20 septembre 2017 : ils sont partout.e ! Depuis quelques semaines, en France, nous assistons à une multiplication irrépressible de la lettre E dans nos journaux et nos textes officiels. Revanche de l'accent de Raimu ? Crise de folie des claviers ? Que nenni : nous sommes simplement devant une nouvelle attaque du politiquement correct contre les disparités homme-femme (ou femme-homme).
Selon nos élites (genre féminin) a cause des femmes dans le monde, aujourd'hui, serait menacée par le contenu « genré » de notre langue, celle de Mme de Lafayette et de George Sand !
Souhaitez-vous évoquer les étudiants ou encore les agriculteurs ? Malheur à vous si vous oubliez de faire allusion à leur partie féminine ! Voici que les « distingués étudiants et agriculteurs » se doivent d'être désormais qualifiés de « distingué.e.s étudiant.e.s et agriculteur.rice.s ». Joli, non ? Vous avez encore d'autres possibilités : étudiant-e-s, étudiant(e)s, étudiant/e/s, étudiantEs... Songez comme les articulations de vos doigts vont acquérir une souplesse jamais envisagée !
Ne riez pas, il s'agit rien moins que d'une très sérieuse recommandation d'un Haut Conseil à l'égalité entre les hommes et les femmes qui remonte à 2015. Elle a déjà reçu un début d'application dans certaines feuilles de chou et même dans des manuels scolaires sous le nom d'« écriture inclusive ».
Avatars du e E e
L'objectif de parité homme-femme est légitime mais qui peut croire sérieusement que, pour s'en rapprocher, le plus urgent serait de mettre le lexique à contribution et le traiter comme chair à pâté ?
E a déjà subi bien des manipulations de la part des copistes qui l'ont parfois affublé d'un chapeau baladeur ou collé à une autre voyelle comme une moule à son rocher. Espiègle, il aime aussi apparaître là où on ne l'attend pas, au gré des accords.
Avec lui, notre redoutable COD ou complément d'objet direct se fait capricieux même si les vers de Clément Marot voudraient nous convaincre que le féminin en sort gagnant :
« La chanson fut bien ordonnée
Qui dit : m'amour vous ai donnée. [...]
Voilà la force que possède
Le féminin quand il précède ».
Pour Arthur Rimbaud, le E demeure un compagnon de jeu inégalé :
« Candeurs des vapeurs et des tentes,
Lances des glaciers fiers, rois blancs, frissons d'ombelles (...) »
Et que dire de Guillaume Apollinaire et de son poème calligramme Il pleut (1914) ?
« Il pleut des voix de femmes comme si elles étaient mortes même dans le souvenir
C'est vous aussi qu'il pleut merveilleuses rencontres de ma vie ô gouttelettes
Et ces nuages cabrés se prennent à hennir tout un univers de villes auriculaires
Écoute s'il pleut tandis que le regret et le dédain pleurent une ancienne musique
Ecoute tomber les liens qui te retiennent en haut et en bas. »
Les métiers à l'épreuve de la parité
Laissons les poètes à leurs amours et revenons à nos ordonnateurs.trices des temps nouveaux. Dès 1984, sous l'impulsion d'Yvette Roudy, une commission a été créée (trois E à la suite !) pour réfléchir à la « féminisation des noms de métiers, titres, grades et fonctions » puisque « la parité a sa place dans la langue » et qu'il importe de prendre en considération tout à la fois l'apparition de nouveaux métiers et l'entrée des femmes dans des professions traditionnellement masculines (l'inverse, pour sage-femme par exemple, est encore à l'étude).
Il en est ressorti un guide que l'on a joliment intitulé : « Femme, j'écris ton nom... », avec des préconisations qui ont été rapidement consacrées par l'usage et d'autres plus saugrenues et vite abandonnées... Vouliez-vous vraiment être qualifiée de bétonneuse, boucholeuse, bobeuse (adepte du bobsleigh) ? Ou préfériez-vous devenir calculatrice, cheminote, cochère, sans oublier l'élégante zingueuse ? Je doute que les doctoresses se soient fait une raison, quant aux mairesses, sous-préfètes et gendarmettes, pouvaient-elles s’habituer à être accueillies avec des sourires quelque peu moqueurs ? Notez que nous avons échappé aux assesseuses, auteuses et autre censeuses qui restent sous leur forme masculine, avec parfois l'ajout d'un E : assesseure.
En matière linguistique, l'usage prévaut toujours et l'on n'a pas attendu la commission de 1984 pour féminiser des noms de profession. Personne ne s'offusque de recevoir le courrier de sa postière ou de confier sa santé à sa pharmacienne... Curieusement, ces évolutions spontanées échappent encore parfois à l'administration. Ainsi un candidat aux sénatoriales s'est-il vu récemment refuser de féminiser le terme « suppléant » sur ses bulletins, au titre que le code électoral ignore le mot « suppléante » !
Sus au masculin
Après un effort louable sur les professions, était-il donc nécessaire de modifier les règles d'accords au risque de rendre aux écoliers - et à nous-mêmes - l'orthographe et la lecture encore plus ardues ?
En français, les règles qui régissent les genres remontent au bas latin. Nous nous différençions de l'allemand qui dispose d'un suffixe spécial pour le neutre. En son absence, nous assimilons le neutre tantôt au féminin, tantôt au masculin : « Un humain de sexe masculin peut fort bien être une recrue, une vedette, une canaille, une fripouille ou une andouille. De sexe féminin, il lui arrive d’être un mannequin, un tyran ou un génie » (note).
Depuis le XVIIIe siècle, nous donnons aussi la primauté au masculin dans les accords (« hommes et femmes sont égaux » et non « ... égales »). Cette singularité n'a pas empêché au fil des siècles l'avènement d'une belle littérature et l'émergence d'une société aimable, portée sur les valeurs féminines et placée sous le patronage de Jeanne d'Arc et Marianne. Nous sommes capables d'apprécier la portée de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen sans qu'il soit besoin de préciser Déclaration des Droits de l’Homme, de la Femme et du Citoyen ainsi que de la Citoyenne (ouf !).
Foin de l'usage. L'Administration préfère les injonctions sorties de son/sa puissant.e cerveau/elle et, sur sa lancée, elle pourrait bien, dans les années à venir, inonder nos textes officiels de mots en forme d'étagères Ikéa.
Où sont nos priorités ?
Pour en finir avec les fantaisies de la langue et la liberté (tiens, liberté s'écrit au féminin !), peut-être se trouvera-t-il un.e inventeur.trice habile.e qui mettra au point un logiciel destiné à traquer aussi dans nos lettres et courriels les mots et expressions trop peu paritaires.
Nos écrits pourraient alors ressembler à un livre du génial Georges Pérec dans lequel le E a pris définitivement le pouvoir, boutant hors des pages toutes les autres voyelles. En guise de conclusion et d'avertissement apocalyptique, relisons cet extrait des Revenentes (1972) écrit sans l'aide de l'informatique (mais avec un peu de triche) : « Telles des chèvres en détresse, sept Mercédès-Benz vertes, les fenêtres crêpées de reps grège, descendent lentement West End Street et prennent sénestrement Temple Street vers les vertes venelles semées de hêtres et de frênes près desqelles se dresse, svelte et empesé en même temps, l’Évêché d’Exeter. Près de l’entrée des thermes, des gens s’empressent. Qels secrets recèlent ces fenêtres scellées ? » Joli, non ?
Pérec aurait été bien étonné s’il avait imaginé que la surreprésentation des E dans nos écrits deviendrait symptomatique d’un malaise de notre société. Car tandis que d'aucuns hésitent grandement entre « cheffe » et « cheftaine », on ne peut que faire le constat que le E reste majoritairement accolé au mot « harcelé ».
Est-il donc si urgent de « dé-genrifier » l'écriture alors qu’au XXIe siècle, dans nos grandes villes, de plus en plus de femmes considèrent les lieux publics comme des terrains hostiles et n’osent plus s'y aventurer seules ? Croit-on que ceux qui les agressent seront adoucis par cette écriture inclusive dans des textes qu’ils ne liront jamais ? Plutôt que chipoter sur le genre des mots, occupons-nous d’apporter à nos écoliers/ères une solide instruction pour qu’une épicière, artisane ou ingénieure ne se sente plus obligée de rester cloîtrée. On pourra ensuite s’amuser à enrichir le dictionnaire !
Pour conclure, rappelons la définition de l'écriture inclusive par la philosophe Souâd Ayada, présidente du Conseil Supérieur des Programmes depuis novembre 2017 : « Il s'agit d'une pratique qui repose sur deux présupposés insoutenables :
1/ chacun pourrait, selon son bon plaisir, modifier la structure de la langue ;
2/ la langue doit être le reflet de la société et des revendications historiques, et donc passagères, qui s'y expriment. » (Le Point, février 2018).
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Voir les 12 commentaires sur cet article
BERNARD-GILBERT (13-10-2020 21:07:41)
La liberté d'expression c'est primordial et je vous remercie d'avoir rédigé un article aussi pertinent. Néanmoins, je suis heureuse que la féminisation des métiers soit enfin reconnue. Je serai ... Lire la suite
Norbert (04-10-2020 16:46:55)
L'écriture inclusive serait la mort programmée de la diffusion de la francophonie dans le monde. Allons-nous apprendre dans nos Alliances Françaises cette écriture illisible dans une lecture à ha... Lire la suite
Francois (17-01-2018 23:56:55)
Il me semblait que le livre de Geoges Perec, la disparition, ne comportait aucun E.
Herodote.net répond :
Nous évoquons ici un autre titre, Les Revenentes.