Nous avons lu pour vous Les artisans de la Paix par Margaret MacMillan (Jean-Claude Lattès, septembre 2006, 660 pages, 26 €), aussi disponible en édition de poche. Un enchantement pour qui aime l'Histoire et ne se contente pas des simplifications qu'elle fait souvent naître après coup.
Les Artisans de la paix de Margaret Mac Millan, professeure à Toronto (Canada), constitue un utile rappel des modalités de sortie de la Première Guerre mondiale ainsi qu'une savoureuse galerie de portraits d'un ensemble de personnages parfois bien oubliés.
Tout a été dit ou presque depuis Jacques Bainville sur Les conséquences politiques de la paix, c'est-à-dire les défauts congénitaux du traité signé dans la Galerie des glaces du château de Versailles en 1919. La volonté d'effacer l'humiliation née de la proclamation au même endroit par Bismarck de l'empire allemand en 1871 conduisit Clemenceau à s'obnubiler sur la récupération de l'Alsace-Lorraine et le paiement des réparations de guerre, sans voir que le maintien d'une Allemagne unifiée et l'éclatement de l'Autriche - Hongrie allaient à rebours de ce qu'il eût convenu de faire : une Allemagne éclatée comme après les traités de Westphalie en 1648, une Autriche - Hongrie maintenue faute de pouvoir créer un petit État viable pour chaque peuple disséminé dans l'ancien empire des Habsbourg.
Mais les négociations de 1919 entre l'américain Wilson, le français Clemenceau, l'anglais LLoyd George et l'italien Orlando allèrent bien au-delà du traité de Versailles et concernèrent plus de la moitié de la planète, malgré l'absence de la Russie encore dans les spasmes de la révolution soviétique de 1917.
Furent ainsi redécoupés l'empire ottoman avec le traité de Sèvres que la reconquête de l'Anatolie par Mustapha Kémal rendit aussitôt caduc, la Hongrie ramenée au tiers de son ancien territoire avec le traité de Trianon, l'Autriche-Hongrie réduite à sa plus simple expression avec le traité de Saint-Germain-en-Laye et la Bulgarie amoindrie avec le traité de Neuilly, tandis que la Chine et l'Afrique virent les puissances coloniales victorieuses se substituer à l'Allemangne. Seule échappait au partage l'Amérique du Sud, en vertu de la doctrine Monroe qui réserve aux États-Unis le règlement des affaires concernant leur arrière-cour.
L'évocation complète et agréablement présentée de Margaret Mac Millan remet en mémoire des minorités désormais oubliées comme les Ruthènes, paysans d'origine ukrainienne et de religion uniate décrits comme la population la plus arriérée de l'empire austro-hongrois dans le roman La marche de Radetzky de Joseph Roth. Ils partageaient avec des citadins polonais le territoire de la Ruthénie sub-carpathique, langue de terre au sud de la Galicie qui vint prolonger à l'Est le nouvel État tchécoslovaque en 1920 pour lui donner une bizarre forme allongée, vite amputée en 1945 avec son rattachement à l'Ukraine.
Il permet de se souvenir du partage du Banat entre la Hongrie, la nouvelle Yougoslavie et la Roumanie, grande bénéficiaire du remodelage de l'Europe Centrale puisqu'elle ajouta à son territoire historique de Moldavie-Valachie la Bessarabie prise sur les Russes et la Transylvanie prise sur les hongrois, malgré l'interpénétration inextricable des deux peuples sur cette dernière région au nom transformé en «Syldavie» par Tintin.
Il fournit aussi un utile rappel de la naissance difficile du mandat français sur la Syrie, accepté du bout des lèvres par un Royaume-Uni réticent et que la France fut mal inspirée de découper entre un Liban incorporant une part trop importante de populations musulmanes et une Syrie amputée d'une part significative de son littoral, d'où les difficultés qui persistent de nos jours. Il rappelle enfin la raison pour laquelle les promesses d'États indépendants faites aux arméniens et aux kurdes ne purent être respectées : la reconquête opérée par Mustapha Kémal avec l'aide de la Russie aurait obligé les alliés à réouvrir une guerre aux fins fonds du Moyen-Orient pour y perdre à nouveau quelques dizaines ou centaines de milliers de soldats, ce à quoi leurs populations exténuées n'étaient plus disposées.
Mais l'ouvrage est aussi l'occasion d'une galerie de portraits sans équivalent, depuis les négciateurs principaux parmi lesquels l'anglais David Lloyd George injustement caricaturé par l'économiste John M. Keynes sous la forme d'un Gallois fourchu aux sortilèges celtiques, accompagné par les ministres des affaires étrangères «oh so british» que furent Balfour puis Lord Curzon, jusqu'à des intervenants bien oubliés de nos jours.
Ainsi du leader agrarien bulgare Stambolisky, qui entreprit courageusement de moderniser son pays pour finir assassiné dans des conditions dignes du sérail de Constantinople, ou des ambassadeurs chinois et hongrois Wellington Koo et le comte Apponyi dont la superbe éloquence ne purent empêcher la perte du Shantung pour l'un, de la Transylvanie pour l'autre. Ainsi des pleurs d'Orlando suivis de la pantalonnade de d'Annunzio pour le port yougoslave de Fiume, des poses hiératiques de Lawrence d'Arabie suivies des revirements du roi Fayçal.
Ainsi du Premier ministre grec Venizélos, dont l'ambition démesurée de reconquête anatolienne aboutit au désastre historique de la perte des ports hellénistiques d'Asie Mineure de Smyrne, Éphèse et Milet occupés depuis 2.500 ans par les grecs, sans d'ailleurs qu'il en paie lui-même le prix grâce à une opportune défaite électorale quelques mois avant l'effondrement militaire face à la Turquie : les successeurs de Vénizelos n'eurent pas la même chance, puisque le Premier ministre alors en fonctions et ses prédécesseurs immédiats, le ministre de la défense et le chef d'état-major des armées furent jugés et fusillés.
Utile rappel de l'injustice inhérente à toute sanction judiciaire d'une responsabilité politique bien que déjà constatée par une défaire électorale, à l'intention de certains hommes politiques français contemporains d'affaires pas si anciennes.
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