L’État contre les Juifs

Réponse de Laurent Joly à Alain Michel

19 novembre 2018 : Herodote.net étant plus particulièrement destiné aux enseignants, je ne voudrais pas que ceux-ci soient induits en erreur par ce qu’Alain Michel écrit au sujet de mon livre L’État contre les juifs (Grasset, 2018). Son compte rendu, rédigé sur un ton courtois (avec quelques nuances ravissantes de paternalisme), comporte malgré tout plusieurs erreurs et contresens que je suis obligé de rectifier...

Des sources tronquées ?

Le plus inadmissible dans l’analyse d’Alain Michel est la section intitulée « Citations tronquées et sorties de leurs contextes ». Cet intertitre est choquant. Reprocher à un historien de tronquer ses sources est une accusation grave. On ne peut pas la lancer à la légère. Or, non seulement Michel ne se réfère qu’à un seul exemple, mais en plus celui-ci n’est absolument pas probant.

Je ferais, assure-t-il, un usage tronqué des analyses de Joseph Billig, le premier grand historien de la persécution des juifs sous Vichy, et de sa phrase : « La Collaboration n’était nullement une politique de sauvetage[1]. » Alain Michel écrit : « en réalité, Billig dans ce passage cité par Joly s’intéresse à la collaboration en général, et non à la question juive ». C’est inexact. Billig parle bien de la « question juive », dont le traitement par Vichy caractérise selon lui la politique de « collaboration en général ». Pour le lecteur de bonne foi, il ne peut y avoir de doute sur le sens de cette phrase forte. La remarque d’Alain Michel est donc parfaitement infondée – et étrange.

Notre collègue poursuit :

« Joly qui semble comparer Billig à Paxton aurait dû lire également ce que le même Billig écrivait p 323 : « L’histoire de la « solution finale de la question juive » dans l’État français est de nature à déconcerter celui qui cherche des voies simples pour définir le sens d’une politique et les caractères de ses dirigeants et agents responsables. (…) Il y a suffisamment de matières dans nos trois volumes pour appuyer des jugements contradictoires. L’aspect antiallemand et patriotique ou même antiraciste de certains actes franchement ou astucieusement opposés à l’occupant nazi, voisine avec celui d’actes témoignant d’un asservissement, souvent intéressé, aux entreprises meurtrières de l’ennemi ». 

« On le voit, la complexité historique perçue par Billig est fort éloignée de la doxa paxtonnienne, et de son imitation par Joly. Billig reste certes un auteur qui condamne l’attitude de Vichy, mais qui sait souligner les nuances de son action. »

C’est l’histoire de l’arroseur arrosé. Car si Michel a bien lu le début de la page 323, il aurait dû lire également la suite. Après avoir évoqué les « traits contradictoires » de la politique antijuive de Vichy, Joseph Billig écrit :

« Cependant ces tendances divergentes qui, considérées séparément, semblaient signifier l’absence d’un sens unique dans l’évolution de la politique antijuive en France à l’époque nazie, s’organisaient, devant les yeux du chercheur, en un ensemble cohérent. C’est que tous les moments de l’action antijuive qui pourraient plaider en faveur soit du patriotisme, soit aussi des tendances projuives ou antiracistes des personnages vichyssois, ne jouaient dans les événements qu’un rôle subsidiaire. Leur intensité atteignait parfois un degré tel que l’opposant provoquait un éclat et disparaissait de la scène, cédant la place à un autre plus approprié. Mais il ne disparaissait qu’après s’être mis utilement au service de l’œuvre nazie dans les limites où il lui était possible de le faire et il ne manquait pas de s’engager à l’approche de ses limites au-delà de ce qu’il éprouvait lui-même comme admissible. »

Ce passage est un subtil résumé du piège de la collaboration (on pense à Vallat ou à Bousquet cédant respectivement la place à Darquier et Darnand). Tout historien sérieux de Vichy partagera la nuance de l’analyse et la fermeté des conclusions. Dans mon livre (p. 112, 114-115), j’écris ainsi, dans un sens voisin :

« L’étude attentive de la politique de Vichy face à la déportation des juifs et à la pression nazie en la matière, de l’été 1942 à l’été 1944, permet d’identifier les ressorts principaux de cette politique, laquelle, pour reprendre la formule de Joseph Billig, n’était « nullement une politique de sauvetage » ou, plus exactement, ne l’était qu’accessoirement. […] Redisons-le, la collaboration est bien le principal ressort de la politique Laval-Bousquet de 1942. Vient ensuite l’antisémitisme xénophobe, si répandu à Vichy, sans lequel les juifs apatrides n’auraient pu être si facilement livrés aux nazis. La volonté de l’État français de protéger ses nationaux, ou plus précisément les plus « enracinés » parmi eux, dans un contexte de pression redoutable, n’est pas niable. Mais elle n’est qu’un ressort subsidiaire, et à bien des égards la justification des deux autres. »

Alain Michel est-il en désaccord avec cette analyse, qui prolonge celle de Joseph Billig ? Et pourquoi tient-il tant à dissocier le grand historien du CDJC de ce qu’il appelle « la doxa paxtonnienne » ?

La réponse se trouve dans le livre qu’il a publié en 2012, Vichy et la Shoah, où il tente de réhabiliter la thèse du Vichy « moindre mal », qui aurait livré les juifs apatrides aux Allemands afin de « sauver » les français. Obsédé par Paxton, Michel semble gêné par Billig. Si dix ans avant La France de Vichy de Robert Paxton, vingt ans avant Vichy et les Juifs de Marrus et Paxton, et vingt-cinq ans avant Vichy-Auschwitz de Serge Klarsfeld, le premier historien à avoir travaillé sur les archives proposait un cadre interprétatif et des analyses similaires, c’est tout le mythe de la « la doxa paxtonnienne » qui s’effondre…

La petite manipulation à laquelle s’est livré Alain Michel à propos de ma citation de Joseph Billig n’a sans doute pas d’autre explication.

Une « imitation de Paxton » ?

À lire le compte rendu de notre collègue de Jérusalem, le lecteur n’est pas en mesure de comprendre l’interprétation que je propose des origines du statut des juifs d’octobre 1940. Et il n’est pas non plus en mesure de comprendre en quoi cette analyse diverge de celle, classique, de Robert Paxton, d’un statut « autonome », pure application des mots d’ordre de l’antisémitisme. La contradiction relevée par Alain Michel entre l’été 1940 et l’automne 1940 est à cet égard véritablement énigmatique.

Les choses sont pourtant expliquées simplement dans mon livre. Dès juillet 1940, Vichy envisage d’adopter des mesures contre les juifs. Mais les tenants du « statut » (dont j’explique précisément la genèse doctrinale, notamment depuis Maurras, son grand théoricien en 1911) sont minoritaires. En outre, le gouvernement craint une réaction de l’opinion. Il préfère donc s’en prendre aux juifs via des mesures générales visant les naturalisés. Courant septembre, Vichy est informé d’un projet d’ordonnance antijuive en zone occupée, le projet de statut est réactivé plus vite qu’on ne le pensait et le dossier est repris en mains par le ministre de l’Intérieur Marcel Peyrouton, type même du technocrate opportuniste rallié au nouveau régime et à la politique de collaboration. Un statut des juifs est édicté, sur le modèle des lois raciales européennes.

Le reproche que me fait Alain Michel n’a donc pas de sens : « Pour Mister Hyde-Laurent Joly, suivant fidèlement Paxton, Vichy est automatiquement coupable, coupable d’avoir eu une volonté d’éliminer tous les Juifs de France et d’avoir ainsi renforcé sa collaboration avec les nazis en participant au crime pour bénéficier d’avantages en échange. » Que signifie vouloir « éliminer tous les Juifs de France » ? Aucun historien n’écrit cela. En quoi mon analyse suit-elle « fidèlement » celle de Paxton ? Je m’en distingue, sur la genèse du statut des juifs et sur plusieurs autres points. Le lecteur qui lira mon livre s’en rendra compte.

Le sort des enfants : des statistiques problématiques ?

Alain Michel a raison de souligner que l’historien est toujours le produit de son époque. C’est une évidence. Ce qu’il écrit est lié aux préoccupations de son temps, à son itinéraire personnel, son statut, sa nationalité, bref tout ce qui fait qu’on est ce qu’on est. Âgé de vingt ans au moment du procès Papon, marqué par la logique judiciaire de l’historiographie qui prévalait à l’époque, je suis en effet le produit d’une époque « où triomphaient les approches de Klarsfeld et de Paxton ». Mais ce succès de Klarsfeld et Paxton n’est-il pas celui de la vérité historique quant au caractère criminel de la politique Laval-Bousquet de l’été 1942 ? Cela me paraît incontestable. Cela ne l’est pas pour Alain Michel, qui ergote sur les statistiques.

Voici ce qu’il écrit :

« Ainsi, pour tenter de prouver que Vichy n’a pas sauvé les Juifs français, dans le tableau bilan des arrestations et déportations, au lieu de mesurer le nombre des Juifs étrangers par rapport aux Juifs français, il mesure le nombre de Juifs nés en France, sous prétexte qu’il s’agit de la définition légale de qui est citoyen français à l’époque.

« On voit immédiatement le problème : si une grande partie de ces Juifs nés en France ont été déportés, c’est justement parce que Vichy a décidé, dans le cadre des accords passés avec la Sipo-SD, de considérer les enfants de Juifs étrangers comme des étrangers eux-mêmes. On peut et l’on doit condamner cette attitude du gouvernement français de l’époque, mais cela ne change rien au fait que dans la perspective de la déportation, qui se trouve quand même au centre de ce livre, ces enfants ont été déportés car vus comme étrangers par les autorités, et que pour réaliser une statistique historique (et non une statistique humanitaire) on comprendra que ce tableau aurait dû inclure parmi les Juifs français ceux qui, dans la définition de Vichy, étaient considérés comme citoyens. »

Alain Michel n’a rien compris ou ne veut pas comprendre. Si je me limite aux juifs nés en France dans mes statistiques (qui, de fait, sous-évaluent la proportion de juifs français), c’est parce que – je l’explique clairement pourtant – je n’ai que ce critère à ma disposition pour tenter d’évaluer, dans le temps, la répartition entre étrangers et Français parmi les déportés (de 10,5 % nés en France pour les convois partis entre le 27 mars et la mi-juillet 1942 à 47 % pour la période allant de juillet 1943 à août 1944). Ce résultat est, je pense, un apport important de mon étude.

Surtout, dans la lignée de son ouvrage Vichy et la Shoah, Michel persiste à penser que ces enfants, étant considérés comme étrangers par les autorités, ne devraient pas être classés par l’historien parmi les citoyens français ! Que Vichy ait considéré comme étrangers des enfants nés en France, français à titre définitif en vertu de la loi de 1927, scolarisés, etc., et n’ait rien fait pour les protéger, eux et leurs parents, est justement au cœur du problème : le refus délibéré de Vichy d’adopter, face à la pression nazie, une position fondée sur le droit et les conventions internationales. Parler de « statistique humanitaire » est donc particulièrement stupide et choquant.

Conclusion

Le compte rendu d’Alain Michel comprend d’autres erreurs et approximations. Notamment sur la Shoah (la conférence de Wannsee est totalement minorée par l'auteur, qui oublie que l’extermination des juifs allemands a commencé avant le printemps 1942, à Kaunas, Riga ou Chelmno). Mais il comporte aussi des critiques utiles dont je le remercie. Il y a des questions que j’aurais pu approfondir, comme la question de l’UGIF (je le ferai dans une prochaine étude, centrée sur la vie des juifs face à la traque entre 1942 et 1944). Notre collègue a raison aussi d’inviter à lire les archives avec prudence. Les archives allemandes, notamment, ne sont pas l’évangile.

À ce propos, je conclurai sur un dernier exemple, qui illustre mon désaccord profond avec l’approche d’Alain Michel (et explique la vivacité de certaines de mes réponses), c’est le cas Bousquet. Je veux bien admettre que les témoignages relatifs aux rencontres du chef de la police de Vichy avec Heydrich (6 mai 1942) et Oberg (16 juin 1942) doivent être lus avec précaution. Mais il y a tout le contexte, la continuité avec la politique Darlan-Pucheu (la volonté gouvernementale de se débarrasser des juifs apatrides de zone libre) et surtout ce qui se passe après (l’accord du 2 juillet 1942, les télégrammes impérieux d’août 1942 aux préfets de zone sud). Bref, l’interprétation klarsfeldo-paxtonienne, pour parler comme Michel, est la plus probable.

Vichy, avec Laval et Bousquet, approuvés par le maréchal Pétain, a commis le pire à l’été 1942. En huit semaines, le tiers du total des juifs déportés ont été arrêtés (26 000 juifs), soit davantage que durant les treize derniers mois de l’Occupation ! À la fin de l’année 1942, près de 42 000 juifs ont été déportés de France, alors que l’objectif initial des nazis était de 40 000. C’est cela le crime injustifiable de Vichy, et plus précisément de Laval et Bousquet.

Que Vichy ait refusé de déporter les juifs français « enracinés » dans le pays, il n’était pas possible qu’il en aille autrement. L’opinion ne l’aurait jamais accepté, les Allemands, comme Vichy, le savaient. En outre, malgré la politique dilatoire de 1943-1944, plus de 24 000 juifs français ont été déportés au total. C’est beaucoup pour une politique de sauvetage ou de « moindre mal ».

Laurent Joly

 


[1] Joseph Billig, Le Commissariat général aux questions juives (1941-1944), t. 3, Paris, Editions du CDJC, 1960, p 321.

 

 

Publié ou mis à jour le : 2021-12-03 13:53:34

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