L'île de Pâques nous fascine depuis sa découverte par les Européens il y a trois siècles. Aussi connue sous le nom de Rapa Nui que lui donnèrent ses premiers habitants, elle se caractérise par un isolement exceptionnel, dans l'océan Pacifique sud, à plus de 1900 km de l'île habitée la plus proche, et par sa petite taille, 23 km dans sa plus grande longueur. Il n'empêche que ses premiers habitants, arrivés en pirogue de Polynésie, ont pu ériger d'étonnantes statues monumentales en pierre volcanique.
Mais au-delà de cet exploit, il en est un autre qui reste à confirmer : c'est l'éventualité que les Rapanui aient pu également atteindre les côtes du Chili. Plusieurs indices pourraient le donner à penser...
Une île loin de tout
Perdue au cœur du Pacifique, l’île de Pâques fait partie des îles les plus isolées du monde, avec plus de 3500 km qui la séparent de l’Amérique du Sud. Les îles les plus proches sont les îles Juan Fernandez à l’est et les îles Pitcairn à l’ouest, « seulement » à 1900 km de distance. C’est à comparer avec la taille de l’île, 23 km dans sa plus grande longueur, ce qui signifie qu’on peut aller partout à pied en quelques heures.
Bien qu’elle se trouve plus ou moins sous les tropiques à 27° de latitude sud, le climat y est très doux grâce au courant froid du Humbolt qui provient directement de l’extrémité du Chili. La navigation est donc plus facile en venant de l’est que de l’ouest à cet endroit. Par ailleurs, l’île de Pâques se trouve positionnée au niveau d’une cellule anticyclonique qui entraîne de faibles vents et rend la navigation à voile plus difficile. Bref, c’est l’un des endroits les plus inaccessibles du monde, surtout si l’on vient de Polynésie ; et pourtant, ce sont bien des Polynésiens qui ont posé le premier pied sur l’île bien avant l’arrivée des Européens.
Migrations polynésiennes
Les Polynésiens appartiennent au vaste groupe des Austronésiens qui ont amorcé leurs migrations depuis l’île de Taiwan vers 2000 av. J.-C. La myriade de petites îles rencontrées au cours de cette expansion en a fait un peuple de marins par excellence. Dès que l’expansion démographique entraîne de la surpopulation, des hommes et des femmes prennent la mer pour gagner une île plus lointaine.
Le nombre d’îles dans le Pacifique Ouest est tellement élevé qu’on finit presque toujours par tomber sur l’une d’elles en voguant au hasard : c’est pourquoi cette culture de la migration maritime s’est rapidement ancrée dans la mentalité austronésienne. Les choses se corsent lorsqu’on pénètre en Polynésie où l’on ne rencontre plus que de petites îles très dispersées. Les îles Tonga et Samoa se retrouvent au bord de ce nouvel environnement et vont devenir le point de départ des Polynésiens.
Pour braver les vents et les courants contraires dont nous avons parlé, ceux-ci conçoivent des navires encore plus gros, les va’a, qui peuvent transporter jusqu’à cinquante personnes avec leurs provisions. Grâce à ces embarcations, ils atteignent la Polynésie centrale vers 700 de notre ère et colonisent entièrement toutes ces îles. L’endroit se transforme alors en un nouveau pôle maritime qui dépasse tout ce que le monde a jamais connu avec trois exploits coup sur coup : la découverte et la colonisation des îles Hawaï au Xe siècle, de l’île de Pâques au XIIe siècle et de la Nouvelle-Zélande au XIIIe siècle.
La carte du Pacifique donne une idée du gigantisme de ces expéditions : l’île de Pâques se trouve à 3600 km des îles Marquises qui semblent être le point de départ de ces colons. Or le sommet de l’île de Pâques, qui culmine à 500m d’altitude, est repérable à seulement 80 km de distance, un peu plus en cas de nuages au-dessus des sommets : cela signifie qu’il fallait être précis à plus ou moins 1,3° près pour ne pas rater l’île. Les vents contraires avaient au moins le mérite de ramener rapidement les explorateurs chez eux en cas d’échec, mais ils rendaient les distances encore plus difficiles à franchir.
Notons seulement que les Polynésiens n’ont jamais réussi à coloniser des terres déjà habitées. Ils ont aussi raté deux archipels au passage, les îles Galapagos et les îles Juan Fernandez, ce qui est presque surprenant de leur part...
Combien d’expéditions ont été nécessaires avant la découverte de l'île de Pâques, surtout si on considère que les Polynésiens étaient habitués à de plus courtes distances ? Forcément plusieurs centaines, ce qui fait près d’une expédition par an. Tel est le premier exploit des Rapanui, les premiers habitants de l’île…
Rapa Nui : cap vers les côtes chiliennes !
Avec une telle culture de la migration maritime, il est concevable que l’île de Pâques, très vite saturée de par sa petite taille, soit devenue un nouveau centre de départ.
Pourquoi les Rapanui ne seraient-il pas parvenus à franchir les 3500 km qui les séparaient du continent américain, comparables à la distance des Marquises ? Un premier indice, encore fragile, en est apportée par la découverte au Chili d’os de poulet génétiquement comparables aux poulets polynésiens, précisément à l’endroit le plus proche de l’île de Pâques, alors même que le poulet était inconnu en Amérique. Mais c’est une découverte isolée qui reste à confirmer.
Un autre indice concerne la patate douce. Ce tubercule n’existait à l’origine qu’en Amérique et ses premières traces de domestication ont été retrouvées au Pérou vers 2000 av. J.-C. Or les Rapanui ont rapidement fondé leur alimentation sur la patate douce, qui s’est ensuite diffusée vers l’Ouest jusqu’à atteindre la Papouasie avant l’arrivée des Européens. Les Rapanui l’appelaient kumara, ce qui correspond au terme quechua kumar : cela montre que le contact s’est fait au niveau de l’actuel Pérou qui était la seule région où l’on parlait cette langue.
La datation semble indiquer une présence en Polynésie dès le XIe siècle, donc un peu avant la colonisation de l’île de Pâques ; mais cela correspondrait à une traversée de 6600 km aller, puis retour, sans aucune île sur le chemin, alors même qu’il y avait d’autres terres beaucoup plus proches. Au vu des grosses incertitudes sur les dates de migrations humaines et végétales, il est davantage plausible que l’expansion de la patate douce se soit faite via l’île de Pâques.
Dans tous les cas, cela signifie que les Polynésiens étaient capables de retrouver leur île d’origine après plusieurs milliers de kilomètres de pleine mer, uniquement par le repérage aux étoiles et l’observation des oiseaux de mer. Le fait est que dans l’Histoire de l’Humanité et à notre connaissance, seuls les Polynésiens ont réussi un tel exploit.
Par le passé, certains ont suggéré que ce seraient les Quechuas eux-mêmes qui auraient amené la patate douce vers l’île de Pâques. Mais en l’absence d’île côtière, ce peuple n’avait pas acquis une tradition de grands marins, surtout en comparaison avec les Polynésiens, et cette hypothèse semble donc peu plausible, d’autant qu’aucun reste génétique d’anciens Amérindiens n’a jamais été retrouvé sur l’île.
Notons que les Polynésiens n’ont pas davantage laissé de trace génétique en Amérique, ce qui indique que leurs tentatives d’implantation seraient restées très limitées.
Les contacts avec le continent ont peut-être joué un rôle dans l’essor de la civilisation pascuane incarnée par les fameux Moaï. Ceux-ci étaient des statues pouvant faire jusqu’à dix mètres de hauteur. De rares moaïs plus petits étaient semblables aux tikis des Marquises, suggérant un lien entre les deux. Les Moaïs rappellent aussi certaines caractéristiques des statues de Tiwanaku en Bolivie, mais qui sont nettement plus anciennes.
Ces similitudes entre les statues seraient-elles vraiment liées à des connexions avec les Andes ? L’analogie reste trop fragile pour pouvoir conclure. Il faut par ailleurs noter que le XIIIe siècle correspond à un grand passage à vide dans les Andes, avec un retour à la ruralité après l’éclat des civilisations de Tiwanaku et de Huari. Ce vide ne sera comblé qu’avec l’essor de la civilisation chimu, qui coïncide avec la période de prospérité de la civilisation rapanui. L’empire chimu est singulier puisqu’il développe une affinité particulière avec la mer d’où serait venu son fondateur selon sa propre tradition. Mais cela n’a peut-être pas de lien avec l’arrivée des Rapanui.
Plus intrigante est la similarité entre les Moaï et les chemamull des Mapuche du Chili, hauts de quatre mètres et datant à peu près de la même époque, mais on ne sait pas dans quel sens a pu se faire l’influence. On devine en tout cas le rôle majeur qu’a eu l’île de Pâques pour connecter les deux continents sous la forme de petites touches culturelles. La superposition avec la carte de l’Ancien Monde à la même échelle donne une idée du gigantisme de ces connexions.
Une écriture d’emprunt
Parmi les autres réalisations remarquables des Rapanuis figurent des pétroglyphes dont la signification reste énigmatique mais qui évoquent l’art polynésien. Plus surprenantes sont les traces d’une écriture unique qu’on ne retrouve nulle part ailleurs, le rongorongo. Et cette fois, il n’existe ni lien avec les Andes où il n’y avait pas d’écriture, ni avec le reste de la Polynésie.
Pour y voir plus clair, il est nécessaire d’avoir quelques dates en tête : la civilisation des Moaï a prospéré du XIIIe au XVe siècle avant de s’éteindre toute seule bien avant l’arrivée des Européens. Certains ont expliqué cette disparition par le défrichement massif des arbres de l’île ; toujours est-il que cette micro-société était très sensible aux aléas climatiques comme aux conflits internes. Les Rapanui ont maintenu quelques traditions comme le culte de Make-Make, mais beaucoup de connaissances ont été perdues à cette époque.
Lorsque le Néerlandais Jakob Roggeveen découvre l’île le jour de Pâques 1722, il y trouve une société primitive qui contraste avec les statues visibles un peu partout. Puis en 1770, l’Espagnol Gonzalez de Ahedo fait signer un traité d’annexion aux indigènes, qui inscrivent plusieurs caractères assez éloignés du rongorongo.
Or, ce n’est qu’au XIXe siècle qu’on découvre l’écriture rongorongo. Cela indique que les Rapanui ont pu découvrir le concept d’écriture au contact des Européens et créer leurs propres caractères, peut-être en s’inspirant des anciens pétroglyphes.
Si de nombreuses tablettes sont datées du XIXe siècle, l’une d’entre elles est datée du XVe, donc avant l’arrivée des Européens. Mais il s’agit de la datation du support en bois, et l’écriture pourrait être bien plus tardive. Rappelons que la quasi-totalité des écritures du monde sont nées sous l’influence d’une écriture plus ancienne : il est donc plausible que ça soit aussi le cas sur l’île de Pâques.
En 1947, l’aventurier et archéologue norvégien Thor Heyerdahl (1914-2002) a rallié les îles polynésiennes à bord d’un radeau, le Kon Tiki, à partir de l’Amérique du Sud pour prouver que la Polynésie aurait été peuplée par des Amérindiens. Il a publié sa thèse en 1952(Indiens d’Amérique dans le Pacifique : La théorie derrière l’expédition Kon-Tiki) mais la génétique n'a pas tardé à la réfuter. Cependant, une nouvelle étude publiée par Nature en septembre 2024 pourrait apporter de nouveaux éléments. Fondée sur l'analyse des restes de quinze anciens Pascuans conservés au Musée de l'Homme, elle semblerait indiquer que les Polynésiens et les Amérindiens auraient pu se rencontrer sur l'île de Pâques avant l'arrivée des Européens. Affaire à suivre.
Les grandes explorations
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RICHARD (23-10-2024 15:32:16)
Merci pour ce documentaire, un documentaire du passé, de ce qui serait possible. Sans apporter un esprit de jugement, j'aurai souhaité un complément du présent, de ses habitants, des traditions qu... Lire la suite