« Le pain est plus utile que la poésie ». Ces mots, c'est le poète Paul Éluard qui les a prononcés dans une conférence en 1936, ignorant encore que ses vers allaient participer quelques années plus tard, à leur manière, à la victoire contre la barbarie.
Compagnon de route des surréalistes, l'écrivain a laissé une œuvre qui célèbre avant tout l'amour et la liberté, une œuvre qui rappelle à chaque ligne qu'« Il y a des mots qui font vivre ».
« La courbe de tes yeux fait le tour de mon cœur »
Les Grindel forment ce qu'on peut appeler une famille comblée : Jeanne, couturière, et Clément, comptable, ont tout pour donner une enfance heureuse à leur petit Eugène, né en 1895 à Saint-Denis. Et en effet l'enfant s'épanouit, poursuivant de bonnes études jusqu'à ce que la tuberculose mette fin à cet élan : en 1912, le voici envoyé dans un sanatorium près de Davos, en Suisse.
Que faire, quand on est un adolescent cultivé voué à l'inactivité ? Et bien on écrit des vers, et on tombe amoureux ! La jolie élue est russe, elle s'appelle Héléna, prénom qu'Eugène n'aime pas : il la rebaptise vite Gala. Avec une telle muse, les vers s'enchaînent et quelques mois plus tard il peut charger sa mère de lui trouver un éditeur pour son œuvre logiquement intitulée Premiers poèmes (1913).
« Elle est debout sur mes paupières
Et ses cheveux sont dans les miens,
Elle a la forme de mes mains,
Elle a la couleur de mes yeux,
Elle s'engloutit dans mon ombre
Comme une pierre sur le ciel.
Elle a toujours les yeux ouverts
Et ne me laisse pas dormir.
Ses rêves en pleine lumière
Font s'évaporer les soleils
Me font rire, pleurer et rire,
Parler sans avoir rien à dire ».
(Mourir de ne pas mourir, 1924)
Mais la guerre vient mettre fin à cette parenthèse optimiste : il faut partir sur le front comme infirmier dans la Somme. Pour lutter contre l'impression d'être un privilégié, privé de front, le jeune homme se lance dans des Poèmes pour la paix (1918) qu'il signe du nom de sa grand-mère : Éluard.
À sa demande, Éluard est envoyé quelques mois sur le front avant que la fragilité de ses poumons ne l'oblige à rejoindre les services auxiliaires (1917). Il en retirera une nouvelle vision du monde...
« Il y a un mot qui m'exalte, un mot que je n'ai jamais entendu sans ressentir un grand frisson, un grand espoir, le plus grand, celui de vaincre les puissances de ruine ou de mort qui accablent les hommes, ce mot c'est : fraternisation. En février 1917, le peintre surréaliste Max Ernst et moi, nous étions sur le front, à un kilomètre à peine l’un de l’autre. L’artilleur allemand Max Ernst bombardait les tranchées où, fantassin français, je montais la garde. Trois ans après, nous étions les meilleurs amis du monde et nous luttons ensemble, depuis, avec acharnement, pour la même cause, celle de l’émancipation totale de l’homme » (L'Evidence poétique, 1936).
« La Terre est bleue comme une orange »
À la sortie de la guerre, désormais marié à Gala, Éluard parvient à se faire repérer par un groupe d'agitateurs littéraires rassemblés autour de Tristan Tzara, les dadaïstes. Mais le mouvement périclite, laissant place au surréalisme d'André Breton qui veut mettre en avant l'inconscient et le rêve.
Pour Éluard, c'est l'époque des doutes et de la fuite, en 1924, pour ce qu'il qualifiera de « voyage idiot » autour du monde, voyage de 7 mois qui restera d'ailleurs une énigme. À son retour, il se lance de tout son talent dans l'aventure surréaliste, rejoignant par la même occasion le parti communiste.
Alors qu'il est délaissé par Gala qui lui préfère Salvador Dali, il multiplie les créations, publiant coup sur coup les recueils Capitale de la douleur (1926) ou encore L'Amour la Poésie (1929).
L'amour, il l'a retrouvé quand il a rencontré dans la rue cette même année la jeune Maria Benz à laquelle, fidèle à son habitude, il choisit un nouveau prénom : ce sera Nusch.
Devenue l'égérie des surréalistes et notamment du photographe Man Ray, elle devient son inspiratrice et sa femme en 1934, pour « dix-sept années toujours plus claires » (« Notre vie »).
Mais c'est l'heure des choix : en 1933, refusant de sacrifier sa liberté de créateur à la célébration du bolchevisme, il est exclu du parti communiste. Déjà fâché avec Aragon, il rompt en 1938 avec Breton qu'il accuse de garder une trop grande distance entre art et politique. Ces remises en cause ne l'empêchent pas de poursuivre une œuvre toujours plus riche avec entre autres la publication en 1937 des Mains libres.
Ce vers du poème commençant par le fameux « La Terre est bleue comme une orange » peut être vu comme un manifeste surréaliste : il faut laisser les mots venir en liberté, ce qui donne parfois naissance à des images étonnantes, comme on le voit dans la suite du poème :
« Les guêpes fleurissent vert
L'aube se passe autour du cou
Un collier de fenêtres
Des ailes couvrent les feuilles
Tu as toutes les joies solaires
Tout le soleil sur la terre
Sur les chemins de ta beauté ».
(L'Amour la poésie, 1929)
« J'écris ton nom... Liberté »
Pendant ce qu'il appellera les « années-poussière » de la deuxième guerre, Éluard choisit dès 1942 de retrouver le parti communiste et de rejoindre la clandestinité. Il multiplie alors les textes d'appel à la résistance, apporte sa contribution au recueil L'Honneur des poètes (1943) et enregistre des disques clandestins.
En 1943, c'est son poème « Liberté » qui est choisi par la Royal Air France pour être parachuté sur la France. Voici comment est né un des plus célèbres poèmes du XXe siècle : « Je pensais révéler pour conclure le nom de la femme que j’aimais, à qui ce poème était destiné. Mais je me suis vite aperçu que le seul mot que j’avais en tête était le mot Liberté. Ainsi, la femme que j’aimais incarnait un désir plus grand qu’elle. Je la confondais avec mon aspiration la plus sublime, et ce mot Liberté n’était lui-même dans tout mon poème que pour éterniser une très simple volonté, très quotidienne, très appliquée, celle de se libérer de l’Occupant ».
Mais il ne faut pas réduire Éluard à un seul poème : citons pour mémoire les chefs-d’œuvre du recueil Au-rendez-vous allemand (1945) que sont « Courage » où il appelle Paris à garder espoir, ou encore son hommage au résistant Gabriel Péri :
« Un homme est mort qui n’avait pour défense
Que ses bras ouverts à la vie
Un homme est mort qui n’avait d’autre route
Que celle où l’on hait les fusils
Un homme est mort qui continue la lutte
Contre la mort contre l’oubli […]
Péri est mort pour ce qui nous fait vivre
Tutoyons-le sa poitrine est trouée
Mais grâce à lui nous nous connaissons mieux
Tutoyons-nous son espoir est vivant ».
Le court poème « Couvre-feu », ajouté au recueil Poésie et vérité de 1942, a été interdit par la censure.
« Que voulez-vous la porte était gardée
Que voulez-vous nous étions enfermés
Que voulez-vous la rue était barrée
Que voulez-vous la ville était matée
Que voulez-vous elle était affamée
Que voulez-vous nous étions désarmés
Que voulez-vous la nuit était tombée
Que voulez-vous nous nous sommes aimés »
« Mon passé se dissout je fais place au silence »
À la Libération, Éluard est célébré par tous. Mais la fête est de courte durée puisque « le jour en trop », c'est-à-dire le 28 novembre 1946, Nusch décède brutalement, loin de lui. « Morte visible Nusch invisible » laisse notre poète désemparé : « Mon amour si léger prend le poids d’un supplice » (vers gravé sur la tombe de Nusch).
Uniquement capable de trouver du réconfort dans la lecture des autres, Éluard se consacre à deux anthologies poétiques avant que le besoin de l'écriture ne reprenne le dessus. Désormais pour lui, « le seul abri possible c'est le monde entier » ; il se lance donc comme poète officiel du parti communiste dans des voyages en Grèce, en Pologne ou en URSS pour appeler à la paix, appel qui habite ses Poèmes politiques (1948).
Son dernier amour, Dominique, épousée en 1951, ne peut empêcher la maladie de l'emporter en 1952, à seulement 57 ans. Si le gouvernement lui refuse les obsèques nationales, il bénéficie cependant de funérailles grandioses au Père-Lachaise où il repose dans l'allée des notables du parti communiste, veillé par un rosier. « Bonjour tristesse... » (La Vie immédiate, 1932).
Dans L'Évidence poétique, Paul Éluard s'interroge sur le pouvoir de la poésie...
« Le temps est venu où tous les poètes ont le droit et le devoir de soutenir qu'ils sont profondément enfoncés dans la vie des autres hommes, dans la vie commune. […]
Le poète est celui qui inspire bien plus que celui qui est inspiré. Les poèmes ont toujours de grandes marges blanches, de grandes marges de silence où la mémoire ardente se consume pour recréer un délire sans passé. Leur principale qualité est non pas d’évoquer, mais d’inspirer. Tant de poèmes d’amour sans objet réuniront, un beau jour, des amants. On rêve sur un poème comme on rêve sur un être. […]
Depuis plus de cent ans, les poètes sont descendus des sommets sur lesquels ils se croyaient. Ils sont allés dans les rues, ils ont insulté leurs maîtres, ils n’ont plus de dieux, ils osent embrasser la beauté et l’amour sur la bouche, ils ont appris les chants de révolte de la foule malheureuse et sans se rebuter, essaient de lui apprendre les leurs.
Peu leur importent les sarcasmes et les rires, ils y sont habitués, mais ils ont maintenant l’assurance de parler pour tous. Ils ont leur conscience pour eux. » (Paul Éluard, L'Évidence poétique, 1936)
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Gilles (03-08-2018 17:16:03)
Eluard est le poète d'une époque, simple, clair, naturel: c'est beau! C'est humain!
Pour ma part, je penche pour une poésie illuminée, mystérieuse, saisissant la beauté du monde où nous baladons et s'en émerveillant, de son origine inouïe à sa fin stupéfiante. L'astronaute Thomas Pesquet ressent l'overview effect qu'il tente de nous faire toucher. Ma vision zénithale est de la même teneur. C'est celle de notre temps!
GM