Rembrandt (1606 - 1669)

Le voleur de lumière

De Rembrandt, on connaît l'incroyable maîtrise de la lumière ou les innombrables autoportraits. Mais sait-on qu'il fut d'abord un artiste fondamentalement indépendant, au point de finir ruiné et abandonné dans la riche Amsterdam du XVIIe siècle ?

Participons à sa réhabilitation en découvrant ce que cachent les yeux de celui que l'on a surnommé le « Hibou ».

Isabelle Grégor

Rembrandt van Rijn, L'Artiste dans son atelier, 1628, Boston, Museum of Fine Arts.

Né dans la farine

Chez les Van Rijn, on est meunier de père en fils depuis des générations dans la bonne ville de Leyde située, comme l'indique le nom de la famille (« Du Rhin »), sur les bords du grand fleuve des Pays-Bas. Et pour garder la tradition, rien de tel que de se marier avec une fille de boulanger ! Surtout si elle vient d'une famille aisée... C'est ce que fait Harmen en s'unissant à la belle Neeltgen qui ne lui donnera pas moins de dix enfants.

Rembrandt van Rijn, Autoportrait à la tête nue, 1633, musée du Louvre, Paris.Parmi cette fratrie, un rebelle : le petit avant-dernier, né le 15 juillet 1606 et prénommé Rembrandt, a décidé que sa vie ne se ferait pas au milieu des petits pains mais des couleurs.

Ce n'est pas pour déplaire à son père qui, jouissant d'une certaine notoriété dans son quartier, verrait bien son petit ambitieux mener encore plus haut le nom de la famille.

Pieter Lastman, l’Annonciation, 1618, musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg.On l'envoie acquérir une culture, notamment religieuse, à l'école latine avant de le pousser vers l'université. Mais Harmen voit bien que son fils n'est pas fait pour les études mais pour le pinceau.

Adieu donc l'université ! Voici Rembrandt qui, à 15 ans, entre en apprentissage chez un petit maître, Jacob Van Swanenburgh, avant de partir à Amsterdam recueillir l'enseignement du peintre d'Histoire Pieter Lastman.

Ce sera un passage éclair puisque le jeune génie n'y restera que 6 mois, le temps d'assimiler quelques techniques de composition et d'éclairage. A-t-il déjà dépassé le maître ? En tout cas il estime qu'il peut se passer du fameux voyage en Italie d'où revient Pierre Paul Rubens, et désormais voler de ses propres ailes.

Rembrandt van Rijn, Judas rendant les trente deniers, Mulgrave Castle, Lythe, North Yorkshire.

Amsterdam, à nous deux !

Retour à la maison : c'est dans le grenier de ses parents que Rembrandt installe son atelier où il invite son acolyte Jan Lievens, également formé chez Lastman. Mais la collaboration tourne court et chacun repart de son côté.

Pour Rembrandt, ce sera Amsterdam où il arrive précédé d'une belle réputation : son Judas rendant les trente deniers (1629) n'est-il pas supérieur à « tout ce qui a été produit par l'Antiquité et l'Italie [puisqu'] un adolescent, le fils imberbe d'un meunier batave, a dépassé Protogène, Apelle et Parrhasios [célèbres peintres de la Grèce antique] » (Constantin Huygens, poète néerlandais) ?

Rembrandt van Rijn, L'Apôtre Paul (detail, signature de Rembrandt), 1657, Washington, National Gallery of Art.Rembrandt semble en être conscient lorsqu'il décide de ne désormais signer ses œuvres que de son simple prénom, à la façon des Raphaël et autres Michel-Ange.

Sa première commande importante va lui permettre de faire la démonstration de tout son talent de portraitiste et sa maîtrise des clairs-obscurs audacieux. Pas de sujet religieux pour ce chef-d’œuvre, mais une scène troublante de dissection : La Leçon d'anatomie du professeur Tulp (1632). Quelle réussite ! Quelle gloire !

Tout sourit au jeune peintre puisque c'est à cette époque qu'il tombe profondément amoureux de Saskia, cousine de son marchand d'art. Orpheline mais bien dotée, elle sait lire et écrire et semble plutôt mignonne, comme nous le révèlent les nombreux portraits qu'il fera d'elle. Il est temps de s'établir.

Rembrandt van Rijn, La Leçon d'anatomie du docteur Tulp, 1632, Mauritshuis, La Haye.

Leçon d'anatomie, leçon de peinture

Adrian Adriaensz, dans son malheur, a eu de la chance : ce voleur est entré dans l'Histoire en devenant la vedette d'un des plus célèbres tableaux de Rembrandt.
On est en hiver 1632, saison qui permet au corps du pendu de patienter un peu, le temps que la guilde des chirurgiens à laquelle il a été livré organise la séance de pose. Enfin, quelques jours après l'exécution, dans le Theatrum anatomicum d'Amsterdam, se pressent les hommes les plus importants de la ville dont on peut lire les noms sur la feuille présente au centre du tableau.
Ces édiles sont tournés, tout ouïe, vers le très renommé docteur Nicolaes Tulp, en pleine démonstration de la dissection d'un avant-bras dont il soulève avec délicatesse les tendons. Cette scène peut surprendre, si l'on sait combien ce type de pratique a longtemps été regardé avec dégoût par l'Église. Mais ce n'est plus le cas : depuis les travaux d'André Vésale, au XVIe siècle, on n'hésite plus à ouvrir les corps et même à les présenter au public.
On va donc non seulement construire des bâtiments pour exercer cet art et le montrer au public, mais on va les décorer de scènes d'anatomie et de portraits de groupes. Ces compositions, qui ont profité du déclin de la peinture religieuse sous la Réforme, sont très appréciées des diverses guildes dont elles reflètent la puissance.
Rembrandt van Rijn, La Leçon d'anatomie du docteur Joan Deyman, 1656, Rijkmuseum, Amsterdam.Notre artiste se fait donc à la fois traditionnel et innovant, notamment lorsqu'il donne l'impression que la lumière provient du cadavre pourtant blafard, mis ainsi sur un pied d'égalité avec les visages des riches participants.
Rembrandt produira plus de vingt ans plus tard une seconde toile sur ce thème, mais sa Leçon d'anatomie du docteur Joan Deyman (1656) perdit les ¾ de sa surface dans un incendie, en 1723. Le fragment restant fait la part belle à un corps supplicié au crâne ouvert, directement inspiré du La Lamentation sur le Christ mort d'Andrea Mantegna (vers 1480). Comme à son habitude, Rembrandt porte toute son attention au rendu des chairs, obsession qui le mènera même dans une boucherie pour prendre pour modèle un Bœuf écorché (1655).
Trois siècles plus tard, un autre peintre de passage témoignera de son admiration face à la dextérité de son aîné : « La Leçon d'anatomie de Rembrandt, oui, j'en suis aussi demeuré tout surpris. Te rappelles-tu les couleurs des chairs ? C'est de la terre, surtout les pieds » (Vincent van Gogh, Lettre à Théo).

Entre lumière et ombre

Le mariage de Rembrandt et Saskia est célébré en 1634 et le jeune couple s'installe enfin dans sa propre maison.

Rembrandt van Rijn, Saskia en Flore, 1634, musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg.Mais la plupart de ceux qui se pressent pour assister aux leçons du maître ignorent les malheurs qui le touchent : entre 1636 et 1640, il devient le père de trois enfants qui meurent tour à tour.

Seul survivra Titus, né en 1641 dans la belle maison de briques achetée dans le nouveau quartier d'Amsterdam.

C'est cher, certes, mais le peintre peut y créer en toute tranquillité dans les pièces transformées en atelier où vont s'entasser objets de collection et bizarreries venues du monde entier. Un véritable cabinet de curiosité !

Rembrandt, en effet, aime à s'entourer de tissus, couvre-chefs et autres pièces d'armure dont il va affubler ses personnages. Les commandes, les toiles et les gravures s'accumulent au premier étage tandis qu'au-dessus les élèves s'activent. Son nom commence à faire le tour de l'Europe, tout le monde veut son portrait signé du désormais célèbre prénom.

Rembrandt van Rijn, Titus lisant, vers 1658, Kunsthistorishes Museum, Gemämdegalerie, Vienne.Mais l'artiste a un travail important à finir : on lui a passé commande d'un portrait de groupe pour célébrer une milice privée d'Amsterdam. Ce sera La Ronde de nuit (1642) qui rencontre un succès critique dont son auteur ne profitera guère.

Saskia, en effet, meurt en juin, certainement emportée par la tuberculose. Elle laisse à son époux un testament lui promettant la moitié de 40 000 florins, l'autre moitié revenant à leur fils.

Mais une condition va peser lourd sur la suite de la vie de Rembrandt : le remariage lui est interdit, sous peine de voir l'héritage lui échapper. Veuf, tuteur d'un enfant âgé d'à peine un an, Rembrandt voit toute son existence bouleversée.

Mais que font-ils tous au milieu de la nuit ?

« Il me semble que j'entends un coup de fusil ! C'est ce gnome bizarre sans doute qui l'a tiré. Quel singulier costume ! Et que signifie ce morion [casque] tout enguirlandé de feuillage ? Et à côté de lui, cette petite bonne femme allumée comme une lanterne ? »
A ces questions de Paul Claudel, on aurait encore aujourd'hui du mal à répondre tant La Compagnie du capitaine Frans Banningh Cocq reste bien mystérieuse. Pourtant le contexte semble simple puisque le nom des 18 bourgeois qui forment la milice est inscrit au-dessus de la porte, dans le fond du tableau. On reconnaît devant, en noir, le capitaine Cocq et à ses côtés le lieutenant Van Ruytenburch.
Mais pourquoi une telle différence de taille entre les deux hommes ? Pourquoi derrière eux Rembrandt a-t-il représenté leurs acolytes s'agitant en tous sens ? Et surtout que vient faire cette petite fille en jaune ?
Certains ont pensé qu'il s'agissait du portrait de Saskia tandis que Rembrandt lui-même apparaîtrait, jetant un œil par-dessus un des personnages du fond, à gauche. Bref, les hypothèses continuent à aller bon train ! Reste l'impression de mouvement qui est restée intacte malgré les découpes effectuées dans la toile pour la faire rentrer entre les portes du palais royal. Quant à son aspect sombre, il serait dû au vieillissement du vernis, ce qui signifierait que même son nom de gloire, La Ronde de nuit, ne serait qu'une dissimulation de plus !

Rembrandt van Rijn, La Ronde de nuit, 1642, Rijkmuseum, Amsterdam.

La mauvaise réputation

Rembrandt est donc au sommet de sa gloire, mais les commandes commencent à se faire plus rares. Que lui a-t-il pris aussi de faire un chef-d’œuvre plein de puissance alors qu'on lui demandait un simple portrait de groupe, où chacun aurait eu plaisir à se reconnaître !

Une anecdote, peut-être fausse d'ailleurs, éclaire cette incompréhension : « Un jour, il travaillait à un grand portrait de groupe où figuraient un couple et ses enfants. Il l'avait presque terminé, quand son singe mourut : n'ayant pas d'autre toile sous la main, il peignit dans l'œuvre en cours son singe mort » (citée par P. Bonafoux).

Rembrandt van Rijn, La Sainte Famille, 1645, musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg.On imagine la colère des futurs propriétaires de la toile ! Un fossé commence à se creuser entre le maître et sa traditionnelle clientèle qui se tourne vers ses élèves, lui laissant le loisir de peindre des personnages imaginaires ou bibliques.

Pour nourrir son imagination il court les salles de vente et puise allègrement dans l'héritage de Saskia pour entasser les vieilleries dans son atelier.

Très vite, une réputation d'extravagance lui colle à la peau. Dans l'Amsterdam des commerçants, on ne plaisante pas avec l'argent ! Son comportement choque d'autant plus que côté cœur, il n'est guère plus sage.

Après avoir fait de Geertje, la nourrice de son fils, sa concubine qu'il couvre des bijoux de Saskia, il jette son dévolu sur Hendrickje, la jeune servante que la nouvelle maîtresse de maison a eu la mauvaise idée d'engager. Mais Geertje n'a pas l'intention de se laisser faire et lui intente un procès pour rupture de promesse de mariage.

Tout ce beau monde se retrouve devant les tribunaux avec, au centre des rancœurs, les fameux bijoux de Saskia. Rembrandt ne les récupèrera jamais puisqu'ils ont été gagés par une Geertje qui, semble-t-il, a également plongé dans la prostitution. Le verdict tombe : elle est condamnée à douze ans de prison, conclusion d'une affaire sordide qui a jeté une marque indélébile sur la réputation du peintre.

« C'est avec la nuit qu'il a fait du jour »

Cette citation d'Eugène Fromentin (Les Maîtres d'autrefois, 1876) montre l'admiration que l'on peut ressentir hier comme aujourd'hui en découvrant les toiles de Rembrandt. Plus que les thèmes ou la composition, c'est en effet la maîtrise de la lumière qui en a fait des chefs-d’œuvre souvent imités, jamais dépassés.
Rembrandt van Rijn, Le Christ dans la tempête sur la mer de Galilée, 1633, Isabelle Stewart Gardner Museum, Boston.Lui-même s'était inspiré des recherches du Caravage : en activité autour de 1600, cet Italien a durablement marqué les esprits par son goût des contrastes lumineux et du fameux clair-obscur, notamment sous sa version de ténébrisme, c'est-à-dire lorsque les parties sombres côtoient les détails les plus clairs. Ce procédé permet d'accroître la dramatisation de la scène, pour, par exemple, souligner l'ambiance mystique des œuvres religieuses.
D'éducation calviniste, Rembrandt a en effet représenté à de nombreuses reprises des épisodes sacrés, aussi bien pour la clientèle juive de la ville que pour les bourgeois protestants. Comme s'il s'inspirait de la formule biblique : « Que des ténèbres resplendisse la lumière ! » (saint Paul, Épitre aux Corinthiens), il aime plonger ses décors dans la pénombre avant d'éclairer ses personnages d'un coup de projecteur ocre, théâtral. Les formes en deviennent mystérieuses, les volumes se font insistants, les détails se noient dans des couleurs chaudes, peu contrastées, qui n'hésitent pas à faire ressortir les imperfections : « Rembrandt sait que la chair est de la boue dont la lumière fait de l'or » (Paul Valéry).
Avec une maîtrise acquise par la pratique de la gravure, le « Hibou d'Amsterdam » brosse sommairement, à l'aide de larges touches de peinture, les corps pour mieux mettre en valeur les esprits. « Son œuvre est à la fois observation et introspection » (Jean-Marie Tasset), peinture de l'apparence et de l'intériorité. Plus les années passent, plus il va s'intéresser à la façon dont la vie se reflète dans les visages, dans une quête infinie de la lumière au milieu des ténèbres.

Rembrandt van Rijn, Les Pèlerins d'Emmaüs, 1628, Paris, musée Jacquemart-André, Paris.

Le roi des dettes

Après avoir payé de sa poche le voyage de Geertje jusqu'à la prison de Gouda, où elle restera finalement cinq ans, Rembrandt se lance dans une nouvelle vie conjugale, avec cette fois la toute jeune Hendrickje à ses côtés.

Amoureux fou, il aime à la représenter en Danaé ou Flore, ces figures mythologiques qui lui servent de prétextes pour peindre la nudité.

Rembrandt van Rijn, Bethsabée au bain tenant la lettre de David (portrait de Hendrickje enceinte), 1654, musée du Louvre. Paris.Ce n'est pas du goût de tout le monde, en particulier du consistoire de l'Église réformée qui accuse la jeune femme, enceinte, de prostitution.

Ne vit-elle pas dans le péché, Rembrandt ne pouvant en aucun cas lui mettre la bague au doigt, au risque d'être ruiné ?

Son respect de la parole donnée n'empêchera pourtant pas la catastrophe. Alors qu'Hendrickje accouche d'une petite Cornelia, le père de famille continue à s'endetter à un rythme toujours aussi soutenu.

Les œuvres qu'il vend en grande quantité, les élèves qui le payent rubis sur ongle ne lui suffisent plus pour régler les traites de la maison et les dépenses considérables qu'il ne peut s'empêcher d'accumuler dans les salles de vente.

Rembrandt van Rijn, Autoportrait, 1658, The Frick Collection, New York.Les créanciers commencent à se presser à sa porte et finalement, en 1656, la faillite devient officielle. « Un pot à eau en étain », « une tête de Raphaël d'Urbin », « deux oreillers »... absolument tout ce que contient la belle demeure est inventorié.

Dans cette liste se côtoient objets du quotidien et chefs-d’œuvre de Rubens, gravures de Cranach et reproductions de Titien. Tous ces biens, y compris la maison, sont vendus aux enchères, ce qui permet de récolter une belle somme mais encore insuffisante pour éponger toutes les dettes.

Acculé, Rembrandt ne cesse cependant de peindre, n'hésitant pas à se représenter sous les traits d'un souverain (Autoportrait, 1658) alors même que ses trésors disparaissent les uns après les autres entre les mains des créanciers.

Un siècle en or

C'est toute la bonne société d'Amsterdam qui a défilé chez Rembrandt ! Tous veulent leur portrait exécuté par le maître pour orner les murs de leur belle demeure et faire comprendre à chacun l'étendue de leur fortune.
On est en effet en plein Siècle d'or et les navires de la Compagnie néerlandaise des Indes occidentales (la célèbre VOC) déversent leurs marchandises sur les quais et l'argent dans les caisses. Une aubaine pour les peintres qui ont perdu, avec la Réforme, une grande partie de la clientèle religieuse.
La bourgeoisie calviniste a pris la place de l'Église et n'hésite pas à payer fort cher pour s'entourer de scènes de genre et de natures mortes, mais aussi de portraits de famille ou de groupe. À une époque qui valorise la vie privée, on aime à faire représenter les siens dans un cadre intime tout en n'oubliant pas d'afficher sa réussite en se faisant tirer le portrait, seul ou avec ses collègues. C'est d'ailleurs la représentation du chirurgien Tulp qui apporta à Rembrandt la gloire et une pluie de commandes auxquelles il peine à faire face. Il réalise ainsi pas moins de 46 portraits en quelques mois (1632-1633) !
Pourtant, Rembrandt n'est pas réputé pour sa vitesse d'exécution : « Il devint assez communément admis que quiconque désirait être peint par lui devait poser quelque deux ou trois mois, et il y en eut peu qui eurent cette patience. La cause de cette lenteur était que, dès que le premier travail était sec, il le reprenait, le repeignant avec des grandes et des petites touches » (cité par Pascal Bonafoux). C'est cette même bonne société qui, lassée des frasques d'un peintre qui ne respectait pas les desiderata des commanditaires, finira par lui tourner le dos.

Rembrandt van Rijn, Portrait de famille, vers 1667, Braunschweig, Herzog Anton Ulrich Museum.

Vers l'abîme

Installé dans le quartier des artisans, Rembrandt doit accepter d'être assujetti totalement à Titus et Hendrickje. Ceux-ci tentent alors d'organiser un négoce de ces œuvres qui, avant même d'être finies, n'appartiennent déjà plus à leur créateur.

Ils savent en effet que le vieux peintre est devenu et reste une des gloires de l'Art européen, et que les puissants de toutes les cours aiment à s'entourer de ses toiles. Mais cette reconnaissance ne sera pas suffisante pour l'aider à faire face à la ruine : n'a-t-il pas été obligé de vendre la tombe de Saskia ?

À son tour Hendrickje l'abandonne, victime certainement de la peste. C'est donc dans une maison bien modeste où il vit seul avec sa fille Cornelia, que Rembrandt accueille en 1667 Cosme III de Médicis qui y fait l'acquisition d'un autoportrait pour sa collection florentine.

Mais l'artiste est bien fatigué et ne peut guère faire face à la mort de son fils, à 29 ans, quelques mois à peine après son mariage. Titus ne connaîtra donc pas la petite Titia, née après son décès, qui est certainement au centre de ce Portrait de famille inachevé qui met en scène un bonheur simple à jamais envolé.

Le 4 octobre 1669, les dernières toiles présentes dans la maison de Rembrandt sont retournées contre le mur, ultime hommage au maître qui vient de disparaître, à 63 ans. Son corps repose dans un tombeau loué anonymement dans l'église de Westerkerk d'Amsterdam, comme une ultime punition pour sa banqueroute.

Lui seront donc finalement épargnés la mort de sa belle-fille, deux semaines plus tard, et le placement de la petite Titia dans une institution pour orphelins. Quant à Cornelia, elle choisit de se marier à 15 ans et de tout quitter en rejoignant les Indes néerlandaises où elle donnera le jour, en 1673, à un enfant prénommé... Rembrandt.

Rembrandt van Rijn, Lapidation de saint Étienne, 1625, musée des Beaux-Arts, Lyon.

Miroir, mon beau miroir...

Narcissique, Rembrandt ? On peut le penser en admirant ses autoportraits dans les musées du monde entier. Il n'a en effet cessé de se représenter, au point qu'on compterait aujourd'hui près de 80 de ces œuvres miroirs !

Rembrandt van Rijn, Autoportrait au casque, 1634, Kassel, Staatliche Museen Kassel.Si ce type de toile est courant dans l'Histoire de l'Art, une telle obsession ne peut être qualifiée que d'unique. Ni Albrecht Dürer ni Vincent van Gogh ne sont allés aussi loin dans la confrontation avec soi.

Âgé de 19 ans, il apparaît une première fois dans la foule qui assiste à La Lapidation de saint Étienne (1625). Avec la gloire, ce jeu de cache-cache se transforme en outil d'autopromotion efficace : ces tronies (« têtes d'expression » en néerlandais) deviennent fort recherchées par les souverains collectionneurs qui y voient un échantillon original d'une technique admirée.

Dans le même temps, le peintre va se servir de sa propre image pour étudier l'expression des émotions, transformant chacune de ces toiles en autant de terrains d'expérimentation. Étonnement, colère, arrogance, mélancolie... C'est toute la palette de l'âme humaine que nous donne à voir le pinceau du maestro.

Rembrandt van Rijn, Autoportrait en costume oriental, 1631-1633, Petit Palais, Paris.Certes, il continue à s'amuser en se parant de toutes sortes de déguisements : le voici soldat en hausse-col et béret, bourgeois en col de dentelles ou de fourrure, riche oriental en manteau et turban à plume. Au fil des années le costume se fait plus sobre, les rides plus présentes et le regard plus direct.

Mais même si les deuils, la ruine et la vieillesse ont fait leur œuvre, le peintre reste droit pour nous regarder en face, toujours avec dignité. « [...] les autoportraits de Rembrandt deviennent de plus en plus un instrument de la connaissance de soi, puis enfin le dialogue muet du peintre avec lui-même, du vieil homme solitaire qui parle avec lui-même pendant qu’il peint » (Ernst Van de Wetering).

Entre perfectionnement et introspection, les autoportraits de Rembrandt témoignent ainsi des questionnements d'un créateur sur son art, mais aussi d'un homme sur le Temps qui passe. Ne s'est-il pas représenté dans son dernier tronie en Zeuxis, artiste grec qu'on dit mort de rire en peignant une femme ridicule ?

Voici ci-après une sélection de dix autoportraits, de 23 ans (1629) à 63 ans (1669) :

Rendre le monde méconnaissable

Pour Jean Genet, le parcours de Rembrandt et son obsession pour les autoportraits sont ceux d'un peintre à la recherche de la pureté absolue :
« Je suppose qu'au fond il se foutait d'être bon ou méchant, coléreux ou patient, rapace ou généreux... Il fallait n'être plus qu'un regard et une main. De surcroît, et par ce chemin égoïste, il devait gagner - quel mot ! - cette sorte de pureté si évidente dans son dernier portrait qu'elle en est presque blessante. Mais c'est bien par le chemin étroit de la peinture qu'il y arrive.
Si je devais, schématiquement, grossièrement, rappeler cette démarche - une des plus héroïques des temps modernes - je dirais qu'en 1642 - mais l'homme n'était déjà pas banal - le malheur surprend, désespère un jeune ambitieux, plein de talent, mais plein aussi de violences, de vulgarités et d'exquises délicatesses.
Sans espoir de voir un jour le bonheur réapparaître, avec un effort terrible, il va essayer, puisque seule la peinture demeure, de détruire dans son œuvre et en lui-même tous les signes de l'ancienne vanité, signes aussi de son bonheur et de ses rêves. À la fois, il veut, puisque c'est le but de la peinture, représenter le monde, et à la fois le rendre méconnaissable. [...]
Cet effort l'amène à se défaire de tout ce qui, en lui, pourrait le ramener à une vision différenciée, discontinue, hiérarchisée du monde : une main vaut un visage, un visage un coin de table, un coin de table un bâton, un bâton une main, une main une manche... »
(Jean Genet, Le Secret de Rembrandt, 1958)(note)

Rembrandt van Rijn, Autoportrait en Zeuxis, vers 1668, Wallraf-Richartz Museum, Cologne.

Bibliographie

Pascal Bonafoux, Rembrandt, le clair, l'obscur, éd. Gallimard (« Découvertes »), 1990,
« Dans l'intimité de Rembrandt », Le Figaro hors-série, septembre 2016,
Rembrandt, GéoArt, septembre 2016,
Rembrandt par lui-même, éd. Flammarion, 1999.


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Une oeuvre, une époque
Publié ou mis à jour le : 2019-09-20 12:11:42

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