevé tout seul, préférant le braconnage et le vagabondage aux bancs de l’école communale. Ces expériences vont ancrer en lui, et de manière profonde, une relation au réel, basée sur un grand respect pour les gens et les choses de la terre, qu'il imprimera à tous ses rôles.

Ses souvenirs de Mériel mais aussi ceux de son adolescence à Montmartre – où il recueillera ce langage imagé qui l’accompagnera toute sa vie – l’aideront à trouver, à chaque fois, le geste approprié, la bonne posture, le costume adéquat et enfin l’expression qui convient, comme dans une forme de mimétisme social.

« J’observe beaucoup ! », disait-il. Mais ce n’est pas cette seule observation, ni sa forte présence sur les plateaux de cinéma, où il se plaisait à rester du matin au soir pour « sentir » le film, qui peut expliquer ce jeu unique.

Son économie de moyens, sa lenteur dans ses déplacements, épousent le rythme de la société française qui a évolué doucement jusque dans les années cinquante, avant de se retrouver en décalage avec celle-ci quand elle va subir les profondes mutations que nous connaissons.

Le cinéma du Front populaire

Malgré sa réticence, le futur acteur accepte en 1922 un petit boulot de figurant aux Folies Bergère. Sa manière de guincher et d’imiter Maurice Chevalier va lui ouvrir très rapidement les portes du music-hall. Il prend le pseudonyme de son père, « Gabin », et se fait vite un prénom, grâce à une certaine prestance sur scène.

Affiche du film Chacun sa chance, Hans Steinhoff et René Pujol, 1930. En agrandissement, affiche du film Maria Chapdelaine, Julien Duvivier, 1934.En 1930, il interprète son premier grand rôle dans Chacun sa chance. Il sait chanter, une qualité bien utile au cinéma qui vient de devenir parlant. Pendant les trois ans qui suivent, le Mériellois fait ses classes et ses gammes dans une quinzaine de films mineurs qui sont le reflet des productions de l'époque.

En 1934, il rencontre Julien Duvivier qui lui propose le rôle de François Paradis dans Maria Chapdelaine. Le cinéaste crée un Jean Gabin moderne et l'identifie au destin et aux malheurs des classes populaires.

Tous les films qui vont suivre reflètent tour à tour la crise, la montée puis la chute du Front populaire et la menace grandissante de la guerre. Ils représentent une certaine réalité sociale avec, d’un côté, un cinéma volontiers pessimiste et même fataliste qui se réclame du réalisme poétique.

Dans la carrière de Gabin, ce courant est représenté par Julien Duvivier (Maria Chapdelaine, 1934 ; La Bandera, 1935 ; La Belle Équipe, 1936 ; Pépé le Moko, 1937), Jean Grémillon (Gueule d’amour, 1937 ; Remorques, 1939) et Marcel Carné (Quai des brumes, 1938 ; Le Jour se lève, 1939-1940).

En face, un autre cinéma se caractérise par son engagement militant et révèle un état d’esprit fait d’optimisme et de combativité. Pour le comédien, la rencontre avec Jean Renoir est à cet égard déterminante, avec Les Bas-fonds (1936) et La Grande illusion (1937).

Les désillusions d’un peuple

Dans Les Bas-fonds, la fatalité qui frappe le héros est historique, elle est donc remédiable. Le rôle de Louis Jouvet est en cela symptomatique. Il est le noble qui représente l’affaiblissement politique de l'aristocratie. Mais celle-ci a néanmoins une mission à remplir pour faciliter l'émergence d'une société démocratique. Elle doit continuer de défendre la bravoure et le sens du sacrifice, qui sont les valeurs sur lesquelles elle s'est fondée.

Un sacrifice de l’aristocratie que l’on retrouve dans La Grande illusion, lorsque Boieldieu (Pierre Fresnay) attire les Allemands vers lui afin que Rosenthal (Marcel Dalio) et Maréchal (Jean Gabin) puissent s’évader, victoire allégorique du prolétariat…

La Grande illusion représente, pour Renoir et pour une grande partie de la société française, un espoir né de la victoire du Front populaire pour une société plus juste, dirigée par la classe ouvrière. 

Affiche du film Remorques, Jean Grémillon, 1939-1941. En agrandissement, une scène du film avec Michèle Morgan et Jean Gabin.Un an plus tard, La Bête humaine (Jean Renoir, 1938) traduit pourtant en image l'échec de la gauche. Pour Renoir, le suicide de Lantier est le chant du cygne d’une classe ouvrière défaite.

Le contexte politique amène le cinéma militant à renoncer à l’optimisme et à renouer avec la tragédie qui caractérise les films du réalisme poétique. Le Jour se lève et, surtout, Remorques, annoncent le naufrage d’une idéologie porteuse de valeurs démocratiques dans la Seconde Guerre mondiale qui s’annonce.

Commencé en juillet 1939, le tournage de Remorques est arrêté le 3 septembre, lorsque la guerre est déclarée.

Jean Gabin qui a fait son service militaire dans les fusiliers marins, en 1924, à Lorient, rejoint son unité à Cherbourg. Mais c’est d’abord une drôle de guerre, puis une permission, au printemps quarante, qui permettent au film d’être achevé.

Scènes du film Remorques avec Jean Gabin et Michèle Morgan.

L’occupant allemand voudrait que Gabin continue à jouer  dans les films qu’il veut produire pour inonder le marché européen sous sa botte, rêvant d'avoir avec lui le héros national. À contrecœur, l’acteur quitte la France à la mi-février 1941 et débarque à New-York avec son vélo et son accordéon.

Suspecté par le FBI

À Hollywood, il s'éprend de Marlène Dietrich, une Allemande naturalisée Américaine en 1939. Même si Marlène reconstitue une « petite France » en lui cuisinant des choux farcis ou du pot-au-feu et en lui achetant des vins de Bordeaux, son éloignement lui fait ressentir plus vivement encore cette identité française qu'il porte au fond de lui et dont il est un peu l'archétype à l'écran.

Elle sonne d'autant plus fortement qu'il sait le pays soumis aux Boches, comme il dit. D’autant plus que son séjour aux États-Unis coïncide avec l’un des événements les plus douloureux de sa vie : le Français apprend qu’il est surveillé par le FBI, car suspecté d’être un pro-Vichyste.

Jean Gabin et Marlène Dietrich, photographiés en 1941 à Los Angeles. En agrandissement, une scène de l'unique film qu'ils tourneront ensemble à Paris : Martin Roumagnac de Georges Lacombe (1946).

Pour quitter le régime de Vichy, ce dernier lui a demandé de promouvoir Pétain en Amérique – alors pays neutre – et lui a apposé un visa de propagande sur son passeport. Gabin n’en avait cure, souhaitant partir à tout prix, mais ce visa et sa liaison avec une Prussienne, qui est elle-même dans le collimateur du FBI, vont alimenter les plus folles rumeurs.

Affiche de L'Imposteur réalisé par Julien Duvivier en 1943. En agrandissement, couverture du livre de Patrick Glâtre: Gabin-Dietrich, un couple dans la guerre, 2016, éd. Robert Laffont.Si Gabin sera vite disculpé, ce soupçon va ouvrir une plaie qui ne se refermera jamais. Un sentiment de trahison va le marquer durablement. La seule solution pour convaincre les Américains et se convaincre lui-même qu’il n’est pas un traître ou un planqué, c’est de s’engager.

Le 3 avril 1943, il rejoint les Forces navales françaises libres. En janvier 1944, après avoir tourné L’Imposteur – un film à la gloire des Alliés -, à la demande du général de Gaulle, Jean embarque à bord de l’Élorn en direction de l’Afrique.

Il traverse l'Atlantique sous le feu ennemi et arrive à Casablanca. Il devient instructeur au centre Siroco d’Alger.  En 1945, il est affecté à la 2e DB où il sert en tant que chef de char (Souffleur II) au régiment blindé de fusiliers-marins. Il ira jusqu’à Berchtesgaden après avoir participé aux combats de Royan et de la campagne d’Allemagne. 

Marlène Dietrich le suivra dans cet engagement et participera à la campagne d’Italie, puis à celle de Champagne et des Ardennes. Mais leur liaison ne survivra pas à la fin de la guerre...

La reconstruction d'une société

À la Libération, décoré de la Médaille militaire et de la Croix de guerre,  le héros a prématurément vieilli. À quarante ans à peine, il a déjà des cheveux blancs. Impossible pour lui de retrouver les rôles de séducteur qui ont fait sa gloire passée.

Affiche du film Le Cas du docteur Laurent réalisé par Jean-Paul Le Chanois en 1956. En agrandissement, affiche du film Maigret tend un piège réalisé par Jean Delannoy en 1957.Un nouveau Gabin apparaît et va alors s’accomplir durant les « Trente Glorieuses ». Les films qu’il interprète montrent une France en pleine mutation et les personnages traduisent chez lui une crise d’identité majeure.

Les titres de l’époque sont en cela significatifs : La Nuit est mon royaume, La Minute de vérité, Leur dernière nuit, Voici le temps des assassins, Le Sang à la tête, Le Désordre et la nuit, En cas de malheur, etc.

Le genre policier lui offre une seconde carrière. Il joue indifféremment des rôles de flics ou de truands. Qu’il soit voleur, flic, restaurateur, juge pour enfant, chauffeur routier, président du Sénat ou le commissaire Maigret, Gabin est toujours le même. L’identification est immédiate, les Français se reconnaissent en lui et s’embourgeoisent en même temps que lui. Il porte des charentaises et des pyjamas rayés quel que soit son statut social.

Affiche du film Rue des prairies réalisé par Denys de la Patellière en 1959. L'agrandissement montre une scène du film entre Henri Neveu (Jean Gabin) et l'un de ses fils Fernand (Roger Dumas).Dans Rue des prairies (Denys de la Patellière, 1959), l’acteur est contremaître sur le chantier des grands ensembles de Sarcelles. Le film montre une France encore traditionnelle mais il évoque aussi l’inquiétude d'un père face à l'évolution d'un monde que ses enfants revendiquent. Ils aspirent au progrès, à la richesse, à l’eau courante et au chauffage tandis que leur père se satisfait du confort spartiate de son appartement situé dans une petite rue commerçante du 15e arrondissement.

Le début de Mélodie en sous-sol (Henri Verneuil, 1963) est connu, mais en cela symbolique : après une longue peine, Gabin revient à Sarcelles et ne trouve plus son pavillon de banlieue au milieu de cette cité dont les immeubles ont poussé comme des champignons. Cette scène montre littéralement un homme qui ne sait plus où il habite. Il incarne toute une génération qui se retrouve en décalage avec une France qui évolue trop vite, à un rythme effréné.

Le garant des traditions

Affiche du film Le Pacha réalisé par Pierre Granier-Deferre sorti en 1971. En agrandissement, scène du film entre Jean Gabin et Dany Carrel.Homme du passé, Gabin apparaît en décalage avec son temps, avec son époque. L’éloignement est encore plus flagrant dans Le Pacha (Georges Lautner, 1967), lorsqu’il entre dans la boîte de nuit Les Hippies.

Il observe alors une jeunesse qu’il ne comprend plus, vue comme décadente lorsque Gainsbourg chante « Requiem pour un con », bande originale du film, cependant que lui-même apparaît comme le garant d’une certaine moralité.

Le film Le Pacha, qui sort en février 1968, annonce les grèves à venir et les manifestations estudiantines.

Le Chat (Pierre Granier-Deferre, 1971) est un film crépusculaire, l’annonce de la fin d’un cycle. Il clôt la période des Trente Glorieuses qui a fait apparaître au cinéma une société corrompue et délinquante, une société où émerge une banlieue synonyme de perte de soi et de perte de mémoire.

Révélateurs d'une internationalisation de la société, ses films mettent aussi en lumière le rapport ambigu que la France entretient avec l’extérieur.

En plein débat sur l'identité nationale, le public se retrouve dans ces polars ou ces chroniques de mœurs qui traduisent un repli sur soi et où tout modernisme y est vu comme négatif.

Un emblème national

Ayant conservé toute sa vie des relations étroites avec la Marine nationale, l’une des dernières volontés de Jean Gabin, mort le 15 novembre 1976, est accordée par le président de la République : le 19 novembre 1976, les honneurs militaires lui sont rendus à bord de l’aviso Détroyat et ses cendres sont répandues au large de Brest.

Aujourd'hui, le musée Jean Gabin perpétue sa mémoire. Créé à Mériel en 1992, à proximité de son ancienne demeure, sur une place piétonne qui porte son nom, le site expose de nom­breux objets, photos ou af­fiches retraçant la carrière d'un homme hors du com­mun.

Devenu lieu de mémoire en tant qu’idole représentative de notre société, Jean Gabin a traversé le vingtième siècle en confondant ses films à la réalité, jusqu’à servir de miroir diaphane. Il porte une identité française plus qu'aucun autre acteur.

Le musée Jean Gabin à Mériel.

Nous parlons ici de cette identité forgée sur la longue durée de l'Histoire de France, décrite par l’historien Fernand Braudel. Quand il était enfant, ce dernier partagea pendant quelques mois sa scolarité avec le petit Jean Moncorgé, sur les bancs de l’école de Mériel. Il l’aida même très souvent à faire ses devoirs. Personne ne pouvait imaginer alors que l’un représenterait plus tard à l’écran ce que l’autre allait dépeindre dans ses livres.

L’image d’Épinal de la France est rurale. Un village s’y détache avec un clocher en son centre. L’exode a touché le plus grand nombre de nos villages, et pourtant le regard que nous aimons porter sur notre pays reste agreste, bucolique et pastoral. Là réside la véritable force des films de Jean Gabin. Nous savons qu’ils appartiennent à un passé déformé, néanmoins ils continuent de véhiculer un message qui nous est cher, une essence mythique de nos origines.


Publié ou mis à jour le : 2023-10-29 23:05:45

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