Quel succès ! Oubliée, la moustache de Gustave Flaubert dont on célèbre actuellement le bicentenaire : la vedette, c'est Emma Bovary ! Personnage mythique de notre littérature, elle a trouvé place parmi nos amoureuses tragiques, avec la princesse de Clèves et Eugénie Grandet.
La comparaison s'arrête là : à la différence de ses consœurs, Madame Bovary n'en finit pas de susciter passions et polémiques, un siècle et demi après sa création par Gustave Flaubert, sous le Second Empire. En novembre 2021, la diffusion du téléfilm Emma Bovary de Didier Bivel a encore provoqué un vif débat dans la presse. Pourquoi tant d’émoi ?
Une provinciale trop rêveuse
La jeune femme n'a rien pour elle : c’est une provinciale naïve qui se persuade qu'elle peut devenir une héroïne de ces romans qu'elle dévore. Rien de nouveau sous le soleil de la littérature du XIXe siècle : la mal mariée avait déjà été largement étudiée par ce grand observateur de la société qu'était Balzac : « Oh ! plaignez la femme de province ! […] Elle pense à des choses qu’elle n’ose pas dire ; elle vit dans une sorte de contrainte, elle s’ennuie, elle a l’habitude de s’ennuyer, mais elle ne l’avouera jamais. Quand une femme de province conçoit une passion excentrique, [...] elle en fait quelque chose de plus qu’un sentiment, elle y trouve un travail, elle est occupée ! aussi étend-elle cette passion sur toute sa vie. » (La Femme de province, 1841).
Tout Madame Bovary est déjà dans ces quelques lignes. Ajoutez-y un fait divers (le suicide d'une jeune mère en 1848) comme source d'inspiration, cinq années de travail acharné et vous vous retrouvez devant une histoire banale que rappelle le sous-titre du roman : Mœurs provinciales.
Rien d'inquiétant donc, sauf que Emma ne laisse personne indifférent. Idiote pour les uns, sournoise pour les autres, sulfureuse pour tous, elle est un modèle à ne pas suivre. Fille d’un paysan aisé, elle épouse le médecin du village. Elle, qui ne rêve que d'aventures romantiques, s'ennuie ferme dans sa campagne normande. Cela tombe bien, son voisin est un beau marquis qui la comprend si bien qu'il lui ouvre les bras... Mais pas pour longtemps : la rupture est brutale pour Emma qui est vite consolée par Léon, clerc de notaire coutumier de l'amour dans les fiacres rouennais. Mais l'adultère coûte cher en cadeaux et dentelles. Emma se couvre de dettes et, lorsque la menace de saisie se fait trop pressante, elle choisit le poison, laissant une petite fille et un veuf inconsolés.
Dans une société du XIXe siècle corsetée par la morale bourgeoise et le retour de la religion, on ne peut accepter cette peinture d'une héroïne « lascive » qui se complaît dans l'adultère et néglige ses devoirs de mère et d'épouse. Et voici Flaubert devant les tribunaux, accusé d'« outrage aux bonnes mœurs » par le procureur Ernest Pinard qui, sept mois plus tard, attaquera Charles Baudelaire pour les mêmes motifs. Un cas quasi-unique dans la littérature française.
Un procès pour un roman
C'est ce procès qui sert de toile de fond au téléfilm de Didier Bivel : ses scénaristes ont eu la bonne idée d'illustrer les propos des membres du tribunal par les scènes tirées du livre. Le procureur s'insurge-t-il devant le comportement scandaleux de cette Messaline ? Voici la fameuse scène du fiacre et son adultère implicite qui remet en cause un des piliers de la société de l'époque, le mariage. Les femmes du public défendent-elles une de leurs congénères ? On les comprend en découvrant le gentil et insignifiant mari « Charbovari ».
Si cette bronca féministe peut sembler déplacée et anachronique, directement inspirée des préoccupations de 2021, il n'est pas inutile de rappeler la place de mineure qu'avait la femme au XIXe siècle, dans le cadre de l’ordre moral imposé par les révolutionnaires de 1793.
C'est d'ailleurs ce que fait Flaubert : tout au long du roman, il montre comment Emma passe d'une prison à une autre, du couvent où elle a été éduquée à la maison de son mari. Subissant toujours le poids de la morale, elle ne fait que se débattre pour trouver le bonheur, quitte à se perdre. Alors, féministe, Flaubert ? Disons plutôt que s'il a bien étudié et compris la situation des femmes, il n'en reste pas moins le reflet des idées de son époque. Assumer son désir serait ainsi le seul moyen pour une femme d'affirmer sa liberté, mais cette liberté et l'adultère qui y est lié ne peuvent la mener qu'au déshonneur, voire à la mort.
Ce n'est finalement pas tant une condamnation d'Emma que propose ce roman qu'une condamnation de la société dans son ensemble : pour Flaubert, nous sommes dans le monde de la médiocrité qui caractérise aussi bien hommes que femmes. Chef de file du mouvement réaliste, il n'a créé celle qu'il appelait « ma petite femme » que pour dénoncer à travers elle la bêtise humaine.
« Madame Bovary, c'est moi ! », aime-t-on lui faire dire (à tort). Aujourd'hui, chacun d'entre nous peut reprendre ces mots à son compte, identification qui explique que la petite Emma, emportée par ses rêves de bonheur, reste une de nos héroïnes les plus attachantes.
Un tel personnage ne pouvait que donner envie aux créateurs. Le cinéma lui fait les beaux yeux dès 1934 avec une adaptation de Jean Renoir avant que Vincente Minelli n'en donne une version hollywoodienne (1949) en racontant tout à la fois le roman et le procès bien réel auquel il a donné lieu. En France, c'est bien sûr la Madame Bovary de Claude Chabrol qui fait, depuis 1991, figure de modèle, tant Isabelle Huppert a su incarner les ambivalences de la malheureuse.
Côté livres, citons le Gemma Bovary de Posy Simmonds (1999) qui transpose l'histoire au XXe siècle pour nous offrir un des tous premiers romans graphiques. En 2009, Philippe Doumenc propose une Contre-enquête sur la mort d'Emma Bovary tandis que Jean Raymond préfère se pencher dans un livre étonnant sur le destin de Mademoiselle Bovary (2015), la petite Berthe restée orpheline. Emma n'a pas fini de ressusciter !
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