Le mardi 18 juin 1940, vers 18 heures, dans les studios de la BBC, à Londres, le général Charles de Gaulle, en uniforme, enregistre un message en français à l'adresse de ses compatriotes « présents sur le territoire britannique ou qui viendraient à s'y trouver ».
Il fait part de sa conviction en la défaite finale de l'Allemagne et invite les officiers et les soldats, les ingénieurs et les ouvriers spécialistes des industries d'armement à se mettre en rapport avec lui. Pour la première fois, avant même que le gouvernement français ait signé l'armistice avec l'envahisseur allemand, il évoque la « flamme de la résistance française ».
Quatre jours plus tard, le 22 juin 1940, jour de la signature de l'armistice par le gouvernement Pétain, il renouvelle son appel et précise sa volonté de poursuivre le combat. L'enregistrement de cet appel a été conservé à la différence du premier, dont ne reste qu'un brouillon manuscrit et quelques extraits dans les journaux.
Un appel entendu
Le 16 juin 1940, à Bordeaux où s'était réfugié le gouvernement, Charles de Gaulle avait pris conscience que la majorité des ministres étaient déterminés à conclure un armistice.
Son mentor Paul Reynaud allait devoir remettre sa démission de la présidence du Conseil. Le soir même, de Gaulle se rendit à l'hôtel où résidait l'ambassadeur d'Angleterre et lui fit part de son intention de partir pour Londres. Averti par ses soins, Paul Reynaud lui fit remettre sur les fonds secrets une somme de 100 000 francs.
Le lendemain 17 juin, à 9 heures, le général de Gaulle s'envole à bord de l'avion duquel il avait la veille débarqué de Londres. Le général Spears et le lieutenant de Courcel l'accompagnent. C'est à ce moment qu'il prend conscience de la responsabilité historique qui était désormais la sienne. Il écrira plus tard dans ses Mémoires de guerre : « Pour moi, ce qu'il s'agissait de servir et de sauver, c'était la nation et l'État.
Je pensais, en effet, que c'en serait fini de l'honneur, de l'unité, de l'indépendance, s'il devait être entendu que, dans cette guerre mondiale, seule la France aurait capitulé et qu'elle en serait restée là.(...)
Quant à moi qui prétendais gravir une pareille pente, je n'étais rien, au départ. À mes côtés, pas l'ombre d'une force, ni d'une organisation. En France, aucun répondant et aucune notoriété. À l'étranger, ni crédit, ni justification. Mais ce dénuement même me traçait ma ligne de conduite. C'est en épousant, sans ménager rien, la cause du salut national que je pourrais trouver l'autorité. C'est en agissant comme champion inflexible de la nation et de l'État qu'il me serait possible de grouper, parmi les Français, les consentements, voire les enthousiasmes, et d'obtenir des étrangers respect et considération. Les gens qui, tout au long du drame, s'offusquèrent de cette intransigeance ne voulurent pas voir que, pour moi, tendu à refouler d'innombrables pressions contraires, le moindre fléchissement eût entraîné l'effondrement. Bref, tout limité et solitaire que je fusse, et justement parce que je l'étais, il me fallait gagner les sommets et n'en descendre jamais plus ».
Ainsi de Gaulle va-t-il se composer un personnage hautain jusqu'à la limite du supportable. Quand on « est » la France, on ne s'autorise aucune faiblesse...
À Londres, le rebelle s'installe au 7-8 Seamore Grove, près de Hyde Park, dans l’appartement d’un collaborateur, puis demande à Churchill de pouvoir diffuser son appel. Malheureusement, le maréchal Pétain s'étant lui-même exprimé sur les ondes françaises le 17 juin à 12h30, pendant qu'il volait au-dessus de la Manche, il doit patienter jusqu'au lendemain, anniversaire de Waterloo !
L'Appel est enfin diffusé vers 22 heures et rediffusé le lendemain 19 juin vers 16 heures. Une version presque intégrale du texte est communiquée par la BBC à la presse française et publiée dans la presse encore libre du sud de la France. La Dépêche de Toulouse, par exemple, publie un article à ce propos, avec la photo du général, dans son exemplaire du mercredi 19 juin.
Le résistant et député gaulliste Lucien Neuwirth se souvient encore avec émotion des yeux brillants de sa mère à l'écoute de la radio anglaise. Lui-même répond à l'Appel et se rend en Angleterre pour s'engager comme Français Libre. Quelques personnalités font de même dans les semaines qui suivent l'invasion : les généraux Catroux et Legentilhomme, l'amiral Muselier (qui introduira la croix de Lorraine et d'Anjou comme symbole du mouvement), des officiers... Parmi les pionniers figurent également des rescapés de l'expédition de Narvik (Norvège) et des marins.
Sur l'île de Sein, à la pointe de la Bretagne, la plupart des hommes de 14 à 54 ans décident de s'embarquer pour l'Angleterre. Au nombre de 128, ils représenteront rien moins que le quart des premiers Français à rejoindre le général de Gaulle, aux dires de celui-ci ! À la Libération, on expliquera qu'une habitante de l'île avait capté par hasard l'Appel à la radio. Informé, le recteur ou curé avait invité ses ouailles à écouter la deuxième diffusion, le 22 juin, d'où leur décision de partir.
Il semble qu'il s'agisse d'une légende pieuse formulée a posteriori par les gaullistes, les hommes de Sein ayant choisi de leur propre chef de ne pas subir l'occupation allemande et de s'exiler sans attendre l'Appel, avec les encouragements de leurs femmes. Quoi qu'il en soit, l'île a justement mérité de figurer parmi les Compagnons de la Libération.
Même héroïsme non loin de là, dans le petit port de Douarnenez, à l'extrémité du Finistère. De retour d'une campagne de pêche en Mauritanie, François Lelguen (1901-1976), patron du langoustier Le Trébouliste, décide avec le lieutenant Édouard Pinot d'embarquer pour l'Angleterre 115 jeunes militaires des écoles de pilotage de Vannes et du Mans. Les uns et les autres refusent la défaite et cherchent les moyens de continuer la lutte. Ils quittent le port dans la nuit du 18 au 19 juin, avec un équipage de quatre hommes et onze jeunes Douarnenistes, engagés dans le même refus que les aviateurs. Ils arriveront en Angleterre à Penzance le 20 juin. 35 pilotes et six jeunes Douarnenistes mouront au combat.
Immense détresse
La très grande majorité des Français ignorent toutefois l'Appel de Londres. Il y a parmi eux les huit à dix millions de civils qui dérivent sur les routes de l'exode, fuyant l'avance des Panzers allemands et les mitraillages des Stukas, en quête d'un asile improbable.
Il y a aussi les soldats et les officiers qui n'ont pas renoncé à faire leur devoir et se battent et meurent avec l'énergie du désespoir face à un ennemi assuré de sa victoire. De jeunes Cadets de l'école de cavalerie de Saumur se feront ainsi tuer entre le 17 et le 20 juin sur les ponts qui franchissent la Loire.
La veille, le 17 juin, à midi, c'est par millions que se sont comptés les auditeurs de l'allocution du nouveau chef de gouvernement, le vieux maréchal Pétain (84 ans), sur les ondes de la radio nationale. Celui-ci a touché leur coeur avec des mots pleins de sensibilité et de compassion mais aussi de renoncement : . Il les a confirmés dans leur sentiment que la guerre contre Hitler était perdue après tout juste cinq semaines de combats.
La plupart des Français comme des Européens ont la conviction que la guerre est bel et bien terminée ; à Londres même, une grande partie des milliers de Français présents sur place le 18 juin dédaignent l'appel de De Gaulle et regagnent le Continent pour reprendre le cours de leur existence.
Charles de Gaulle résiste aux sirènes de la résignation et du défaitisme. Il place ses espoirs dans la mondialisation du conflit, plus lucide en cela que la très grande majorité de ses contemporains, qui croient à une victoire prochaine de l'Allemagne contre l'Angleterre, son dernier adversaire du moment.
Confiant en la capacité de résistance des Britanniques, sous l'énergique direction de Churchill, le général développe son analyse géostratégique dans son message du 18 juin et les suivants : les Allemands ont remporté la bataille de France grâce à une force mécanique supérieure (chars et avions). Mais l'empire britannique va pouvoir riposter avec une force mécanique bien supérieure grâce au soutien de l'industrie américaine.
En se mondialisant, la guerre va déboucher sur une défaite inéluctable de l'Allemagne. Il importe donc que la France poursuive la lutte, avec sa flotte et son Empire colonial, pour conserver son honneur et retrouver son rang au terme du conflit.
L'incroyable résistance des Britanniques pendant the lonely year (« l'année solitaire », 22 juin 1940- 22 juin 1941) va valider cette analyse.
Armistice, capitulation ou résistance ?
Officier émérite, issu de la bourgeoisie flamande, Charles de Gaulle s'est fait connaître de ses pairs par quelques ouvrages de réflexion stratégique. En 1934, dans Vers l'armée de métier, il montre que les chars et les avions remettent le mouvement et la vitesse au coeur de la guerre et rendent obsolète la stratégie défensive de la Grande Guerre. Il échoue à convaincre l'état-major mais obtient toutefois le commandement d'une division de blindés... en mai 1940.
Quand Hitler attaque la France, le colonel de Gaulle se signale par une contre-offensive momentanée à Montcornet, où sa 4e division cuirassée de réserve tente une attaque sur une vingtaine de kilomètres. Cela lui vaut d'être nommé le 23 mai 1940 général de brigade « à titre temporaire » par le chef du gouvernement, Paul Reynaud, qui est aussi l'un des rares hommes politiques à partager ses idées sur la stratégie. À 49 ans, il devient le plus jeune général de l'armée.
En pleine débâcle, le 6 juin, Paul Reynaud le fait entrer au gouvernement avec le titre modeste de sous-secrétaire d'État à la Défense.
Le même Paul Reynaud, en dépit de toutes ses qualités, commet l'erreur d'appeler le maréchal Pétain à la vice-présidence du Conseil et de remplacer à la tête des armées le général Gamelin par le général Weygand.
Le gouvernement se divise entre les résignés qui proposent, comme Philippe Pétain et Camille Chautemps, de demander à Hitler les conditions d'un armistice, quitte à les rejeter si elles étaient déshonorantes, et ceux qui prônent la résistance à tout prix, comme Charles de Gaulle et Georges Mandel, l'ancien chef de cabinet de Georges Clemenceau.
Trois options se dessinent au sein du gouvernement. Elles vont échouer toutes les trois, ne laissant à de Gaulle d'autre issue que de tenter seul de sauver l'honneur national :
Le général de Gaulle s'oppose avec ardeur à Pétain et au généralissime Weygand, également partisan de l'armistice. Il tente, mais en vain, de faire remplacer ce dernier par le général Huntziger.
Il plaide en faveur de la création d'un « réduit breton » où il serait possible de résister quelque temps avant de se replier ultérieurement en Afrique du Nord. Il échoue cependant à obtenir le transfert du gouvernement à Quimper plutôt qu'à Bordeaux.
Paul Reynaud, quant à lui, penche pour une capitulation militaire et une fuite du gouvernement, du président de la République, des présidents des assemblées et d'un maximum de parlementaires en Afrique du Nord.
Cette option eut sans doute été la mieux à même de préserver l'avenir. Mais le président de la République Albert Lebrun se convainc que rien ne presse. À Bordeaux, il est dissuadé de partir par Pierre Laval qui l'assure que les Allemands n'auraient pas encore franchi la Loire !
En attendant, le président du Conseil envoie de Gaulle à Londres avec mission de rencontrer le Premier ministre Winston Churchill et de lui demander à quelles conditions il pourrait relever la France de son engagement du 28 mars à ne pas traiter séparément avec l'ennemi.
Churchill, entre-temps, s'est laissé convaincre par le Français Jean Monnet de réaliser rien moins qu'une fusion instantanée des gouvernements français et britannique. Cette proposition d'apparence excentrique rendrait les deux pays indéfectiblement solidaires face à l'Allemagne hitlérienne. Elle écarterait le risque d'une tractation directe de la France avec l'Allemagne, avec l'éventualité qu'Hitler se saisisse de la puissante flotte de guerre française, la « Royale », et éventuellement des colonies françaises d'Afrique du Nord et d'Orient.
Le dimanche 16 juin, à 17 heures, de Gaulle dicte lui-même le texte de la note au téléphone à Paul Reynaud. Churchill, qui se tient à ses côtés, se saisit du combiné et confirme son plein accord avec la proposition. Chaque minute compte. Rendez-vous est pris pour le lendemain à Concarneau afin de signer le traité d'union franco-britannique.
De Gaulle reprend l'avion sans attendre. Le soir du 16 juin, quand il atterrit à Bordeaux, où siège le gouvernement, il s'attend à un accueil en fanfare dans la perspective de l'union franco-britannique. Au lieu de cela, il apprend que Paul Reynaud s'est démis de la présidence du Conseil au profit de Philippe Pétain. Tout s'effondre. L'armistice et la paix avec l'Allemagne apparaissent inéluctables dans un horizon proche.
Charles de Gaulle s'attend à être lui-même arrêté comme le sera d'ailleurs Georges Mandel. Tandis que sa femme et ses trois enfants, réfugiés en Bretagne, prennent leurs dispositions pour embarquer vers l'Angleterre, lui-même décide de repartir pour Londres avec la volonté d'allumer le flambeau de la résistance. Il reçoit de Paul Reynaud 100.000 francs prélevés sur les fonds secrets du gouvernement pour l'aider dans son aventure.
D'autres choix, à ce stade, eussent été possibles comme la fuite vers Alger ou Casablanca d'où un appel à la résistance eût été mieux perçu que de Londres, capitale de la « perfide Albion », mal-aimée des Français.
Mais de Gaulle connaît Churchill et fait confiance à sa volonté de lutter à tout prix. Il n'a pas les mêmes certitudes en ce qui concerne les Français qui dirigent l'Afrique du Nord.
La rupture
Le matin du lundi 17 juin, le général projette comme si de rien n'était des rendez-vous pour l'après-midi. Puis, vers 9 heures, il accompagne à l'aéroport Sir Edward Spears, le représentant de Churchill. « Ils se serrèrent la main, se dirent au revoir, puis, dès que l'appareil commença de rouler, de Gaulle sauta dedans et fit claquer la porte. L'avion s'enleva dans les airs, tandis que les policiers et les officiers restaient bouche bée. De Gaulle, dans ce petit avion, emportait avec lui l'honneur de la France... » (Churchill, Mémoires de la seconde guerre mondiale, tome 2).
Pendant que le maréchal Pétain lance sur les ondes son message d'intronisation, le général arrive à Londres. Il demande aussitôt à Winston Churchill d'avoir accès aux studios de la BBC.
Le texte préparé par de Gaulle est soumis à l'avis du cabinet de guerre qui se réunit en conseil le lendemain 18 juin, à midi, en l'absence de Churchill. Les ministres sont déçus de n'avoir pas d'autre représentant de la France qu'un général inconnu. Ils auraient préféré un Reynaud, un Mandel ou encore l'amiral Darlan mais ceux-ci se feront toujours attendre.
Sans surprise, ils rejettent le texte à l'instigation du ministre des Affaires étrangères, lord Edward Halifax. Ce ministre, qui participa aux accords de Munich, est loin de partager la détermination de Churchill à poursuivre la lutte et ne craint pas de mener des tractations secrètes avec Goering, l'adjoint de Hitler, jusqu'en juin 1940. Les attaques verbales de De Gaulle contre le gouvernement de Bordeaux lui font craindre une rupture avec ce dernier, avec le risque que la flotte française, principal enjeu des négociations à venir, ne soit livrée à l'ennemi.
Spears intervient au secours de De Gaulle. Il sort Churchill de sa sieste et, à 17 heures, arrive avec lui à un compromis. À 18 heures, de Gaulle peut enfin enregistrer l'Appel. Celui-ci est diffusé à 22 heures. Succédant à l'allocution du maréchal Pétain, il arrive trop tard pour enrayer la ferveur nationale envers celui qui ne sera bientôt plus appelé que « le Maréchal ». Fait regrettable, il est diffusé le jour anniversaire de la bataille de Waterloo !
Tenu en bride par le cabinet britannique et notamment lord Edward Halifax, le général de Gaulle est empêché de diffuser un nouveau message le lendemain. Il doit attendre la signature de l'armistice, le 22 juin, pour pouvoir renouveler à la radio, avec un maximum de solennité, son appel à poursuivre le combat.
Le général loge au 7-8 Seamore Grove, près de Hyde Park, dans l'appartement d'un de ses collaborateurs, avant d'installer ses quartiers à Carlton Gardens. Là, il reçoit les Français qui se rallient à lui. Maigre moisson. Tout au plus 500 personnes dans les premières semaines.
Le 28 juin, Churchill le reconnaît « Chef des Français libres, où qu'ils se trouvent, qui se rallient à lui pour la défense de la cause alliée ». Un peu plus tard, il l'autorise à constituer, sous les directives générales du commandement britannique, une force de volontaires. Celle-ci se distinguera deux ans plus tard à Bir Hakeim, en Libye, sous les ordres du général Koenig.
Le 2 août, Pétain fait condamner son ancien subordonné à mort par contumace. Mais à la radio de Londres, jour après jour, de Gaulle bâtira sa légitimité contre les « traîtres de Vichy ».
Par la force de son Verbe et de ses convictions, le Général fédèrera ainsi autour de lui les Français Libres engagés aux côtés des Anglo-Saxons et épargnera à beaucoup de compatriotes restés sous la botte de l'occupant la honte de se dire Français.
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Péhenne (17-06-2024 10:13:37)
Impératif : lire les Mémoires de de Gaulle, dont le style ne ressemblent à aucun autre style (comme leur auteur, qui ne ressemble à personne). Les lire au second degré, mais aussi au premier degr... Lire la suite
B.Cochin (10-07-2023 23:50:55)
L'appel du 18 juin a été diffusé par la BBC le 22 juin avec un rajout au texte initialement prévu le 18. « Un gouvernement de rencontre qui a capitulé, cédant à la panique, oubliant l’honne... Lire la suite
Siska (18-06-2015 11:29:19)
Quel homme! capable de soulever des montagnes à une période ou il n'avait pas encore la reconnaissance que lui apportera son rôle historique à la tête de la France Libre. Il savait ou était son... Lire la suite