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« Pétain prend une décision forte : se constituer lui-même otage… »
C’est aussi le grand tournant de sa vie ! Lorsque Pétain apprend que les Allemands viennent d’exécuter 98 otages Français en deux jours, parmi lesquels figurent les 27 de Châteaubriant, le Maréchal s’estime déshonoré. Il convoque ses ministres, dont Pierre Pucheu, l’homme dont il découvre qu’il a accepté de dresser lui-même la liste des otages pour en diviser le nombre par deux. Pétain lui reproche d’avoir versé du sang français et prend une décision forte : se constituer lui-même otage. Et déjà il fait ses valises… Cet épisode est assez mal connu, et pourtant quatre sources différentes en attestent : trois témoignages concordant recueillis parmi ses proches, dont un dans son journal, ainsi que l’ébauche d’un message radio adressé à Hitler, dans lequel Pétain annonce qu’il compte rejoindre le jour-même la ligne de démarcation pour se constituer prisonnier…
Au tout dernier moment, le ministre Pucheu parvient à convaincre Pétain de réviser son jugement un peu hâtif, « romantique » comme dira plus tard son avocat, Maître Isorni, au cours du procès. Pucheu, quant à lui, est un homme rationnel, un normalien qui sait utiliser les mots à son profit. Il argue que se livrer aux Allemands reviendrait à renier sa politique de collaboration. Finalement, le discours n’est pas prononcé et Pétain recule. Dans le journal de son aide de camp, Léon Bonhomme, on trouve une trace écrite et datée de ce revirement. Si ce fidèle approuve avec force la première intention de Pétain – celle de se livrer à l’ennemi –, on lit dans son témoignage toute la honte qu’il ressent lorsque son chef accepte de plier… D’autant qu’à la place du discours initial, le Maréchal en formule un autre, dans lequel il stigmatise les terroristes dont l’action menace la politique de collaboration.
L’enjeu pour le gouvernement de Vichy est de conserver autant que possible sa souveraineté. Lorsque Pucheu justifie de la sorte sa décision d’avoir choisi lui-même 50 noms pour en sauver 50 autres, Lucien Romier, un autre ministre très proche de Pétain, lui répond en substance : « Vous n’aviez pas le droit, mon pauvre ami, anciens combattants ou communistes, c’était tous de bons Français… Il fallait laisser aux Allemands la responsabilité de ce massacre, vous le partagez maintenant avec eux, comment n’avez-vous pas senti cela ? » Dans le livre, la retranscription de la conversation entre Pucheu et Romier illustre bien le conflit qui sévit à Vichy entre l’éthique de responsabilité poussée jusqu’à l’atrocité et l’éthique de conviction qui chez Pétain, le ramène sans cesse à la question de son honneur…
Non parce que, contrairement à Pucheu, Pétain éprouvera des remords toute sa vie ! Vous connaissez l’histoire de Mella ?
Mella fut le grand amour de Pétain. Seulement, à cause de sa naissance médiocre, la famille lui refusa la main de leur fille. Comme un palliatif, le jeune homme vécut de maîtresse en maîtresse. Avec l’une d’entre elles, Annie, il forma un couple connu de tous et qui dura des années entières… Une fois Pétain promu Maréchal et Mella devenue veuve, elle lui écrivit qu’elle était prête à l’épouser. Mais Annie, femme de force et de tête, s’y opposa. Elle ouvrit un tiroir, sortit un pistolet et dit à Pétain : « Ce sera moi ou une balle dans la peau ». Dans ses mémoires, l’aide de camp raconte comment Pétain, choqué par le moment qu’il vient de vivre, assure qu’il va décliner par écrit la demande en mariage de Mella. J’ai retrouvé la réponse de Mella dans une des valises de Pétain. Vous savez ce qui y est inscrit ? « Philippe, vous n’êtes qu’un lièvre. »
C’est tout. Signé : Mella. Cette offense de la part de celle qu'il aimait le plus au monde le hanta jusqu’à la fin de ses jours. D'autant qu’elle faisait douloureusement écho à l’accusation de lâcheté que ses pairs avaient déjà formulé contre lui sur le plan de la stratégie militaire, vous vous souvenez ? Pétain finit donc par épouser Annie. Mais vingt ans plus tard, son sentiment pour Mella est toujours vivant. Pour preuve, lorsque Maître Isorni, l’avocat de Pétain, visite son client incarcéré après le verdict qui a établi sa culpabilité et qu’il lui annonce avoir vu Mella, Pétain blêmit et répond seulement : « Est-ce qu’elle aussi, elle juge que je suis un traître ? » Je trouve la question magnifique.
Parce qu’elle illustre bien le conflit qui fait rage dans l’esprit Pétain. Il doute de lui-même bien sûr, il sait qu’il a été jugé coupable par le tribunal, mais en dernière instance, le seul jugement qui compte, c’est celui de Mella, qui représentait certainement ce qu’il avait de meilleur en lui.
Je ne sais pas, Maître Isorni ne me l’a pas précisé (rires).
Toute ma vie on m’a répété cette phrase. C’est évidemment faux, en particulier dans ma biographie de Pétain. À la fin de l’ouvrage, j’écris très clairement que l’opinion que j’avais moi-même de Pétain sous l’occupation était bien plus mièvre et bien plus tolérante que ce que m’ont révélé les archives auxquelles j’ai eu accès par la suite…
Au-delà du fait de ne pas tout savoir, surtout, mon champ de vision se limitait à une seule interprétation : la mienne. En travaillant, je me suis aperçu que cette vision unique était nécessairement fausse. À certains égards, Pétain est davantage responsable, coupable, que je ne le pensais à l’époque.
Sur les juifs notamment. Lorsque Pétain élabore sa défense avec Maître Isorni, il note : « J’ai bien défendu les juifs. ». Au regard des chiffres, il est exact qu’il y a eu moins de juifs déportés en zone libre qu’en zone occupée, et beaucoup moins de juifs déportés de France que dans le reste des pays sous domination Allemande.
Certes. Mais ce résultat dépendait-il de l’action de Pétain ? En aucune manière, bien qu’il l’ait affirmé. La vérité est qu’Hitler souhaitait qu’il y ait une zone libre, il en avait un besoin stratégique, pour éviter que l’empire colonial français ne poursuive la guerre aux côtés de l’Angleterre puis des Américains. Dès 1940 et jusqu’au terme de la guerre, la volonté d’Hitler est de confier une zone libre à un Français, si possible très populaire, pour contenir les velléités de Résistance. Contrairement à ce que certains continuent de prétendre encore aujourd’hui, la zone libre ne correspondait pas à un geste de clémence du vainqueur qui aurait été conquis par les arguments du vaincu. Autrement dit, l’existence de cette zone refuge ne dépendait absolument pas de l’action de Pétain. La seule action qu’il ait menée pour les défendre, et il faut le reconnaître, est qu’il n’a jamais rendu l’étoile jaune obligatoire en zone libre.
Oui, mais ce n’était pas pareil, on ne montrait pas ses papiers dans la rue, tandis que l’étoile demeurait visible partout. La preuve, ma mère qui était restée à Paris, c’est-à-dire en zone occupée, a été arrêtée, déportée et assassinée à Auschwitz au seul motif qu’elle portait mal son étoile jaune…
Ma mère avait toujours voulu ignorer qu’elle était juive, tout comme moi. Je me rappelle qu’au lycée, il y avait trois religions : catholiques, protestants et israélites. Comme je n’étais ni catholique ni protestant, j’étais israélite. C’était une évidence qu’on ne se disait même pas. Jusqu’à ce jour de 1941 où ma mère et moi avons été convoqués au commissariat du VIIIe arrondissement où nous vivions, et d’élève de quatrième au lycée Carnot, on a tamponné sur mes papiers : « Juif ». Comme sur ceux de ma mère, qui a répondu : « Mais nous ne sommes pas juifs. Les juifs ce sont des étrangers, nous sommes français ». Ma mère ne se doutait de rien, elle était absorbée par son métier, la haute couture, pour lequel elle avait obtenu un prix en 1938. Nous n’étions certes pas athées ou agnostiques, mais nous ne nous posions la question de la religion que lors des rares fois où elle survenait dans nos vies. Par exemple, lorsque dans ma classe, l’aumônier demandait qui viendrait à telle cérémonie, je ne levais pas le doigt. Et ça s’arrêtait là. Je n’avais même jamais mis les pieds dans une synagogue.
Un soir, Monsieur André Bordessoule, le père de mon meilleur ami, qui dirigeait un journal de droite quelque peu antisémite intitulé « Le nouveau cri », a invité ma mère à dîner. Il l’a mise en garde : « Netty, il faut protéger Marco. » Comme il était maire de Saint-Yrieix-la-Perche, près de Limoges, il lui a proposé de me faire passer dans sa ville, en zone libre. Évidemment, ma mère était époustouflée. Mais André Bordessoule, quelles qu’aient pu être ses idées politiques, a bien tenu parole : il m’a fait monter dans le coffre d’une Citroën et nous avons pu franchir la ligne de démarcation. Parvenu à Saint-Yrieix, il m’a fourni une nouvelle carte d’identité vierge de la mention « Juif ». J’ai pu circuler avec ça et rejoindre Grenoble où j’ai poursuivi mes études…
Il y a eu beaucoup de Français comme André Bordessoule, on ne le dit pas assez ! À mon avis, on exagère l’antisémitisme ordinaire, assez fréquent dans les conversations à l’époque, mais on sous-estime le comportement de la majorité des Français qui, en face du danger, ont aidé des juifs. Je me souviens par exemple de Raoul Blanchard, mon professeur de géographie à l’université de Grenoble, qui m’a simplement dit, sans rien me demander : « Peut-être avez-vous besoin que je vous aide. » Des personnes qui m’ont proposé un coup de main, comme André Bordessoule ou Raoul Blanchard, j’ai dû en rencontrer des dizaines. Il n’y avait que ça. On le dit peu, on préfère insister sur l’antisémitisme ordinaire, qui date de l’exécution de Jésus Christ, plutôt que sur le courage des Français ayant aidé des juifs. Ceux-là sont beaucoup plus nombreux qu’on ne le croit. Beaucoup plus nombreux que les dénonciateurs en tous cas… [Suite des entretiens]
Grands historiens
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