Qualifiée par certains de «geste historique», la restitution par la France à la Corée du Sud de documents d'une valeur insigne - les manuscrits royaux de la dynastie Joseon (1392-1910), provenant de la bibliothèque Oegyujanggak située sur l'île de Kangwha - soulève chez d'autres une ferme opposition.
Cette affaire se situe en réalité au croisement de plusieurs enjeux distincts :
- la portée symbolique d'une démarche à caractère diplomatique,
- l'inaliénabilité des collections publiques,
- l'urgence d'une doctrine capable de faire face à des demandes de restitution qui se multiplieront à l'avenir.
Si la France possède 297 volumes de ces manuscrits sur un total de 3.895, conservés jusqu'à présent à la Bibliothèque nationale de France (le Japon en ayant dérobé pour sa part 167 en 1920), c'est à la suite d'un pillage effectué par l'armée française en 1866. Conduite par le contre-amiral Pierre-Gustave Roze, cette expédition punitive visait officiellement à répondre au massacre de missionnaires (certains historiens parlent plutôt de l'échec d'une tentative d'invasion de la Corée).
Ces manuscrits furent identifiés en 1975 dans le fonds chinois de la BnF par l'historien sud-coréen Park Byeong-seon.
Ils figurent par ailleurs dans le registre Mémoire du Monde, le programme de l'UNESCO visant la conservation et la diffusion des collections d'archives et de bibliothèque dans le monde ; ce patrimoine documentaire étant distingué pour son intérêt international et sa valeur universelle exceptionnelle.
La Corée n'ayant cessé de demander le retour des manuscrits royaux, le président de la République Nicolas Sarkozy a répondu à leurs attentes en s'engageant sur un prêt renouvelable tous les cinq ans.
Le prêt renouvelable respecte, au moins dans la forme, le principe d'«inaliénabilité» du patrimoine de la nation, ce qui est le cas des collections de la BnF, ne serait-ce que pour ne pas donner prise à l'accusation de créer un précédent pouvant ouvrir la voie à d'autres demandes de restitution.
Bien que les manuscrits puissent revenir en France à l'occasion de manifestations culturelles, il est peu probable que l'on considère la décision présidentielle autrement que comme un prêt d'une durée indéfinie, même si leur propriété reste française d'un point de vue légal (précisons que le Japon envisagerait également la restitution des manuscrits pillés par son armée au début du XXe siècle).
Alors président de la République, François Mitterrand avait déjà offert à la Corée, en 1993, le premier tome d'un ouvrage en deux volumes, le Hyikyungwon-Wonsodogam-Uigwe, sous la forme d'un prêt à long terme, en dépit de l'opposition de nombre de conservateurs des bibliothèques et en marge de la négociation sur l'exportation du TGV français entre Séoul et Pusan, qui devait aboutir favorablement pour les intérêts de la France.
Avait-il par la même occasion promis le retour des autres volumes ? Les versions divergent sur ce point, provoquant quoi qu'il en soit la déception de la partie coréenne concernant le non retour du reste des manuscrits royaux. Des négociations avaient par la suite été engagées en 1999 autour de la proposition d'un prêt croisé de manuscrits entre nos deux pays, qui ne s'est pas concrétisée.
L'ancien ministre de la Culture Jack Lang avait demandé pour sa part en 2009 à la France, lors d'un séjour à Séoul, de restituer ces archives royales sous la forme d'un prêt de longue durée, en déclarant qu'elles «appartiennent à la mémoire et au patrimoine des Coréens».
Début 2010, en réponse à une question écrite du sénateur Michel Guerry, le ministère des Affaires étrangères rappelait un communiqué du 31 mars 2008 faisant état dela volonté des deux parties de résoudre ce différend «par le dialogue et dans un esprit d'ouverture».
Cette volonté s'inscrivait dans la lignée d'un processus de numérisation de 30 volumes dont il n'existe aucun exemplaire en Corée - les copies numérisées lui ayant été remises en 2008 - et de l'instauration d'un accès facilité des chercheurs coréens aux archives conservées par la BnF - grâce à une simplification des procédures d'accréditation.
Ces manuscrits numérisés sont consultables en ligne sur les sites de l'Agence coréenne du patrimoine culturel et de la Bibliothèque nationale de France, étant entendu que le fonds des manuscrits coréens de la BnF compte environ 2.000 volumes.
Selon les défenseurs de la décision du président Sarkozy, la restitution de ce patrimoine historique essentiel pour l'histoire de la Corée ne peut être assimilée au retour d'une œuvre archéologique ou artistique dans son pays d'origine. On peut en outre se demander s'il fallait continuer à envenimer les relations franco-coréennes par ce seul sujet de contentieux diplomatique entre nos deux pays.
De nombreux conservateurs, archivistes et historiens de l'art déplorent que des considérations diplomatiques et commerciales aient prévalu sur les considérations culturelles et patrimoniales.
Des conservateurs de la BnF ont ainsi publié une déclaration en indiquant que «cette décision a été prise contre l'avis de la Bibliothèque et contre l'avis du ministère de la Culture qui depuis des années ont toujours plaidé pour des formules de retour avec réciprocité ou contrepartie (échange, prêt croisé ou par rotation...)».
On comprend leur inquiétude si le procédé venait à se généraliser. Mais l'origine de la présence de ces manuscrits en France et leur importance incontestable pour la Corée du Sud pouvaient-elles ne pas être prises en compte ?
Surtout, on imagine les conservateurs fort démunis quand les demandes de restitution ne manqueront pas de se multiplier, avec le renfort des sociétés civiles des pays concernés, au-delà des traités internationaux et des règles juridiques en vigueur.
Au-delà de l'affaire coréenne, il convient d'élargir la réflexion sur les réponses à donner aux demandes de restitution de biens culturels dans leur pays d'origine, qu'il s'agisse de l'Amérique du sud, de l'Asie ou de l'Afrique.
La Chine, humiliée et privée d'une partie de ses trésors nationaux à la suite du sac du Palais d'été par les troupes françaises et britanniques en 1860, envisage à présent d'encourager des restitutions sous la forme de dons plutôt que par la voie de démarches juridiques qui ne pourraient aboutir au vu des traités internationaux en vigueur.
Nombre de ces objets dispersés dans le monde entier appartiennent en effet aujourd'hui à des collections publiques et privées hors de Chine.
Rappelons à ce propos les mots visionnaires du poète Hugo : «Un jour, deux bandits sont entrés dans le Palais d'été. L'un a pillé, l'autre a incendié (...) Nous, Européens, nous sommes les civilisés, et pour nous, les Chinois sont les barbares. Voila ce que la civilisation a fait à la barbarie. Devant l'histoire, l'un des deux bandits s'appellera la France, l'autre s'appellera l'Angleterre (...) J'espère qu'un jour viendra où la France, délivrée et nettoyée, renverra ce butin à la Chine spoliée».
Il existe par ailleurs des précédents : la France a ainsi «remis» (et non «restitué») des têtes maori à la Nouvelle-Zélande en 2010, après le retour en Afrique du Sud de la «Vénus hottentote», Saartjie Baartman, en 2002, dans les deux cas à la suite du vote de lois ad hoc.
Il s'agissait certes dans ces circonstances de restes humains, et non de tableaux, de sculptures, d'archives ou de trésors archéologiques.
En 2009, le musée du Louvre a aussi restitué à l'Égypte des fragments de fresques provenant du site de Louxor, acquis de bonne foi entre 2000 et 2003, mais dont l'origine était entachée d'illégalité ; il est vrai que le conseil supérieur des antiquités égyptiennes avait menacé, à défaut, de cesser «toute coopération» avec le musée français, au risque d'une interdiction de fouilles.
On voit qu'en dépit des protestations de principe des responsables des institutions muséales et patrimoniales des grands pays développés, il convient de réfléchir aux pressions croissantes de l'opinion publique internationale. Celle-ci ne se contentera probablement plus de l'assurance de la bonne conservation des biens culturels en dehors de leur pays d'origine, quoi que l'on puisse penser du bien-fondé de ces demandes.
Comme dans le débat sur l'inaliénabilité des collections publiques françaises, il est certes possible de s'arc-bouter sur des principes absolus, qui tiendront tant que la législation restera inchangée, mais il ne paraît pas interdit de réfléchir à une appréciation au cas par cas de ce principe général, comme le font certains de nos voisins étrangers ; étant entendu à cet égard que l'éventuelle aliénation de collections (par voie de vente, de don ou d'échange) ne devrait pas en tout état de cause intervenir pour des raisons financières.
Autrement dit, s'il advenait que le principe d'inaliénabilité des collections publiques soit assoupli, il conviendrait d'affirmer que cet assouplissement n'aura jamais pour objet de faire face à des difficultés budgétaires, mais uniquement d'enrichir les collections par d'autres acquisitions, de mieux gérer les fonds existants... ou encore d'aborder sereinement la question des demandes de restitution.
On peut lire aussi sur le sujet l'analyse originale et très critique de l'historien Mickaël Bertrand : Mémoires du monde vs histoire(s) politique(s) : l'affaire des manuscrits coréens.
Publié ou mis à jour le : 2016-06-30 14:08:57
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