Domus Diaboli

Le temps des procès

Nous avons lu pour vous Domus Diaboli, Un évêque en procès au temps de Philippe le Bel, (Alain Provost, Belin, 2010, 23 euros). Ce procès d'un autre âge n'est pas sans rappeler nos propres pratiques judiciaires...

Domus Diaboli

«Les premières années du XIVe siècle ne sont qu'un long procès».

La saisissante phrase de l'historien Jules Michelet résume les grands événements de ces décennies : le conflit entre Philippe le Bel (1285-1314) et le pape Boniface VIII (1294-1305), entre le roi qui se veut empereur en son royaume et le pape qui se veut supérieur aux souverains, se déroule largement sur un terrain juridique.

Le procès et la condamnation des Templiers s'inscrivent aussi dans ce processus d'affirmation de l'État royal et de développement d'une administration complexe.

Mais c'est à un autre procès, contemporain de celui des Templiers, que s'intéresse Alain Provost, maître de conférences en histoire médiévale à l'université d'Artois, pour saisir les ressorts d'une société médiévale en pleine transformation...

La reine aurait-elle été assassinée ?

À l'été 1308, le nouveau pape Clément V, un Aquitain que Philippe le Bel tente de dominer, ordonne à la demande du roi l'ouverture d'une enquête sur l'évêque de Troyes, Guichard.

Ce qu'on lui reproche ? D'avoir, par ses maléfices, provoqué la mort de Jeanne de Navarre, épouse de Philippe le Bel, en 1305, puis d'avoir tenté d'empoisonner le frère du roi, Charles de Valois, comte d'Anjou, et son fils, Louis, le futur Louis X, 1314-1316. Pour comprendre ces accusations extraordinaires, il faut revenir sur la carrière de Guichard.

Le parvenu disgracié

Guichard fait figure de parvenu. Issu semble-t-il d'un milieu champenois modeste, il doit son élévation à la faveur de la reine Jeanne de Navarre, qui, par son mariage, a permis à la France de soumettre la Champagne, terre de foires commerciales jusque là écartelée entre la France et l'Empire. Guichard apparaissait sans aucun doute comme un homme capable de défendre les intérêts du roi de France.

Pourtant, une sombre histoire de chanoine troyen malhonnête, qui se serait échappé de la prison avec la complicité de l'évêque, semble avoir précipité la chute de ce dernier. Or, pendant cette affaire, en 1302, Blanche d'Artois, mère de la reine et ancienne protectrice de Guichard, meurt. Des témoins entendent l'évêque s'en réjouir et laisser entendre qu'il y est pour quelque chose.

Le scandale éclate quelques années plus tard, lorsqu'un ermite, Regnaud de Langres, se réfugie auprès de l'évêque de Sens et lui confesse avoir été contraint par Guichard d'assister à plusieurs réunions avec le frère Jean de Fay, un moine versé dans les arts occultes, Margueronne, une devineresse, et Perrote de Pouy, une accoucheuse. Ils avaient confectionné une poupée de cire, baptisée «Jeanne», puis l'auraient brisée et jetée au feu.

Peu après, Regnaud, apprenant la mort de Jeanne de Navarre, n'eut aucun doute : la faute en incombait à Guichard ! Plus tard, l'évêque fit pression sur lui pour qu'il empoisonne Charles de Valois, puis Louis de Navarre. C'est alors que Regnaud se précipita à Sens et que l'affaire devint publique.

Histoire du procès et non procès de l'histoire

Les trois commissaires nommés par le pape mènent une enquête minutieuse, fondée sur les dépositions de centaines de témoins sans pouvoir se prononcer avec certitude sur la culpabilité ou l'innocence de l'évêque. Les dépositions sont enregistrées sur un rouleau de cinquante mètres de long, composé de soixante-quinze peaux. L'analyse de ce document exceptionnel constitue le cœur de l'ouvrage d' Alain Provost.

Pour l'universitaire, l'enquête judiciaire est un objet d'histoire riche d'enseignement, à condition de savoir la placer dans le contexte du temps. Les témoignages nous parviennent au travers du prisme des questions posées, selon la rhétorique de l'interrogatoire qui oriente les réponses et construit la figure du coupable.

L'évêque se voit en effet accusé de crimes innombrables : il vivrait maritalement, serait sodomite, couvrirait les agissements criminels de son entourage, extorquerait et détournerait de l'argent, pactiserait avec le diable. Bref, toute sa vie ne serait qu'une préparation des atrocités dont on l'accuse. Même la maison de sa naissance aurait été hantée par le démon, qui aurait assidûment fréquenté sa mère !

Ces accusations reposent très largement sur la «fama» (réputation en latin), qui est moins considérée comme un «on dit» que comme un «il est bien connu que». L'un des témoins directs a assurément été torturé ; pour les autres, nous n'avons pas d'information. Impossible donc de savoir exactement s'il s'agit d'une pure machination à la manière «stalinienne», ou si des accusations valides ont été montées en épingle dans le contexte de la tension entre le roi et le pape.

Ce dernier ne semble du reste pas avoir été complètement convaincu par ces accusations, puisque, après plusieurs années, Guichard se voit attribuer l'évêché bosniaque de Diakovar, qu'il n'occupera sans doute jamais. Il s'agit certes d'une relégation évidente dans un territoire perçu comme sauvage, mais pas d'une déposition : sans doute le pape a-t-il dû sanctionner Guichard sous la pression de Philippe le Bel tout en cherchant à adoucir sa peine.

On pourrait se demander à quoi bon s'intéresser à ces sombres histoires d'un autre Âge ? Or, bien qu'il ne le fasse jamais, l'ouvrage incite en permanence à la comparaison avec notre époque, également friande de procès.

La recherche d'antécédents criminels depuis les premières années (voire même avant la conception, dans le cas de Guichard), la question de la crédibilité des témoins et de la manière dont les enquêteurs orientent leurs déclarations, l'association entre un formalisme juridique pointilleux et une grande liberté dans la forme que prend l'enquête, la nature «politique» du procès, sont autant d'éléments dont l'actualité judiciaire est familière et qui nous montrent que nous sommes plus proches des hommes du Moyen Âge que nous n'aimons l'admettre.

Yves Chenal.
Publié ou mis à jour le : 2020-05-09 11:37:09

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