22 octobre 2016 : faut-il continuer à enseigner le latin et le grec ? Alain Rey, auteur de nombreux dictionnaires, et Gilles Siouffi, professeur en langue française à la Sorbonne, répondent en faisant œuvre instructive et utile. Leur livre revisite les liens, parfois inattendus, qui unissent le français à ces deux langues et apporte une contribution originale à cet éternel débat qui agite régulièrement le « landerneau » éducatif.
Voici un livre instructif mais aussi, ce qui est plus rare, utile. Instructif car il rappelle nombre d’informations et d’événements souvent minorés ou ignorés mais aussi à quel point les langues sont le résultat de choix délibérés. Il attire d’emblée l’attention sur ce simple terme de « latin », utilisé aujourd’hui comme une évidence.
Latin ? Mais de quel latin parle-t-on ? Et les auteurs de rappeler que cette langue a beaucoup évolué : à l’époque « archaïque » ou « classique » du IIe siècle avant J.-C. a succédé le « latin chrétien » à partir du IVe siècle, puis « médiéval » après la chute de l’Empire romain d’Occident, la langue se modifiant ainsi au fil des siècles.
La même question se pose avec le grec. Attesté par écrit à Mycènes il y a trente-cinq siècles, il s’est lui aussi beaucoup transformé. Et si les écrits attribués à Homère, au VIIIe siècle avant l’ère chrétienne, ont marqué la postérité, cette langue, divisée en plusieurs dialectes, va aussi évoluer, passant par une forme officielle dite « koiné » imposée par Alexandre le Grand au IVe siècle, puis une langue « chrétienne » qui servira de passerelle vers le latin, pour aboutir in fine au grec moderne.
La langue française, une construction savante
En explorant les racines de la langue française, les auteurs notent avec un léger amusement l’absence dans les débats de l’idiome… « gaulois ». Postulant qu’il devrait être logiquement à la base du français puisque le territoire des Gaulois recoupe en grande partie celui de la France actuelle, ils constatent que « le français n’est absolument pas une langue celte », ajoutant qu’il n’en a conservé que… 150 mots, essentiellement dans l’agriculture (charrue, soc, ruche, talus, boue, sapin, bruyère, alouette, brochet, chamois…), les armes (glaive, lance, javelot) et la… diplomatie (ambassadeur).
Les « Gaulois » ont donc adopté le latin pour des motifs qui restent encore aujourd’hui à éclaircir. Peut-être, à l’instar des Palmyréniens qui se sont hellénisés, ont-ils considéré que cette adoption revenait à se moderniser ? Si le latin est donc bien la base fondamentale du français malgré l’influence forte des langues germaniques, le grec fait partie des « apports » plus tardifs qui ont enrichi la langue de façon artificielle.
L’importance du latin en français tient aussi à l’orthographe. Désolés de voir l’ancien français s’écrire de façon quasi-phonétique, les lettrés du Moyen Âge ont voulu le rendre plus « digne » en choisissant de « recalquer la graphie des mots latins sur le français ». D’où les lettres g et t au mot doigt, pour rappeler qu’il vient de « digitum », mais aussi des mots tels que admettre, séduire, informer, disperser, véritables « calques » du latin.
L’Académie française se fera le fer de lance de cette « relatinisation » de la langue française pour justifier l’orthographe de son premier dictionnaire paru en 1694. S’il peut donc s’avérer utile pour comprendre l’orthographe, le latin ne l’est guère pour apprendre la grammaire française, trop différente de celle du latin.
Ce livre se révèle instructif aussi en nous apprenant comment le latin est parvenu jusqu’à nous à travers l’Église, puis comment il a constitué une base de l’enseignement de l’élite. Tous ses membres n’en ont pas pour autant gardé un souvenir impérissable. Ainsi, Paul Valéry estimait-il que « mieux vaudrait rendre l’enseignement des langues mortes [et ici il souligne mortes] entièrement facultatif […] et dresser seulement quelques élèves à les connaître assez solidement, plutôt que de les contraindre en masse à absorber des parcelles inassimilables de langages qui n’ont jamais existé » (Variété, III, 1936).
Plus instructif encore, ce livre rappelle à quel point le latin et le grec ont été délibérément utilisés pour construire… la modernité. Ainsi, au XVIIe siècle, le latin, encore utilisé dans les communications entre scientifiques de différents pays, devient marginal devant l’élévation du niveau de culture d’une proportion toujours plus importante de la population. Mais il ne disparaît pas pour autant.
Cessant d’utiliser le latin pour communiquer entre eux, les scientifiques vont l’utiliser pour nommer les phénomènes qu’ils découvrent. C’est ainsi qu’apparaissent les termes « gravitatio » ou « gravitare », qui donneront les termes bien connus en français ou en anglais (gravitation, circulation). Par une action délibérée, latin et grec sont donc devenus à partir de cette époque « des adjuvants du progrès moderne », des « sortes de réservoirs où l’on va puiser pour faire des mots dont on a besoin ».
Faut-il pour autant continuer à apprendre le latin et le grec ? Les auteurs listent les arguments – « curiosité, ouverture d’esprit, rigueur » – tout en reconnaissant aussitôt qu’ils n’ont aucune portée précise, concrète et « utilitaire ». « Ce n’est plus l’évidence qui commande d’apprendre le latin, le grec ; c’est au contraire un besoin de gratuité, une sorte de superflu, dont on prétend, avec Voltaire, qu’il est très nécessaire. Plus la tête s’emplit, plus elle doit être bien faite, disent Socrate et Cicéron. » Plus loin, ils indiquent cependant que latin et grec peuvent être très utiles pour apprendre… l’anglais, langue à 50 % latine par son lexique !
Les auteurs estiment par ailleurs qu’il serait « aberrant », « dans les sociétés parlant des langues indo-européennes, (…) que l’apprentissage du grec et du latin ne constitue pas un ancrage, une stabilisation intellectuelle et morale (...) ». Poussant plus avant dans cette direction, ils évoquent Jacqueline de Romilly et Marguerite Yourcenar, toutes deux hellénistes et témoins de cette durable passion française pour l’étude du grec, « sans laquelle les connaissances et les attitudes qui nourrissent le meilleur en nous seraient submergés par la nouvelle barbarie, faite de libido, de finance et de violence. »
Sur un mode plus convaincant, ils rappellent que le latin et le grec continuent à jouer le rôle de réservoirs de sens et de concepts pour construire les termes les plus modernes. Le terme « entropie », forgé à la fin du XIXe siècle par le physicien allemand Rudolf Clausius, a connu une carrière internationale de premier plan. Quant à la racine grecque « naute » (navigateur), n’a-t-elle pas été utilisée par les... Chinois pour créer le mot « taïkonaute » (navigateur de l’espace) et leur éviter d’avoir à utiliser des termes issus de l’anglais (astronaute), du russe (cosmonaute) ou du français (spationaute) ?
Autant de signes qui laissent les auteurs optimistes sur le futur du latin et du grec, quitte à voir son enseignement officiel s’étioler et sa transmission reposer essentiellement sur le dévouement de passionnés.
Vos réactions à cet article
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pmlg (21-03-2018 22:06:59)
... de J. de Romilly ce merveilleux livres de chroniques parues dans Santé magazine ... qui se prend au jeu de la santé des mots : Dans le jardin des mots".
Jean Louis Taxil (11-11-2016 19:06:14)
L'Esperanto classique n'a pas eu un grand succès, je crois. Un fou de psychanalyse peut-il appréhender la comédie tragique ou musicale qu'il voit sur la scène d'un théâtre, de son fauteuil d'orc... Lire la suite
regis (24-10-2016 19:03:42)
Relire, pour "enfoncer le clou", les merveilleux ouvrages grand-public de Jacqueline de Romilly...