Un éternel ado à casquette, l'enfant terrible d'Hollywood, le roi des films à pop-corn... Arrêtons ces clichés ! Steven Spielberg est bien plus qu'un amuseur public, qu'un gamin qui a transformé ses rêves en images sur pellicule.
Derrière les dinosaures, les aliens et les baroudeurs chapeautés, il y a d'abord un observateur fort avisé de sa société et de ses attentes. Avec sa belle maîtrise de la caméra, c'est une véritable chronique des cinquante dernières années qu'il a construite, de film en film.
Un mauvais scénario
Né le 18 décembre 1947 à Cincinnati, dans l'Ohio, Steven Spielberg aurait dû avoir une enfance heureuse dans une Amérique en plein essor, débordante d'énergie et de créativité à l'image de son père, pionnier de l'informatique.
Mais déménagements et disputes parentales à répétitions vont développer chez le jeune garçon un sentiment d'insécurité qu'il traduira plus tard sur pellicule par de nombreuses scènes évoquant la séparation, voire l'abandon. On ne compte plus en effet dans son œuvre les personnages d'enfants perdus comme l'orphelin Jim d'Empire du soleil (1987), la bande de garnements de sa version de Peter Pan (Hook, 1991) ou même, pourquoi pas, un certain E.T. recherchant sa maison (1982).
Mise en images dans le très autobiographique The Fabelmans en 2022, l'adolescence de Spielberg va donc être marquée par le divorce de ses parents, divorce qui devient alors de plus en plus banal dans une société où le mariage commence à perdre de sa valeur.
Les années lycée ne sont guère brillantes, d'autant plus que ce petit-fils de juifs ukrainiens est victime d'antisémitisme. Pour le jeune Steven, élevé devant un poste de télévision, le remède est tout trouvé : ce sera la création cinématographique, une passion qui l'habite depuis qu'à douze ans on lui a mis une caméra entre les mains.
En 1968, sans aucune formation spécifique, il signe un premier court-métrage muet, Amblin. Le résultat ne se fait pas attendre : premier contact chez Universal !
De bien agréables cauchemars
Désormais entouré d'une bande de copains où gravitent des inconnus du nom de Georges Lucas et Francis Ford Coppola, Spielberg se fait la main sur quelques épisodes de séries avant de se lancer dans le tournage d'une sombre histoire de camion. Un road-movie en pleine période hippie ? Rien d'original, Dennis Hopper et son Easy Rider (1969) ont déjà chanté la liberté chevelue et les grands espaces.
Mais pour le modeste héros du Duel (1971) de Spielberg, la route ressemble plus à un enfer qu'à une promesse de vacances. C'est toute la violence aveugle de la société que montre ici le réalisateur avec peu de moyens mais une grande inventivité. Essai réussi ! Il a à peine 25 ans mais tout le festival de Cannes a déjà son nom sur les lèvres...
Quelques années plus tard, après un Sugarland Express (1974) moins original, Spielberg reprend la même idée, toute simple : un chasseur, quelques proies, beaucoup de suspense et le tour est joué ! Vous avez dit « requin » ? Avec Les Dents de la mer (1975), il fait tour à tour exploser la belle sérénité d'une station balnéaire et le box-office.
Sa recette ? S'appuyer largement sur la seule imagination du spectateur, jouer avec des nerfs déjà torturés par quelques notes de violoncelle bien rythmées. Ainsi a-t-il à peine besoin de montrer Bruce, premier requin star de cinéma mais au jeu rendu beaucoup trop invraisemblable par des problèmes mécaniques indépendants de sa volonté...
Inoubliable ! L'ouverture des Dents de la mer est devenue une scène culte notamment grâce à trois éléments : la musique de John Williams bien sûr, avec ses mi, fa, mi, fa répétées crescendo, une caméra subjective qui prend le point de vue du requin qui se lèche les babines et le contraste entre l'horreur vécue par la jolie Chrissie et le comportement de son compagnon, fidèle représentant de la jeunesse insouciante de l'époque.
Drôles de rencontres
Si l'on a l'habitude de dire que Les Dents de la mer ont traumatisé une génération de baigneurs, elles ont aussi donné le sourire à une génération de réalisateurs. Face à un succès phénoménal bâti sur une promotion agressive, les studios ont commencé par se frotter les mains avant de donner carte blanche à la bande de Spielberg pour contrecarrer l'invasion du petit écran.
Fini les séries B à petit budget pour drive-in ou les comédies gentillettes, désormais ce sont les blockbusters qui vont faire la loi, ringardisant d'un coup la contre-culture des années 70. Le pays, qui sort de la guerre du Vietnam, veut s'amuser et rêver !
Et du rêve, Spielberg en a plein ses poches. Il commence par évoquer une nouvelle rencontre, a priori tout aussi inquiétante, puisqu'elle est « du troisième type » et concerne d'éventuels envahisseurs venus de l'espace. Le sujet n'est pas nouveau et a même fait les beaux jours du cinéma pour symboliser les peurs de la guerre froide. Mais ici, pas d'appréhension, au contraire : c'est bien volontairement qu'à la fin le héros part en compagnie des visiteurs après avoir réussi à dépasser les problèmes de communication.
Quelques notes de musique, un doigt qui se tend et le contact est créé... Alors que le monde est encore divisé en deux blocs, Rencontres du troisième type (1977) restera « un de [s]es films les plus chargés d’espoir ».
Cherche arche et maison malencontreusement égarées...
Pas de problème de communication par contre pour Spielberg qui est devenu LE réalisateur qu'on s'arrache. Les propositions s'accumulent dans sa boîte aux lettres... On lui propose d'abord de mettre en images un scénario extravagant sur la Seconde guerre mondiale (1941, 1979) avant de lui confier l'histoire d'un archéologue peu conventionnel.
Le voilà, le Tintin qu'il attendait ! Rien de tel qu'un personnage décalé embarqué dans des aventures improbables pour concurrencer les austères James Bond et leur « permis de tuer » qui remplissaient alors les salles. Action, humour, charme... le réalisateur croit à ses Aventuriers de l'arche perdue (1981) et s'amuse comme un gamin qui peut enfin se faufiler dans les planches de ses comics : « Indiana Jones, c'était moi derrière la caméra ! »
Mais un autre personnage l'attend, haut de 80 cm et doté d'un doigt démesuré qui désigne les étoiles. « E.T., maison »... En quelques semaines, le petit être informe s'impose dans la culture de masse en jouant de son regard innocent, pacifisme plébiscité à la fois par les enfants et par le courant New Age qui y lit son propre rejet de la science.
La créature mal identifiée, « aux pieds si moches » (Drew Barrymore), ne souhaite-t-elle pas reconnecter les humains à la nature ? En nous invitant à porter un regard différent sur le monde qui nous entoure, E.T. L'extra-terrestre (1982) fait preuve d'une belle anticipation, près de 30 ans avant la prise de conscience écologique.
Poussez-vous que je m'y mette ! C'est à grands coups de balai que la génération des cinéastes américains des années 70-80 a entrepris de dépoussiérer ce vieil Hollywood qui ronronnait alors sous l'autorité des producteurs. Influencés par l'Europe et les « nouvelles vagues » française ou italienne, les rebelles (Francis Ford Coppola, Brian de Palma, Martin Scorsese...) se veulent auteurs et artistes, totalement maîtres de leurs œuvres. Secondés par une belle brochette de comédiens sortis de l'école Actor's Studio, ils poussent dans la ringardise les codes moraux qui jusqu'alors inhibaient le cinéma pour mieux montrer toutes les facettes de l'Amérique : violence, sexe, drogue et rock'n roll !
Profitant de cette ambiance révolutionnaire, Spielberg impose lui aussi ses désirs les plus fous et sa mainmise totale sur son œuvre. Mais les excès de la contre-culture, très peu pour lui ! Le malaise de la fin des années 70 est tout de même perceptible dans ses films qui peuvent être vus comme une façon d'y répondre : puisque la société plonge dans le doute et la récession de la fin de l'ère Nixon, autant lui offrir du rêve ! Tout le monde ne lui en sera pas reconnaissant, et nombreux sont ceux qui accusèrent le duo Spielberg-Lucas d'avoir tué la créativité du Nouvel Hollywood en proposant un cinéma d'effets spéciaux, tendance gadgets et tiroir-caisse. Mais l'Amérique de Reagan, ancien acteur de westerns conventionnels et promoteur du libéralisme, n'est plus celle des années 70 et de ses luttes idéalistes. Ce qui ne veut pas dire que Spielberg va se noyer dans le confort du cinéma de pur divertissement : s'entourer de gentils extra-terrestres et de héros sympas ne va nullement l'empêcher de faire entendre sa voix...
Innocences malmenées
Si E.T. a autant touché le public, c'est aussi pour son message humaniste, message qui parcourt toute l'œuvre du réalisateur. La preuve en est le film La Couleur pourpre (1985) qui sort sur les écrans trois ans plus tard, entre deux Indiana Jones.
Alors qu'on lui reproche de produire des œuvres sans profondeur, celui qui est désormais « le roi Spielberg » surprend avec cette histoire de femmes et de racisme tirée du roman d'Alice Walker, autrice militante largement critiquée pour ses scènes de violence et d'amours lesbiens.
En cette année 1985, faire concurrence à Rocky IV avec un film finalement « classique », le pari était audacieux ! Spielberg le relève pourtant avec brio et, malgré une interdiction aux mineurs (PG-13), le film est un succès.
En 1987, les critiques se font plus acerbes avec son Empire du soleil (1987). Le scénario était à l'origine destiné au mégalomane David Lean, et on comprend pourquoi : il fallait un réalisateur aimant les défis pour se lancer dans le tout premier film d'un major américain tourné en Chine, trois ans après la visite de Reagan dans le pays.
Si l'heure semble donc à l'ouverture et à l'optimisme, l'histoire de ce garçon de la concession internationale de Shanghai pris dans l'absurdité de la Seconde Guerre mondiale sonne plutôt comme un rappel à l'ordre. En effet, ce n'est pas seulement l'innocence du jeune Jack qui a disparu lorsqu'il explique : « Aujourd'hui, j'ai appris un nouveau mot : bombe atomique ». C'est celle du monde entier.
« Ne m'appelez pas Junior ! » (Indiana Jones)
En 1989, nouveau changement de cap avec un Indiana Jones empêtré dans sa relation avec son père, film qui vient conforter la légende d'un Spielberg incapable de sortir du monde de l'enfance. Il est vrai qu'à 40 ans passés, il s'amuse à filmer les aventures merveilleuses du Capitaine Crochet (Hook, 1991) ! Serait-il incapable de grandir et d'offrir aux spectateurs autre chose que des histoires de dinosaures, aussi lucratives soient-elles ?
Mais Jurassic Park (1993) est plus qu'une grosse machine à dollars (pas moins de mille milliards aux États-Unis !) : c'est aussi l'alliance du cinéma et de la technologie avec les débuts de la réalité virtuelle qui allait rapidement envahir notre quotidien, tout comme ces monstres fortement affamés allaient définitivement se faire une place dans la culture mondiale. Quel enfant, aujourd'hui, ignore ce qu'est un T-Rex?
À peine six mois plus tard sort en France le film qui va définitivement faire taire ceux qui doutaient encore du talent de notre réalisateur. « Il fallait l'homme des dinosaures pour rendre crédible l'incroyable » (The New York Times) ... Avec sa Liste de Schindler (1994), Spielberg crée un véritable électrochoc auprès des critiques comme du grand public.
Conquis par l'histoire poignante de ce Juste allemand, les spectateurs vont de nouveau se plonger dans la Shoah, remise sur le devant de la scène alors que l'on croyait que tout avait déjà été dit. Et c'est toute une nouvelle génération qui, faisant confiance à son réalisateur préféré, découvre sur l'écran l'histoire de héros cette fois bien réels.
Dans la foulée, Spielberg crée une Fondation des archives de l'histoire audiovisuelle des survivants de la Shoah pour recueillir les derniers témoignages. Jusqu’alors gentil saltimbanque, le voici désormais perçu comme un éveilleur de conscience.
« Sur le plus grand théâtre de mort de l'Histoire moderne »
Lui-même issu d'une famille juive, Spielberg a expliqué qu'« à un certain moment, raconter l'Holocauste [était] devenu une nécessité ».
Les cinq semaines de tournage de La Liste de Schindler se sont déroulées en Pologne, à Cracovie, et à l'extérieur même du camp de concentration de Plaszow où étaient enfermées les 900 personnes employées, et donc sauvées, par Oscar Schindler : « Sur le plateau, on sentait que s'était formée la conscience de ce qu'on était en train de faire... Il y avait d'étranges sensations, presque une souffrance. […] Par moment, le seul souvenir de ce qui a eu lieu pendant l’Holocauste me torturait au point que je voulais arrêter les prises de vue et renvoyer tout le monde chez soi. Partout, dans chaque endroit où nous avons tourné le film, entre les murs des édifices qui remontent à cette époque, derrière le mur d'enceinte du ghetto, qui est encore debout, le mémoire des victimes est vivante et perceptible. C'est pourquoi la caméra devait faire partie du récit, pas en être la protagoniste » (cité par Valerio Caprara).
Face-à-face avec le passé et l'avenir
Les films qui suivent vont consolider ce rôle de réalisateur engagé, bien décidé à aborder les sujets qui fâchent : ce sera l'esclavage avec Amistad (1997) puis Lincoln (2012), les horreurs de la guerre avec Il faut sauver le soldat Ryan (1998) et Cheval de guerre (2011), la vengeance avec Munich (2005).
Très documentés, ces détours par la grande Histoire placent l'Occident face à son passé mais souffrent parfois d'un message pédagogique un peu trop appuyé. Toutefois, les spectateurs ne sont pas près d'oublier la reconstitution du Débarquement ou des lignes de front de la Grande Guerre.
À ceux qui reprochent à Spielberg le voyeurisme sanglant de ses scènes, il répond « réalité » et désir d'humaniser des épisodes devenus flous, voire légendaires. Mais la démarche n'est pas toujours comprise, d'autant plus qu'il en tire un jeu vidéo (Medal of Honor) qui en influencera bien d'autres, toujours plus immersifs.
Il faut dire que pour Spielberg, la technologie, c'est l'avenir ! Ou presque... : « A.I. (2001) parle de la fin de la race humaine entière, supplantée par les Frankenstein que l'Homme a mis sur la planète » (cité par A. Simon).
Plus de 20 ans avant l'arrivée de Chat GPT et consorts, le réalisateur nous alerte déjà sur les dangers de notre cohabitation avec l'intelligence artificielle. Et d'enchaîner avec Minority Report (2002) et La Guerre des mondes (2005), deux autres illustrations menées tambour battant des angoisses qui assombrissent une époque à la fois inquiète du pouvoir grandissant de Big Brother et traumatisée par le 11 Septembre. La fin du monde serait-elle pour demain ?
Le film La Guerre des mondes (2005), librement inspiré du roman de H. G. Welles, dénonce-t-il l'impérialisme américain des années 2000 ? Des pistes de réponses...
La politique n'est jamais loin...
Heureusement, les héros veillent ! En 2008, Spielberg retrouve un Indiana Jones toujours vaillant mais obligé de fuir l'Amérique des années 60 pour cause de trahison envers son pays. Dans Terminal (2004), c'est au contraire un banal voyageur qui tourne en rond dans son aéroport, bloqué pour raisons administratives. Notre liberté serait-elle toujours limitée par certains principes, comme celui de la sécurité du pays ?
C'est la question que posent également Le Pont des espions (2015) et Pentagon Papers (2017) à travers une affaire d'espions pour l'un, un scandale d'État révélé par des journalistes pour l'autre. Sorti juste après l'élection de Donald Trump (2016), ce dernier film préparé en seulement 10 mois sonne comme un avertissement du démocrate Spielberg contre toute censure politique : « On ne peut pas tolérer qu’un gouvernement nous dicte nos choix éditoriaux simplement parce qu’il n’apprécie pas ce que nous publions, » fait-il dire à son personnage.
Attention donc à la toute-puissance des dirigeants, qu'ils soient politiques ou économiques comme ces multinationales qui endorment la société à coups de réalité virtuelle dans Ready Player One (2018). Certaines entreprises des nouvelles technologies, en pleine expansion alors, ont dû se sentir visées...
Le rêve américain, toujours vivant ?
Notre amateur d'extra-terrestres serait-il finalement un réalisateur engagé ? Il est vrai qu'il est assez doué pour faire passer ses messages derrière une apparente légèreté. Il suffit de se rappeler la scène d'ouverture de son West Side Story (2021) où il évoque la destruction des quartiers les plus pauvres de New York pour laisser libre cours à la gentrification.
L'intention ne s'arrête pas là, comme il l'a avoué : « c’est aussi une allégorie très pertinente de ce qui se passe le long de nos frontières et des actions mises en place dans le but de rejeter tous ceux qui ne sont pas blancs ».
L'accès à l'american way of life pour tous ne serait-il qu'une chimère ? Pourtant, dans son dernier film, Spielberg semble bien dire le contraire. Décidant à 76 ans de se prendre lui-même comme sujet de scénario, il montre dans The Fabelmans (2022) qu'un jeune homme parti de rien peut finir dans le bureau de John Ford pour recueillir les conseils du maître.
Loin d'être une œuvre narcissique, ce 34e film est une belle déclaration d'amour au cinéma auquel il a consacré sa vie, et avec lequel il nous a accompagnés. Sa mère avait bien raison : « Les films sont des rêves qu'on n'oublie jamais » (The Fabelmans).
Bibliographie
Valerio Caprara, Steven Spielberg, éd. Gremese, 2003,
Aurélien Simon, Le Cinéma de Steven Spielberg. Une aventure humaine, éd. Omaké Books, 2023.
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