Dans l’Europe du XXe siècle, les guerres civiles meurtrières n’ont pas manqué (Russie, Finlande, Hongrie, Lituanie, Yougoslavie, Albanie, Grèce). Mais c’est néanmoins la Guerre civile espagnole ou guerre d’Espagne (1936-1939) qui a le plus mobilisé et divisé l’opinion publique mondiale. L’historiographie traditionnelle y voit la conséquence d’un putsch de militaires contre un gouvernement républicain de Front populaire.
Les responsabilités du drame sont beaucoup plus partagées ainsi que le rappelle l’historien Arnaud Imatz, qui a préfacé l'édition française de l’ouvrage à succès de Pío Moa : Les mythes de la guerre d’Espagne, 1936-1939, (L’Artilleur, 2022, édition de poche, 2023, traduction : Nicolas Klein). Dans ce drame, les appels à la violence venus de la gauche et de l’extrême-gauche font écho à la situation actuelle de la France et méritent qu’on s’y attarde…
Les interprétations contradictoires du conflit
Pour les historiens orientés à gauche, l’échec de la Seconde République espagnole (1931-1936) s’explique par l’hostilité de la droite, son absence d’esprit social, son refus d’accepter les réformes, son esprit réactionnaire, antidémocratique et « fasciste ».
Conformément à une analyse marxiste, le conflit résulterait de la lutte des classes, le combat entre « le peuple » et « l’oligarchie réactionnaire » soucieuse de maintenir à tout prix ses privilèges. Franco, auteur du coup d’État, la hiérarchie de l’Église, l’armée et une poignée de fascistes seraient les seuls responsables de l’embrasement final. Mais reste à savoir pourquoi d’autres pays européens aux conditions socio-économiques aussi défavorables n’ont pas connu une semblable conflagration ?
Pour les historiens de droite, le désastre aurait eu au contraire pour cause principale le fanatisme, le désordre, la violence, l’anticatholicisme obsessionnel, l’extrémisme révolutionnaire des « rouges » qui voulaient instaurer un régime socialiste collectiviste, une République populaire.
Le terrorisme « rouge » aurait atteint son paroxysme avec la séquestration et l’assassinat du député et leader monarchiste, José Calvo Sotelo, quatre jours avant le soulèvement du 18 juillet 1936..
Menacé de mort au Parlement par le ministre socialiste de l’Intérieur Angel Galarza, Calvo Sotelo a été arraché de son domicile et assassiné dans la rue par des militants du PSOE, aidés dans leur crime par les forces de l’ordre puis protégés par les députés socialistes Vidarte, Zugazagoitia, Nelken et Prieto.
En s’abstenant de réagir, le gouvernement du Front populaire aurait montré son aveuglement, son sectarisme et son intolérance. Le soulèvement national de 1936 ne serait somme toute ici que la réponse au soulèvement socialiste de 1934.
Une troisième interprétation se veut plus consensuelle : les diverses explications ne s’excluent pas nécessairement, mais peuvent au contraire se compléter. Il est clair que la situation d’un pays en développement, avec des conditions de vie déplorables pour près de deux millions de travailleurs agricoles et quatre millions de travailleurs urbains (sur une population totale d’un peu moins de 25 millions d’habitants), était particulièrement difficile et préjudiciable.
Les effets négatifs des années de dépression ne pouvaient pas non plus faciliter le jeu de la démocratie. Cela dit, il n'est pas si facile de démontrer que seuls des facteurs structurels et cycliques ont déterminé le cours des événements. On souligne donc ici que la faillite s’explique au contraire avant tout à la fois par l’immaturité politique et par la polarisation extrême de la société.
La gravité et l’instabilité de la situation internationale n’auraient joué qu’un rôle subsidiaire. La clef de l’explosion finale devrait moins être cherchée dans les déterminismes structurels ou conjoncturels que dans l’incapacité des principaux partis politiques et de leurs leaders à résoudre les problèmes de l’époque.
Aux origines du drame
Pour comprendre la guerre d’Espagne, il faut d’abord bien connaître ses antécédents et ses origines. L’Espagne des années trente est un pays fondamentalement rural ou la révolution industrielle mûrit lentement. Elle se caractérise grosso modo par le « latifundisme » oligarchique dans le sud, le « minifundisme » dans le nord et la faiblesse du secteur industriel.
L’histoire de la IIème République espagnole est marquée par la récession interne, la montée constante du chômage et l’accroissement du nombre des grèves. L’environnement social réunit toutes les « conditions objectives » pour une propagande de masse et l’exacerbation de la lutte des classes. Mais, soulignons-le à nouveau, la déchirure a avant tout son origine dans la dynamique politique.
Après la funeste invasion française (1807-1813), le « putschisme » est devenu jusqu’en 1886 le recours habituel des groupes politiques libéraux-progressistes espagnols (33 pronunciamientos sur 35). Pendant plus d’un siècle, la guerre civile ouverte (avec les trois guerres carlistes) ou larvée, la désintégration politique, l’insécurité et la violence ont été érigés en système.
La situation s’aggrave encore au début du XXe siècle lorsque viennent se surajouter la révolution sociale et l’émergence des nationalismes périphériques. On ne saurait trop insister sur l’importance de ce long processus de décomposition bien antérieur à l’avènement de la République (1931), mais si l’on cherche les causes immédiates de la guerre civile, il faut souligner avant tout l’aveuglement dogmatique de la majorité des politiciens républicains.
L’erreur des républicains fut de procéder à la fois à des réformes de structures économiques, qui heurtaient de front l’aristocratie et la bourgeoisie latifundiste, financière et industrielle, et à des réformes de l’armée et de l’administration notamment par l’octroi de statuts d’autonomie, qui froissaient le sentiment patriotique d’une partie des membres de l’appareil d’État, tout en manifestant un anticatholicisme et un anticléricalisme virulent, qui offensaient les convictions religieuses d’une bonne partie du pays.
Proclamée le 14 avril 1931 dans l’allégresse des villes et l’indifférence des campagnes, la IIème République est perçue à l’origine comme la grande occasion de résoudre les discordes sociales et d’établir enfin un système pacifique de vie en commun.
Elle connaîtra trois phases : à gauche, du 28 juin 1931 au 3 décembre 1933 ; au centre-droit, du 3 décembre 1933 au 16 février 1936 ; et de nouveau à gauche, du 16 février au 18 juillet 1936. En un peu moins de cinq ans, vidée de son contenu éthique et réformateur, elle mourra victime de ses nombreuses secousses et contradictions.
La légalité et la légitimité du régime républicain seront très vite contestées de toute part. En décembre 1930, un Comité révolutionnaire républicain (droite et gauche confondues) donne l’ordre du soulèvement contre la monarchie. Mais l’intervention des troupes fidèles au roi met rapidement fin à la tentative d’insurrection.
Une fois la République proclamée, en avril 1931, l’unité purement négative contre les Bourbons cède la place à de profondes divergences. Dès le 11 mai 1931, de graves atteintes à l’ordre public sont perpétrées. Un peu partout dans le pays, églises, couvents, monastères, monuments et bibliothèques brûlent sans que la force publique, fidèle aux instructions données, intervienne.
De violentes polémiques éclatent aux Cortès (le Parlement espagnol) lors de l’adoption d’un projet de Constitution ouvertement anticatholique. 89 députés, dont le philosophe républicain Miguel de Unamuno, quittent la salle avant le vote en signe de protestation. En octobre 1931, les passions s’exacerbent à nouveau à l’occasion du vote de la « loi de défense de la République » qui introduit un élément typiquement dictatorial dans les mécanismes du pouvoir.
Nouvelle pomme de discorde, la réforme de l’armée en vue de la « républicaniser ». L’intention du ministre de la guerre, Manuel Azaña, est d’écarter à jamais l’armée de la vie politique, mais elle est contredite par un recours constant aux troupes pour maintenir l’ordre.
Les anarchistes se lancent dans quatre insurrections durement réprimées, deux en 1931, et deux autres en 1932 et 1933. En août 1932, un minuscule groupe de militaires conservateurs fait une tentative de putsch sans conséquences pour le pouvoir ; il est guidé par le général Sanjurjo qui, à la tête de la garde civile, avait contribué à l’avènement de la République.
Beaucoup plus grave, en raison de la dimension de leur tentative, les socialistes se soulèvent dans toute l’Espagne, contre le gouvernement de la République que préside le radical Alejandro Lerroux, en octobre 1934. Cette insurrection socialiste a été soigneusement planifiée en vue d’instaurer la dictature du prolétariat. Elle n’est peut-être pas la première étape de la guerre civile (on peut en discuter), mais elle est certainement le premier assaut menaçant, la première action sérieuse pour détruire la République.
La gravité des événements de 1934, que beaucoup d’historiens circonscrivent un peu rapidement à la révolution des Asturies (dont la reconquête dura 14 jours et fit 1200 morts), a été soulignée par plusieurs historiens et hommes politiques antifranquistes (socialistes, anarchistes et jacobins-libéraux) tels Indalecio Prieto, Gabriel Jackson, Ramos Oliveira, Gerald Brenan ou Sanchez Albornoz.
La réflexion lapidaire du libéral antifranquiste, Salvador de Madariaga, mérite d’être méditée : « Avec la rébellion de 1934, la gauche espagnole perdit jusqu’à l’ombre d’autorité morale pour condamner la rébellion de 1936 ». Le jugement de l’historien Hugh Thomas est tout aussi explicite : « […] c’est la révolution de 1934 qui a commencé la guerre civile et elle a été la faute de la gauche. Il existe une conférence d’Indalecio Prieto prononcée au Mexique dans laquelle il dit exactement cela, en acceptant sa culpabilité ». (note)
Dissensions à gauche et à droite
Lors des élections de février 1936, le très important mouvement anarchiste (CNT et FAI) n’était pas dans l’alliance révolutionnaire du Front populaire, pas plus que le petit parti de la Phalange ne figurait dans la coalition contre-révolutionnaire du Bloc national.
Pendant la guerre civile qui a suivi le soulèvement militaire de juillet 1936, les communistes ont occupé une position hégémonique au sein de la gauche, grâce à l’appui de leurs alliés socialistes, sans cesser d’être contestés par les anarchistes et leurs alliés sociaux-démocrates comme en témoignent les deux petites guerres civiles à l’intérieur de la guerre civile à Barcelone (mai 1937) et à Madrid (mars 1939).
En face, les disputes et les rivalités étaient tout aussi présentes, mais le général Franco allait imposer par la force la fusion de tous les partis combattant dans le camp national.
José Antonio Primo de Rivera, fondateur de la Phalange, n’avait guère de sympathie pour Franco et il se réclamait d’une « troisième voie », d’un « régénérationnisme » national-syndicaliste très éloigné du conservatisme du généralissime. Celui-ci n’eut toutefois pas à sévir. Emprisonné par le gouvernement du Front populaire quatre mois avant le soulèvement, Primo de Rivera fut exécuté en novembre 1936.
En avril 1937, le second chef de la Phalange, Manuel Hedilla, fut condamné à mort par Franco (et finalement grâcié) pour avoir refusé le décret d’unification créant la nouvelle « Phalange Traditionaliste » ; Fal Conde, chef des carlistes, fut obligé de s’exiler au Portugal ; Juan de Borbón, fils du roi déchu Alphonse XIII, se vit refuser à deux reprises de rentrer en Espagne pour rejoindre les troupes nationales.
Quant aux autres leaders de droite, comme le conservateur-libéral Gil Robles, tenus pour responsables du déclenchement de la guerre, ils furent écartés du pouvoir. Tout au long du franquisme, l’habileté manœuvrière du Caudillo consista à arbitrer entre les différentes tendances ayant soutenu le soulèvement en contrôlant et marginalisant soigneusement les dissidences radicales qui émergeaient périodiquement en leur sein.
Les erreurs de la République et les responsabilités du Front Populaire
La guerre civile espagnole était-elle inévitable au printemps 1936 ? On peut en débattre. En tout état de cause, on ne saurait passer sous silence qu’au lendemain de la dissolution des Cortès par le président de la République Niceto Alcalá-Zamora, le 7 janvier 1936, l’atmosphère politique de l’Espagne était tellement viciée que l’ensemble des partis de gauche comme de droite ne coïncidaient que sur un point : la déclaration de ne pas respecter les résultats électoraux qui ne les favoriseraient pas.
Le conflit fratricide n'a pas été le produit exclusif de la réaction, du rejet de toute réforme par la droite, pas plus qu’il n'a été la conséquence des seules violences des activistes de gauche.
Les facteurs qui se sont désastreusement combinés sont : la rigidité du conservatisme de la Confédération espagnole des Droites autonomes CEDA (qui fut incapable de mener à bien la réforme agraire) ; la faiblesse du centre libéral-démocratique représenté par le Parti radical d'Alejandro Lerroux, parti libéral dominé par les francs-maçons qui fut discrédité par des scandales financiers, lesquels seraient jugés mineurs aujourd’hui ; le sectarisme laïciste, la haine du catholicisme et la persécution religieuse ; l'insistance des gauches républicaines bourgeoises à poursuivre l'unité avec les gauches révolutionnaires au lieu de chercher l’alliance avec le centre libéral et conservateur ; l’extrême radicalisation ou « bolchevisation » de la quasi-totalité du Parti socialiste et en particulier de son leader Largo Caballero (surnommé le « Lénine espagnol » par les jeunesses socialistes) ; enfin, les terribles erreurs des deux principaux dirigeants de la République qui se détestaient : le centriste de droite président de la République, Niceto Alcalá Zamora et le centriste jacobin de gauche, Manuel Azaña, ex-président du conseil des ministres et futur président de la République du Front populaire, qui devait jouer en Espagne le rôle du socialiste Kerenski en Russie.
Le processus de bolchevisation du PSOE a été sans doute le facteur fondamental. Il a été largement décrit et déploré par les plus prestigieux acteurs politiques sociaux-démocrates ou réformistes marxistes modérés, qui étaient alors très minoritaires, comme Julián Besteiro ou Gabriel Mario de Coca.
Il n’est pas rare d’entendre aujourd’hui que les dirigeants et les militants socialistes espagnols, tant des années trente que de la période de guerre, étaient des champions de la démocratie, de la liberté et de la tolérance et que leurs discours parfois « volontaristes et dogmatiques » étaient somme toute sans conséquence. Il n’est pas rare non plus de lire que ce sont les discours de la droite qui ont progressivement légitimé la violence comme modalité politique. Malheureusement, les faits sont têtus et les témoignages et documents qui ne vont pas dans ce sens abondent. Que l’on en juge :
Le socialiste Largo Caballero, pour ne citer que lui, disait : « Je déclare qu’il faut s’armer, et que la classe ouvrière n’accomplira pas son devoir si elle ne se prépare pas… il faut lutter dans les rues contre la bourgeoisie, sans quoi on ne pourra conquérir de pouvoir » (Madrid, janvier 1934) ; « Nous ne nous différencions en rien des communistes, comme on aura pu le voir » (Bilbao, 20 avril 1934) ; « Les élections ne sont qu’une étape de la conquête du pouvoir et leur résultat ne s’accepte que sous bénéfice d’inventaire. Si la gauche triomphe, avec nos alliés, nous pouvons œuvrer à l’intérieur de la légalité, mais si la droite gagne, nous devons aller à la guerre civile. Je désire une République sans luttes de classes, mais pour cela il faut que l’une d’elle disparaisse. Et ceci n’est pas une menace, c’est un avertissement. Que l’on ne s’imagine pas que nous disons les choses par plaisir : nous les réalisons » (Alicante, le 25 janvier 1936) ; et encore : « Quand le Front populaire s’écroulera, comme cela se produira sans doute, le triomphe du prolétariat sera indiscutable. Nous implanterons alors la dictature du prolétariat… » (Cadix, le 24 mai 1936).
Quant aux journaux socialistes Claridad et El Socialista, ils répétaient inlassablement : « Que la République parlementaire meure ! » « Guerre de classe. Haine à mort de la bourgeoisie criminelle ! », « Nous sommes décidés à faire ce qui a été fait en Russie » « Que les Espagnols choisissent : le fascisme ou le socialisme ».
Appelant à la guerre civile, ces discours et articles enflammés de la presse socialo-marxiste et anarchiste n’avaient certainement pas leur égal dans la presse libérale et conservatrice, pas même dans celle plus radicale et révolutionnaire de la Phalange.
Que les choses soient claires : en 1936, aucun parti, aucun grand leader politique ne croyait en la démocratie libérale. Le mythe révolutionnaire partagé par toute la gauche était celui de la lutte armée. Ni les anarchistes (la CNT mouvement de masse avait entre 500 et 800 000 adhérents), ni le Parti communiste (un parti ultra minoritaire, d’obédience strictement stalinienne), ni le POUM (un parti marxiste antistalinien et non pas trotskiste comme le répétait le Komintern) ne croyaient en la démocratie libérale. Le parti socialiste n’y croyait pas davantage.
Le Secrétaire général de l’UGT (syndicat majoritaire avec 1 à 1,5 millions d’adhérents), plus tard leader du PSOE, Francisco Largo Caballero, préconisait la dictature du prolétariat et le rapprochement avec les communistes. À l’exception de la petite minorité des sociaux-démocrates, marginalisée, les socialistes ne voulaient pas d’un régime pluraliste, fondé sur la division des pouvoirs et la garantie des libertés individuelles. La démocratie libérale n’était pour eux qu’un moyen pour parvenir à leur fin : la démocratie populaire ou l’État socialiste.
La gauche républicaine et bourgeoise était elle aussi dogmatique et sectaire. Elle était dominée par la personnalité du président du conseil des ministres, président de la République sous le Front Populaire, Manuel Azaña, qui s’était compromis lourdement dans le soulèvement socialiste de 1934. « Il n’y a pas de liberté contre la liberté, telle est l’essence de notre politique ! » clamait Azaña. « Au-dessus de la Constitution se trouve la République et, plus haut encore, la Révolution » (El Sol, 17 avril 1934). Et encore : « À une République entre les mains de fascistes ou de monarchistes, nous préférons n’importe quelle catastrophe, même s’il nous faut répandre le sang ».
Azaña voulait une République démocratique, mais seulement pour les gens de gauche. Enfin, les nationalistes du PNV (Parti nationaliste basque) et de l'ERC (Esquerra Republicana de Cataluña) poursuivaient leurs propres objectifs qui, bien évidemment, n’étaient ni la révolution sociale, ni la démocratie, mais l'autonomie la plus large et, si possible, l'indépendance.
Au printemps 1936, après que le parti socialiste eut accompli le travail de « radicalisation des masses », l’union des jeunesses socialistes et communistes (réalisée dès mars 1936) allait ouvrir un boulevard au Parti communiste espagnol, jusque-là très minoritaire (probablement aussi minoritaire que le petit parti de la Phalange) !
Après le soulèvement du 17-18 juillet, le PCE allait devenir hégémonique au sein du Front populaire, grâce à l’habileté manœuvrière de ses leaders et surtout à l’appui stratégique décisif de Staline et de l’Union soviétique.
À droite, la CEDA de Gil Robles (Confédération espagnole des droites autonomes, un parti composé de conservateurs-libéraux catholiques et de démocrates-chrétiens), a défendu la loi et l'ordre républicains, mais seulement jusqu’en février 1936 ; par la suite ses leaders ont souhaité et favorisé le soulèvement militaire.
Quant aux monarchistes de Rénovation espagnole (dont l’idéologie était proche de celle de l’Action Française), aux carlistes (monarchistes-traditionalistes) et aux phalangistes (membres du petit parti de l’avocat madrilène José Antonio Primo de Rivera), ils ne croyaient pas non plus en la démocratie libérale.
Le seul parti qui défendait la démocratie sans arrière-pensée, était le parti Républicain radical d’Alejandro Lerroux, chef du gouvernement de 1933 à 1935. Mais après les élections de février 1936, ce parti, nourri de francs-maçons et de laïcistes, qui avait été éclaboussé par les scandales financiers de 1934 et qui avait gouverné avec l’appui de la droite conservatrice-libérale, ne représentait plus rien.
Ses membres, honnis de la gauche, allaient être poursuivis par les miliciens et les « tchékistes républicains » dès le déclenchement de la guerre civile. Le gouvernement du Front populaire devait même charger un tribunal populaire de juger les ex-ministres radicaux Rafael Salazar Alonso, Gerardo Abad Conde et Rafaël Guerra del Rio. Accusés, sans l’ombre d’une preuve, d’avoir « favorisé le soulèvement », ils seront condamnés à mort et exécutés.
Ces assassinats politiques méritent d’autant plus d’être rappelés qu’ils sont souvent passés sous silence par les historiens favorables au Front populaire.
La réalité est que sur la totalité du territoire resté aux mains du Front populaire, les militants et sympathisants de toutes les tendances furent considérés comme des ennemis à extirper et à abattre, à l’exclusion de la Gauche républicaine et de l’Union républicaine. Cela allait des partis républicains-libéraux de Lerroux, José Martinez Velasco, Melquiadez Alvarez et Manuel Rico Avello, jusqu’aux traditionalistes carlistes, en passant par les catholiques (conservateurs et démocrates-chrétiens) de la CEDA, les monarchistes libéraux et les phalangistes.
Le résultat des élections de février 1936 n'a jamais été publié officiellement. Le Front populaire a pris le pouvoir après le premier tour sans attendre le second tour comme l'exigeait la loi.
Les recherches des historiens universitaires Roberto Villa García et Manuel Álvarez Tardío (2017), l’ont définitivement démontré : dans six provinces, les exactions et les violences empêchèrent le déroulement des élections dans des conditions démocratiques acceptables ; apeuré et déprimé le gouvernement de Portela Valladares s’est littéralement débarrassé du pouvoir au lieu d’organiser le second tour comme le prévoyait la Constitution, plus de 50 sièges de droite ont été invalidés et systématiquement accordés à la gauche par une commission ad hoc. (note)
Sans ces fraudes électorales, le Front Populaire n’aurait jamais eu la majorité pour gouverner. Au lendemain des élections, le président de la République, Niceto Alcalá Zamora, jugé trop conservateur, a été limogé illégalement. La terreur est descendue dans la rue (grèves, saisies de bien privés, incendies criminels, assassinats), causant plus de 269 morts et 1287 blessés en quatre mois alors que les jeunesse phalangistes, accusées systématiquement d’être à l’origine des désordres, ont commis une soixantaine d’assassinats en deux ans (et subi un nombre égal de victimes dans leurs rangs).
Fin juin 1936, l'opposition au Front populaire était totalement éliminée.
L’armée complotiste pouvait à peine compter sur 10 à 15% des effectifs avant l’assassinat de José Calvo Sotelo le 13 juillet. À Pampelune, le général Mola désespérait de pouvoir agir depuis la rupture des négociations avec les traditionalistes carlistes qui refusaient catégoriquement de se soulever en arborant le drapeau tricolore républicain comme le souhaitait le « directeur » du complot (Mola).
La gauche républicaine (Santiago Casares Quiroga et Azaña), n’ignorait pas la conjuration, mais trop confiante, elle voyait dans l’armée un tigre de papier facile à mettre au pas. L’assassinat du député monarchiste devait précipiter les événements.
Après deux mois de négociations et tergiversations, les dissensions entre les partis soutenant les militaires devinrent alors à leurs yeux secondaires. Fort de l’appui des leaders politiques de droite et de l’accord tacite d’une bonne partie de l’électorat (lequel en 1936 se divisait sensiblement en trois tiers : gauche, droite et abstentionnistes), l’armée réagit enfin.
Si la majorité de l’armée s’était soulevée, la victoire aurait été acquise en quelques heures. Mais il n’en fut rien. Au lendemain du coup d’État, en incluant l’armée d’Afrique, les forces nationales disposaient de 54,69% des effectifs contre 45,31 % pour le gouvernement, mais ce dernier conservait pratiquement toute la flotte et 350 des 450 avions.
En réponse à la sempiternelle question des responsabilités dans la guerre ce ne sont pas seulement les historiens franquistes qui jugent sévèrement la République et le Front populaire, mais aussi certains des acteurs du régime les plus connus pour leurs convictions républicaines et démocratiques.
On connaît et cite souvent les critiques et dénonciations sévères du camp national par les catholiques français Emmanuel Mounier, François Mauriac ou Georges Bernanos, lequel détestait Franco et les généraux, mais admirait José Antonio Primo de Rivera, leader du mouvement phalangiste auquel son propre fils Yves avait adhéré dès l’âge de dix-sept ans.
Il n’en demeure pas moins que les plus grands intellectuels libéraux, républicains et démocrates espagnols, tels José Ortega y Gasset, Pérez de Ayala et Gregorio Marañon, qui étaient alors considérés comme « les pères fondateurs de la République », ou le philosophe catholique, ami de Croce et d’Amendola, Miguel de Unamuno, ont tous critiqué durement le Font populaire et soutenus le camp national.
Deux des protagonistes majeurs des années trente, le chef du gouvernement Alejandro Lerroux (1933-1935) et le président de la République Álcala-Zamora (1931-1936), n’ont pas été moins réprobateurs.
Álcala-Zamora a dénoncé les fraudes et manipulations dès le lendemain des élections de février 1936 ainsi que « les deux coups d’État parlementaires » des Cortès : « Avec le premier, elles se sont déclarées indissolubles pour la durée du mandat présidentiel. Avec le second, elles m'ont révoqué. Le dernier obstacle était écarté sur la route de l'anarchie et de toutes les violences de la guerre civile ». Et encore : « le Front populaire, sans attendre la fin du dépouillement des votes et la proclamation des résultats… a déclenché l'offensive du désordre dans les rues : il a pris le pouvoir par la violence » (Mémoires et Journal de Genève, 17 janvier 1937).
Alejandro Lerroux a écrit pour sa part : « Ni Franco ni l'armée n'ont enfreint la loi, ni ne se sont élevés contre une démocratie légale, normale et fonctionnant normalement. Ils n'ont fait que la remplacer dans le vide qu'elle a laissé lorsqu'elle s'est dissoute dans "le sang, la boue et les larmes" » (La pequeña historia de España : 1931-1936, 1945).
C’est aussi la plus prestigieuse féministe espagnole, Clara Campoamor, membre du parti radical, déléguée à la SDN, qui a sévèrement critiqué le Front populaire. Elle, qui avait fait adopter (contre la majorité des socialistes) le principe du suffrage universel pour les femmes et qui plus tard avait défendu la loi établissant le divorce, fut obligée de fuir le Madrid des « checas » pour ne pas être selon ses dires « un de ces détails sacrifiés inutilement ».
Il y avait en effet près de 400 checas (des centres de tortures organisés par les différents partis du Front populaire dans toutes les grandes villes) et Clara Campoamor se savait détestée et menacée parce qu’elle était supposée avoir contribué à la victoire du centre-droit en 1933 en ayant fait accorder le droit de vote aux femmes !
Elle publia à Paris (Plon, 1937) un témoignage édifiant : La révolution espagnole vue par une républicaine, qui s’achève par ces mots terribles : « Les terroristes [les activistes du Front populaire] ont travaillé en faveur des insurgés avec plus de succès que leurs propres partisans ».
C’est Claudio Sánchez Albornoz, historien, recteur, membre de l’Académie d’histoire, ministre, puis président de la République en exil (1962-1971), qui a fait un jour cette déclaration sans ambiguïtés soigneusement étouffée : « Si nous avions gagné la guerre, le communisme aurait été établi en Espagne... En août 37... Azaña m'a dit que "la guerre est perdue, mais si nous la gagnons, nous, les républicains, devrons quitter l'Espagne, s'ils nous laissent faire, parce que le pouvoir sera aux mains des communistes"... Écoute, tu seras choqué quand tu liras que je ne voulais pas la victoire de la guerre civile, mais c'est vrai qu'Azaña non plus, nous aurions dû quitter l'Espagne... Tu seras choqué quand tu liras que je ne voulais pas la victoire républicaine, mais c'est vrai » (Entretien, Personas, nº74).
C’est le ministre républicain sans portefeuille (1936-1938), membre du Parti nationaliste basque, Manuel de Irujo y Ollo qui a écrit dans un Mémoire présenté en Conseil des Ministres, le 7 janvier 1937 : « En dehors du Pays basque, la situation de fait de l`Église est la suivante: Tous les autels, images et objets de culte ont été détruits sauf rares exceptions [...].Toutes les églises ont été fermées au culte qui a été totalement suspendu […]. Des édifices et des biens de toutes sortes ont été incendiés, pillés, occupés ou détruits [...]. Les prêtres et les religieuses ont été arrêtés, emprisonnés et fusillés sans procès par milliers [7000 morts plus de 20% du clergé, ndla]. On est allé jusqu'à interdire la détention privée d'images et d'objets de culte. La police, qui effectue des perquisitions, cherche et détruit avec violence et acharnement tous les objets qui se rattachent au culte ».
C’est le délégué espagnol au Congrès des Athées, qui se tenait à Moscou en pleine guerre civile, qui déclarait triomphalement : « L'Espagne a surpassé de loin l'œuvre des soviets, parce que l'Église a été totalement annihilée » (propos rapportés dans la Lettre collective des évêques espagnols, du 1er juillet 1937). C’est encore le marxiste-réformiste du PSOE, Julián Besteiro (l’un des très rares leaders du Front populaire à ne pas avoir fui Madrid en 1939) qui a déclaré : « Nous sommes vaincus pour nos fautes […]. Nous sommes vaincus nationalement pour nous être laissés entraîner dans l'aberration bolchevique, qui est peut-être la plus grande aberration politique que les siècles aient connue ».
Manipulations statistiques
Depuis la fin du franquisme, les historiens favorables au Front populaire ont cherché à construire des statistiques pour prouver que les victimes du camp « national » étaient moins nombreuses que celles du camp « républicain ». Leurs adversaires n’ont pas été en reste. Ainsi, Guernica et Badajoz sont deux exemples typiques.
Le bombardement de Guernica (26 avril 1937) aurait causé entre 1000 et 3000 morts selon Steer et Southworth, voire 1645 selon Aguirre et Preston, mais l’étude de Jesús Salas Larrazábal (Guernica: el bombardeo. la historia frente al mito, 2012) conclut qu’il y en aurait eu 126, dont 106 personnes identifiées et 20 à ce jour non identifiées (Le bombardement de Cabra par l’aviation républicaine en 1938 fera lui aussi 109 victimes civiles).
Le massacre des défenseurs républicains de Badajoz (14-15 aout 1936), aurait fait selon les convictions des auteurs (correspondants de guerre et historiens front-populistes) 2000, 4000 voire 9000 morts sur une population de 41 000 habitants. Pour la version canonique, la plupart auraient été fusillés dans les arènes de la ville au cours d’une fête présidée par le colonel Yagüe. Mais les travaux les plus récents ont démontré que les troupes de Yagüe ne dépassaient pas 2000 hommes, que les derniers défenseurs du 15 août étaient moins de 250 et que la « fête » n’avait jamais eu lieu.
Le plus grand nombre d’exécutions (80 victimes) aurait été réalisé sur la Place San Juan. Le plus vraisemblable est que le total des morts se situe entre un minimum de 600 et un maximum de 1200 (ce qui se rapproche des 1500 évoqués par les journalistes Marcel Berthet et Jacques Dany présents sur les lieux au lendemain de la prise de la ville alors que le journaliste américain Jay Allen principal auteur des fausses informations n’était même pas sur les lieux). Voir : Francisco Pilo Ortiz, Moisés Dominguez et Fernando de la Iglesia, La matanza de Badajoz ante los muros de la propaganda, 2010.
Les historiens connaissent le bilan pratiquement définitif des morts au combat : 71 500 pour le camp national et 74 000 pour le camp républicain. Mais les polémiques portent davantage sur l’ampleur de la répression de part et d’autre. Les historiens franquistes estimaient que le nombre de ces victimes s’élevait à 72 500 pour les « nationaux » et à 35 000 pour les « républicains ». Les auteurs en faveur du Front populaire ont évalué en revanche le nombre des victimes « républicaines » de la répression à 400 000, 192 684 (?), 140 000 et, plus récemment, à 114 266 « disparus » selon le Juge Garzón.
En vingt ans, de 2000 à 2020, 800 fosses ont été ouvertes (sur les 2000 à 2600 dénombrées par les autorités) et 9698 restes humains ont été exhumés dont on ignore si la totalité étaient des « républicains ». Sur le versant opposé, les travaux récents de Miguel Platon (2022) sur la répression font état de 57 000 victimes chez les « nationaux » et 51 000 victimes chez les « républicains » ; ce relatif équilibre n’aurait été rompu que par les 12 000 exécutions judiciaires officielles (24 949 condamnations à mort y compris les droits communs, dont 12 851 commuées en peines de prison) et par environ 5000 exécutions extrajudiciaires au cours des deux mois qui ont suivi la fin des hostilités. Mais la controverse récurrente sur ces chiffres n’est évidemment pas près de s’éteindre.
Espagne, Espagnes
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pedro (17-06-2023 21:37:45)
excellent article qui expose enfin avec rigueur les causes réelles de la décomposition de l’Espagne des années 30 et la co-responsabilité du fanatisme "gauchiste" de cette république déchirée... Lire la suite
lb.dutignet (06-06-2023 10:29:20)
Très surpris par cet article , reflet semble-t-l de " l'air du temps ", qui " revoit" et " réécrit" l'Histoire , partout en Europe , notamment dans le Nord ( cf la Pologne ) .En gros , la droite re... Lire la suite
Luis (05-06-2023 12:41:32)
Il est normal que toutes les opinions puissent s’exprimer. Cependant cet article manque de rigueur, une quantité non négligeable de faits cités sont des contre vérités ou des falsifications. En... Lire la suite