Les journaux personnels du siège de Leningrad (1941-1944)

Voix du pouvoir, voix de l'intime

11 mars 2020. Épisode tragique largement méconnu du public occidental et fortement légendé du côté sovié-tique, le siège que subit Leningrad durant près de 900 jours par les Allemands et leurs alliés est un terrain d’observation privilégié pour étudier la réaction des individus à un contexte de vio-lence et de pression extrêmes (la guerre, le blocus, le stalinisme).

C’est ce que montre Sarah Gruszka dans sa thèse (Voix du pouvoir, voix de l’intime. Les journaux personnels du siège de Leningrad (1941-1944) qui repose sur l’étude des très nombreux journaux personnels tenus par les assiégés. Cette source inédite permet une incursion dans l’univers mental de cette popula-tion en proie à une interminable souffrance, offrant ainsi un éclairage précieux non seulement sur l’histoire du siège de Leningrad, mais plus largement sur le vécu intime de l’époque stali-nienne en temps de guerre.

Dessin de Lev Razumovskij
Est-ce parce que l'épisode du siège de Leningrad est mal connu en Occident et enjolivé en Russie que vous avez choisi cet épisode de la Deuxième guerre mondiale comme sujet de thèse ?

En effet, j’ai été frappée de constater à quel point notre connaissance de cet événement central de la Seconde Guerre mondiale n’était pas à la hauteur de son ampleur. Il s’agit du plus long siège enduré par une ville moderne, au cours duquel les Léningradois ont vécu, pendant presque 900 jours (de septembre 1941 à janvier 1944), dans des conditions infra-humaines : pénuries généralisées, famine, froid, obscurité, bombardements constants de la part des Allemands. Il faut rappeler qu’à cette époque, Leningrad n’est pas n’importe quelle ville : ancienne capitale impériale, centre industriel et portuaire majeur, elle est, avec ses trois millions d’habitants, la septième plus grande cité du monde. C’est pourquoi elle occupait une place de choix dans les plans des Allemands, en dehors de son statut symbolique de « berceau du bolchévisme ». Ce siège est l’une des plus grandes catastrophes humanitaires de cette période et, plus largement, du XXe siècle : ce sont près d’un million de civils qui y ont trouvé la mort, essentiellement de faim. Il met parfaitement au jour le type de guerre envisagé par les nazis : une guerre totale, d’anéantissement, dont les civils sont les victimes encore plus que les armées.

Quels éléments factuels nouveaux apporte votre thèse sur le déroulement de ce siège ?

Ce n’est pas de revisiter le déroulement du siège qui m’intéressait, mais d’en proposer une histoire intime, à échelle humaine. L’histoire du siège de Leningrad a été très tôt enfermée dans un récit canonique quasi intouchable, non seulement à l’époque soviétique, mais encore en partie de nos jours. Selon cette relecture, le siège est essentiellement une affaire d’héroïsme, symbolisant le patriotisme, l’endurance et l’abnégation des citoyens. Mais les journaux personnels tenus par les habitants assiégés permettent de poser un tout autre regard. Ce corpus de plus de 150 journaux que j’ai étudiés, quasi inédit, extrêmement riche et largement sous-exploité, dessine une micro-histoire du siège. Les enseignements qu’ils livrent dépassent le seul cadre du blocus pour tendre à l’universel : ils nous disent quelque chose de l’expérience de l’affamé, du condamné à mort, de l’isolement et de l’enfermement ; des stratégies de survie dans les contextes extrêmes ; du vécu intime de la guerre et autres situations traumatiques ; bref, du sujet d’une catastrophe historique.

Journaux intimes tenus par des habitants de Leningrad assiégés.

Quels types de réactions a suscité ce siège chez les habitants de Leningrad confrontés à ces situations extrêmes et soumis à la propagande stalinienne ?

Ces questions sont précisément au cœur de mon investigation : mon objectif était d’affiner notre compréhension du rapport de l’individu au pouvoir, à l’idéologie soviétique en plein stalinisme, à travers la source privilégiée des journaux intimes. Cette analyse a mis en lumière une dialectique subtile de rejet et de réappropriation de la voix du pouvoir. Ainsi une distanciation, voire un désaveu vis-à-vis de la culture collectiviste ou de l’idéal internationaliste peut tout à fait coexister ou alterner avec des formes de récupération de ces mêmes principes alors revisités, individualisés selon les sensibilités de chacun. Ce phénomène dessine les contours d’une société soviétique plurielle, polyphonique, complexe, mouvante, qui, loin d’être dupe ou passive, fait souvent preuve d’une grande clairvoyance et témoigne d’une liberté de ton stupéfiante dans ce contexte répressif. Cette analyse a également confirmé le pouvoir mobilisateur et attractif des valeurs soviétiques qui ont pu agir comme des ressources parfois salvatrices.

Cimetière mémorial Piskarev dédié aux victimes de Leningrad à Saint-Pétersbourg.

Quel regard porte-t-on aujourd'hui en Russie sur cet épisode de l'histoire du pays ?

Près de 80 ans après les faits, le siège de Leningrad reste un sujet extrêmement sensible et étonnamment actuel dans la Russie d’aujourd’hui. Malgré les avancées historiographiques considérables de ces deux dernières décennies, chaque année voit son lot de polémiques et de scandales face à ce qui est perçu comme une désacralisation de cette histoire. Récemment, par exemple, l’excellent ouvrage d’une consœur américaine (Alexis Peri) sur le siège de Leningrad a provoqué un véritable tollé au sein d’une partie de la société civile et de la classe politique. Les tentatives de l’appréhender différemment, d’en déconstruire certains lieux communs, de sortir du discours héroïsant, apparaissent encore souvent comme suspectes, irrespectueuses envers les Léningradois assiégés, voire blasphématoires, ce qui instaure un certain climat sinon de peur, du moins de prudence pour celui qui ose sortir des sentiers battus.

L'auteure : Sarah Gruszka

Sarah Gruszka, docteure en études slaves.Docteure en Études slaves 2019, diplômée de Sorbonne Université et de l’Institut National des Langues Orientales de Paris, Sarah Gruszka a suivi une formation en histoire et en philologie (spécialité russe). Elle intervient régulièrement dans des colloques en France et en Russie. Sa thèse a été sélectionnée pour participer au concours de thèses de la Sofarus (société française des amis de la Russie).

Pour en savoir plus : Sarah Gruszka, « Une écriture de la catastrophe dans Leningrad assiégé (1941-1944) », in Sous la glace et les débris du temps. Front de l’Est et bombardements en Europe, sous la direction de Caroline Bérenger et Viviana Agostini-Ouafi, Paris, Indigo, collection « Archives plurilingues et témoignages », 2017, p. 91-106. Sarah Gruszka, « Le siège de Leningrad en quête de commémoration, 77 ans après »Mémoires en jeuRevue critique interdisciplinaire et multiculturelle sur les enjeux de mémoire, n° 8, hiver-printemps 2018-2019, p. 152-156.

Publié ou mis à jour le : 2021-06-19 16:09:50

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