Long comme un jour sans pain... Si son absence est devenue synonyme de torture, c'est bien parce que le pain a pris une place considérable dans nos vies. Produit sophistiqué mais d'usage courant, il a longtemps été un aliment de première nécessité pour le peuple et un enjeu incontournable pour le pouvoir, avant de devenir l’un des symboles les plus sympathiques de notre pays.
Une bouillie prometteuse
C'est le long du Nil que la technique du levain a vu le jour avec un succès tel que les Égyptiens sont vite surnommés les « mangeurs de pain » (Hécatée de Milet) ! Les Hébreux l'adoptent lors de leur exil en Égypte avant de lui offrir une place centrale dans la Bible : il est la « manne » que Dieu leur envoie pendant l'Exode, et se doit d'être azyme, non levé, pendant les fêtes de la Pâque, en souvenir de leur fuite précipitée devant les troupes de Pharaon.
Sous l'influence des Égyptiens, la Grèce va se prendre à son tour de passion pour le pain, inventant le four préchauffé s'ouvrant de face. Il va faire la fortune des boulangers à partir du Ve siècle av. J.-C. Cette évolution va permettre à cet aliment, d'abord destiné à être offert aux dieux, de se démocratiser à un point tel que, rapidement, le peuple ne peut plus s'en passer.
Panem et circenses
« Du pain et des jeux ! » On connaît la célèbre formule de Juvénal critiquant les supposées priorités du peuple romain au temps de Néron. Elle a l'avantage de refléter l'importance prise par le pain dans une civilisation qui, pour contenter les nombreux amateurs de croustillant, multiplie les conquêtes qui lui permettent de s'approprier toujours davantage de terres favorables au blé.
Sous Auguste, la capitale romaine ne compte ainsi pas moins de 320 boulangeries, tenues pour l'essentiel par des affranchis grecs placés sous le contrôle de l'État pour assurer la distribution gratuite de pain aux plus déshérités. Ceux-ci peuvent alors remercier Cérès, la déesse des moissons, qui jouit alors d'une immense popularité : le pain, c'est la vie !
« Je suis le pain vivant »...
C'est à partir de Bethléem, littéralement « la maison du pain », que notre aliment va acquérir une symbolique religieuse de premier plan. Il apparaît dans le Nouveau Testament lors de l'épisode de la multiplication des petits pains comme synonyme de partage, de communion, comme le rappelle l'étymologie de nos « copain » et « compagnon » (du latin cum panis, celui avec qui on partage le pain) : en donnant à autrui ne serait-ce qu'un quignon, on accepte de se priver afin de lui offrir la nourriture, la vie.
Geste de fraternité traditionnel, rompre le pain devient lors de la Cène l'évocation de la mort prochaine de Jésus mais aussi l'image de l'unité de l'Église qui va naître (« Nous avons tous part à un seul pain » dira saint Paul). Il en découlera la cérémonie de l'eucharistie qui propose aux fidèles de célébrer le sacrifice du Christ en recevant l'hostie (« Ceci est mon corps »). Fort de cette symbolique, notre « pain quotidien » sollicité dans le « Notre-Père » reste bien de nos jours un aliment à part qu'on se gardera de poser à l'envers sur la table !
Au temps de l'assiette en pain
La fin de la domination romaine est aussi, pour un temps, la fin du pain. Il faut attendre l'essor de la féodalité pour que les progrès agricoles et la multiplication des moulins lui permettent de s'imposer sur les tables, notamment sous la forme de tranchoirs (ou napperons), sortes d'épaisses tartines sur lesquelles on dispose les aliments.
Devenu cet aliment de base qui a la capacité d'accompagner presque tous types de plat, il est désormais sévèrement contrôlé par l'État à toutes les étapes de sa fabrication : emplacement du four, qualité de la farine, temps de cuisson, poids... Rien n'est laissé au hasard. Il devient du même coup un indicateur de la bonne santé de la société.
Au XVIe siècle par exemple, dans un pays fragilisé par les guerres ou les intempéries, son absence se traduit vite en disettes meurtrières et en revendications à l'égard du souverain qui, père du peuple, se doit de nourrir les siens pour conserver son statut.
En 1774, Turgot rétablit la libéralisation du commerce des grains ce qui, associé à de mauvaises récoltes, crée de nouvelles émeutes. Et quand le peuple a faim, c'est vers son roi qu'il se tourne. « Sus à Versailles ! » Le 5 octobre 1789, des milliers de femmes partent chercher « du pain, pas tant de longs discours » et reviennent le lendemain en compagnie du « boulanger, la boulangère et le petit mitron ».
Tous à la même enseigne
« S'ils n'ont plus de pain, qu'ils mangent de la brioche ! » Même si, semble-t-il, Marie-Antoinette n'a jamais prononcé ces mots, ils montrent bien à quel point le pain était devenu le reflet du niveau de vie. Ce n'est donc pas un hasard si, en 1793, la Convention décide qu'il « ne sera plus composé un pain de fleur de farine pour le riche et un pain de son pour le pauvre » : tout le monde doit se contenter du même « pain de l'Égalité », ancêtre de notre baguette, à base de farine de froment et seigle, son y compris. Peu digeste !
Finalement, avec le retour de la stabilité et l’abolition des corporations, le nombre de boulangeries explose à la fin du XVIIIe siècle tandis que le pain blanc devient majoritaire. Cela n'empêche pas au XIXe siècle les ouvriers parisiens, réduits à la misère, de crier « Du pain ou du plomb ! ». Ce sera la dernière fois, si l'on excepte l'épisode du siège de Paris : après 1850, grâce à la diffusion d'un nouvel aliment de base, la pomme de terre, et aux progrès de l'agriculture et des moyens de transport, les grandes disettes disparaissent.
Du pain honteux au pain glorieux
Une des conséquences inattendues de la Première Guerre mondiale est la réduction de la consommation de pain, non par rationnement puisque les autorités ont pris soin de toujours approvisionner leurs troupes, mais en changeant les habitudes : fini la soupe du matin où l'on trempait sa tartine, désormais les paysans lui préfèrent un bon café.
La situation est bien différente pendant l'Occupation où l'impossibilité d'importer des céréales signe le retour du pain noir dans les villes. Puis c'est la décadence : après-guerre, le pain n'est plus qu'un produit d'accompagnement que l'on n'hésite pas, pour la première fois, à jeter à la fin du repas. D'ailleurs, ne dit-on pas à présent « gagner son bifteck » et non plus « sa croûte » ?
Longtemps inséparable du béret, la baguette représente aujourd'hui la France avec autant d'efficacité que la Tour Eiffel. Mais d'où vient ce trésor ? La première mention de la « baguette » ne date que de 1920, peut-être en souvenir d'un pain du XIXe siècle long parfois de 2 mètres.
Toujours est-il qu'en 1922 un journal américain évoquait déjà le « french stick » (bâton français) comme un produit banal. L'étape suivante de cette marche vers la gloire fut l'inscription à l'automne 2022 de la baguette parisienne sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l'UNESCO. Une belle fierté pour les panivores que nous sommes !
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Edzodu (31-08-2022 13:40:30)
Bonjour Mme Isabelle Grégor, Je viens de lire votre article « Indispensable pain » dans la rubrique Vie quotidienne diffusée par Hérodote.net. Ne m’en veuillez pas si je prends des lib... Lire la suite